CHAPITRE IV
Les arts
et leur conception traditionnelle(*)

Nous avons souvent insisté sur le fait que les sciences profanes ne sont que le produit d’une dégénérescence relativement récente, due à l’incompréhension des anciennes sciences traditionnelles, ou plutôt de quelques-unes d’entre elles seulement, les autres étant tombées entièrement dans l’oubli. Ce qui est vrai à cet égard pour les sciences l’est aussi pour les arts, et d’ailleurs la distinction entre les unes et les autres était beaucoup moins accentuée autrefois qu’elle ne l’est aujourd’hui ; le mot latin artes était parfois appliqué également aux sciences, et, au moyen âge, l’énumération des « arts libéraux » réunissait des choses que les modernes feraient rentrer dans l’une et l’autre catégorie. Cette seule remarque suffirait déjà à montrer que l’art était alors autre chose que ce que l’on conçoit actuellement sous ce nom, qu’il impliquait une véritable connaissance avec laquelle il faisait corps en quelque sorte ; et cette connaissance ne pouvait être évidemment que de l’ordre des sciences traditionnelles.

Ce n’est que par là qu’on peut comprendre que, dans certaines organisations initiatiques du moyen âge telles que les « Fidèles d’Amour », les sept « arts libéraux » aient été mis en correspondance avec les « cieux », c’est-à-dire avec des états qui s’identifiaient eux-mêmes aux différents degrés de l’initiation(1). Il fallait pour cela que les arts, aussi bien que les sciences, fussent susceptibles d’une transposition leur donnant une réelle valeur ésotérique ; et ce qui rend possible une telle transposition, c’est la nature même des connaissances traditionnelles, qui, de quelque ordre qu’elles soient, sont toujours essentiellement rattachées aux principes transcendants. Ces connaissances reçoivent par là une signification que l’on peut dire symbolique, puisqu’elle est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de la réalité ; mais ce sur quoi il faut insister, c’est qu’il ne s’agit point là de quelque chose qui leur serait comme surajouté accidentellement, mais, au contraire, de ce qui constitue l’essence profonde de toute connaissance normale et légitime, et qui, comme tel, est inhérent aux sciences et aux arts dès leur origine même et le demeure tant qu’ils n’ont subi aucune déviation.

Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’étonner que les arts puissent être envisagés à ce point de vue, si l’on remarque que les métiers eux-mêmes, dans leur conception traditionnelle, servent de base à une initiation, ainsi que nous l’avons exposé ici même en une autre occasion(2). Nous devons, au surplus, rappeler à ce propos ce que nous disions alors, que la distinction entre les arts et les métiers apparaît comme spécifiquement moderne, et comme n’étant en somme qu’une conséquence de cette même dégénérescence qui a donné naissance au point de vue profane, celui-ci n’exprimant proprement rien d’autre que la négation même de l’esprit traditionnel. Au fond, qu’il s’agisse d’art ou de métier, il y avait toujours là, à un degré ou à un autre, l’application et la mise en œuvre de certaines connaissances d’ordre supérieur, se rattachant de proche en proche à la connaissance initiatique elle-même ; et, du reste, la mise en œuvre directe de la connaissance initiatique recevait aussi le nom d’art, comme on le voit clairement par des expressions comme celles d’« art sacerdotal » et d’« art royal », qui se rapportent aux applications respectives des « grands mystères » et des « petits mystères ».

Si maintenant nous considérons les arts en donnant à ce mot une acception plus restreinte et en même temps plus habituelle, c’est-à-dire ce qu’on appelle plus précisément les « beaux-arts », nous pouvons dire, d’après ce qui précède, que chacun d’eux doit constituer comme un langage symbolique adapté à l’expression de certaines vérités au moyen de formes qui sont, pour les uns, d’ordre visuel, et, pour les autres, d’ordre auditif ou sonore, d’où leur division courante en deux groupes, celui des « arts plastiques » et celui des « arts phonétiques ». Nous avons expliqué dans de précédentes études que cette distinction, de même que celle de deux sortes de rites correspondantes et fondées sur les mêmes catégories de formes symboliques, se rapporte, à l’origine, à la différence qui existe entre les traditions des peuples sédentaires et celles des peuples nomades(3). Qu’il s’agisse d’ailleurs des arts de l’un ou de l’autre genre, il est facile de constater, d’une façon tout à fait générale, qu’ils ont, dans une civilisation, un caractère d’autant plus manifestement symbolique que cette civilisation elle-même est plus strictement traditionnelle, car ce qui fait alors leur véritable valeur, c’est moins ce qu’ils sont en eux-mêmes que les possibilités d’expression qu’ils fournissent, au delà de celles auxquelles se limite le langage ordinaire. En un mot, leurs productions sont avant tout destinées à servir de « supports » à la méditation, de « points d’appui » pour une compréhension aussi profonde et aussi étendue que possible, ce qui est la raison d’être même de tout symbolisme(4) ; et tout, jusque dans les moindres détails, doit y être déterminé par cette considération et subordonné à ce but, sans aucune adjonction inutile, dépourvue de signification ou destinée à jouer un rôle simplement « décoratif » ou « ornemental »(5).

On voit qu’une telle conception est aussi éloignée que possible de toutes les théories modernes et profanes, que ce soit par exemple celle de l’« art pour l’art », qui, au fond, revient à dire que l’art n’est ce qu’il doit être que quand il ne signifie rien, ou encore celle de l’art « moralisateur », qui ne vaut évidemment pas davantage sous le rapport de la connaissance. L’art traditionnel n’est certes pas un « jeu », suivant l’expression chère à certains psychologues, ou un moyen de procurer simplement à l’homme une sorte de plaisir spécial, qualifié de « supérieur » sans qu’on sache trop pourquoi, car, dès lors qu’il ne s’agit que de plaisir, tout se réduit à de pures préférences individuelles entre lesquelles aucune hiérarchie ne peut logiquement s’établir ; et il n’est pas davantage une vaine déclamation sentimentale, pour laquelle le langage ordinaire est assurément plus que suffisant, sans qu’il soit aucunement besoin de recourir à des formes plus ou moins mystérieuses ou énigmatiques, et en tout cas beaucoup plus compliquées que ce qu’elles auraient à exprimer. Ceci nous est une occasion de rappeler en passant, car ce sont là des choses sur lesquelles on n’insistera jamais trop, la parfaite nullité des interprétations « morales » que certains prétendent donner de tout symbolisme, y compris le symbolisme initiatique proprement dit : si vraiment il ne s’agissait que de semblables banalités, on ne voit pas pourquoi ni comment on aurait jamais songé à les « voiler » d’une façon quelconque, ce dont elles se passent fort bien quand elles sont énoncées par la philosophie profane, et mieux vaudrait dire alors tout simplement qu’il n’y a en réalité ni symbolisme ni initiation.

Cela dit, on peut se demander quelles sont, parmi les diverses sciences traditionnelles, celles dont les arts dépendent le plus directement, ce qui, bien entendu, n’exclut pas qu’ils aient aussi des rapports plus ou moins constants avec les autres, car, ici, tout se tient et se relie nécessairement dans l’unité fondamentale de la doctrine, que la multiplicité de ses applications ne saurait en rien détruire ni même affecter ; la conception de sciences étroitement « spécialisées » et entièrement séparées les unes des autres est nettement antitraditionnelle, en tant qu’elle manifeste un défaut de principe, et est caractéristique de l’esprit « analytique » qui inspire et régit les sciences profanes, tandis que tout point de vue traditionnel ne peut être qu’essentiellement « synthétique ». Sous cette réserve, on peut dire que ce qui fait le fond même de tous les arts, c’est principalement une application de la science du rythme sous ses différentes formes, science qui elle-même se rattache immédiatement à celle du nombre ; et il doit être d’ailleurs bien entendu que, quand nous parlons de science du nombre, il ne s’agit point de l’arithmétique profane telle que la comprennent les modernes, mais de ce dont les exemples les plus connus se trouvent dans la Kabbale et dans le Pythagorisme, et dont l’équivalent existe également, sous des expressions variées et avec de plus ou moins grands développements, dans toutes les doctrines traditionnelles.

Ce que nous venons de dire peut paraître évident surtout pour les arts phonétiques, dont les productions sont toutes constituées par des ensembles de rythmes se déployant dans le temps ; et la poésie doit à son caractère rythmique d’avoir été primitivement le mode d’expression rituel de la « langue des Dieux » ou de la « langue sacrée » par excellence(6), fonction dont elle garda même quelque chose jusqu’à une époque relativement rapprochée de nous, alors qu’on n’avait point encore inventé la « littérature »(7). Quant à la musique, il serait assurément inutile d’insister là-dessus, et sa base numérique est encore reconnue des modernes eux-mêmes, bien que faussée par la perte des données traditionnelles ; anciennement, comme on le voit d’une manière particulièrement nette en Extrême-Orient, des modifications ne pouvaient être apportées dans la musique qu’en concordance avec certains changements survenant dans l’état même du monde selon les périodes cycliques, car les rythmes musicaux étaient intimement liés à la fois à l’ordre humain et social et à l’ordre cosmique, et exprimaient même d’une certaine façon les rapports qui existent entre l’un et l’autre ; la conception pythagoricienne de l’« harmonie des sphères » se rattache d’ailleurs exactement au même ordre de considérations.

Pour les arts plastiques, dont les productions se développent en extension dans l’espace, la même chose peut ne pas apparaître aussi immédiatement, et pourtant elle n’en est pas moins rigoureusement vraie ; seulement, le rythme est alors pour ainsi dire fixé en simultanéité, au lieu de se dérouler en succession comme dans le cas précédent. On peut le comprendre surtout en remarquant que, dans ce second groupe, l’art typique et fondamental est l’architecture, dont les autres, tels que la sculpture et la peinture, ne sont en somme, tout au moins quant à leur destination originelle, que de simples dépendances ; or, dans l’architecture, le rythme s’exprime directement par les proportions existant entre les diverses parties de l’ensemble, et aussi par des formes géométriques, qui ne sont en définitive, au point de vue que nous envisageons, que la traduction spatiale des nombres et de leurs rapports(8). Évidemment, ici encore, la géométrie doit être considérée d’une façon bien différente de celle des mathématiciens profanes, et dont l’antériorité par rapport à celle-ci apporte d’ailleurs le plus complet démenti à ceux qui veulent attribuer à cette science une origine « empirique » et utilitaire ; et, d’autre part, nous avons là un exemple de la façon dont, comme nous le disions plus haut, les sciences sont liées entre elles au point de vue traditionnel, à tel point qu’on pourrait même les y regarder parfois comme n’étant en quelque sorte que les expressions des mêmes vérités en des langages différents, ce qui n’est du reste qu’une conséquence toute naturelle de la « loi des correspondances » qui est le fondement même de tout symbolisme.

Ces quelques notions, si sommaires et incomplètes qu’elles soient, suffiront du moins à faire comprendre ce qu’il y a de plus essentiel dans la conception traditionnelle des arts et ce qui différencie le plus profondément celle-ci de la conception profane, à la fois quant à leur base, en tant qu’applications de certaines sciences, quant à leur signification, en tant que modalités diverses du langage symbolique, et quant à leur destination, en tant que moyens pour aider l’homme à s’approcher de la véritable connaissance.