CHAPITRE XII
Maçons et charpentiers(*)

Il y a toujours eu, parmi les initiations de métier, une sorte de querelle de préséance entre les maçons et tailleurs de pierre et les charpentiers ; et, si l’on envisage les choses, non pas sous le rapport de l’importance actuelle de ces deux professions dans la construction des édifices, mais sous celui de leur ancienneté respective, il est bien certain que les charpentiers peuvent effectivement revendiquer le premier rang. En effet, comme nous l’avons déjà fait remarquer en d’autres occasions, les constructions, d’une façon très générale, furent en bois avant d’être en pierre, et c’est ce qui explique que, dans l’Inde notamment, on ne retrouve aucune trace de celles qui remontent au delà d’une certaine époque. De tels édifices étaient évidemment moins durables que ceux qui sont construits en pierre ; aussi l’emploi du bois correspond-il, chez les peuples sédentaires, à un état de moindre fixité que celui de la pierre, ou, si l’on veut, à un moindre degré de « solidification », ce qui est bien en accord avec le fait qu’il se rapporte à une étape antérieure dans le cours du processus cyclique(1).

Cette remarque, si simple qu’elle puisse paraître en elle-même, est fort loin d’être sans importance pour la compréhension de certaines particularités du symbolisme traditionnel : c’est ainsi que, dans les plus anciens textes de l’Inde, toutes les comparaisons se référant au symbolisme constructif sont toujours empruntées au charpentier, à ses outils et à son travail ; et Vishwakarma, le « Grand Architecte » lui-même, est désigné aussi par le nom de Twashtri, qui est littéralement le « Charpentier ». Il va de soi que le rôle de l’architecte (sthapati, qui d’ailleurs est primitivement le maître charpentier) n’est en rien modifié par là, puisque, sauf l’adaptation exigée par la nature des matériaux employés, c’est toujours du même « archétype » ou du même « modèle cosmique » qu’il doit s’inspirer, et cela qu’il s’agisse de la construction d’un temple ou d’une maison, de celle d’un char ou d’un navire (et, dans ces derniers cas, le métier de charpentier n’a jamais rien perdu de son importance première, du moins jusqu’à l’emploi tout moderne des métaux qui représente le dernier degré de la « solidification »)(2). Évidemment aussi, que certaines parties de l’édifice soient réalisées en bois ou en pierre, cela ne change rien, sinon à leur forme extérieure, du moins à leur signification symbolique : peu importe à cet égard, par exemple, que l’« œil » du dôme, c’est-à-dire son ouverture centrale, soit recouvert par une pièce de bois ou par une pierre travaillée d’une certaine façon, l’une et l’autre constituant également et dans un sens identique le « couronnement » de l’édifice, suivant ce que nous avons exposé dans de précédentes études ; et à plus forte raison en est-il de même pour les pièces de la charpente qui sont demeurées telles après que la pierre a été substituée au bois pour la plus grande partie de la construction, comme les poutres qui, partant de cet « œil » du dôme, représentent les rayons solaires avec toutes leurs correspondances symboliques(3). On peut donc dire que le métier du charpentier et celui du maçon, parce qu’ils procèdent en définitive d’un même principe, fournissent deux langages pareillement appropriés à l’expression des mêmes vérités d’ordre supérieur ; la différence n’est qu’une simple question d’adaptation secondaire, comme l’est toujours la traduction d’une langue dans une autre ; mais, bien entendu, quand on a affaire à un certain symbolisme déterminé, comme dans le cas des textes traditionnels de l’Inde auxquels nous faisions allusion plus haut, il faut, pour en comprendre entièrement le sens et la valeur, savoir d’une façon précise quel est, de ces deux langages, celui auquel il se rapporte proprement.

À ce propos, nous signalerons un point qui nous paraît avoir une importance toute particulière : on sait que, en grec, le mot hulê signifie primitivement « bois », et qu’il est en même temps celui qui sert à désigner le principe substantiel ou la materia prima du Cosmos, et aussi par une application dérivée de celle-là, toute materia secunda, c’est-à-dire tout ce qui joue en un sens relatif, dans tel ou tel cas, un rôle analogue à celui du principe substantiel de toute manifestation(4). Ce symbolisme, suivant lequel ce dont le monde est fait est assimilé au bois, est d’ailleurs très général dans les plus anciennes traditions, et, par ce que nous venons de dire, il est facile d’en comprendre la raison par rapport au symbolisme constructif : en effet, dès lors que c’est du « bois » que sont tirés les éléments de la construction cosmique, le « Grand Architecte » doit être regardé avant tout comme un « maître charpentier », comme il l’est effectivement en pareil cas, et comme il est naturel qu’il le soit là où les constructeurs humains, dont l’art, au point de vue traditionnel, est essentiellement une « imitation » de celui du « Grand Architecte », sont eux-mêmes des charpentiers(5). Il n’est pas sans importance non plus, en ce qui concerne plus spécialement la tradition chrétienne, de remarquer, comme l’a fait déjà M. Coomaraswamy, qu’on peut facilement comprendre par là que le Christ devait apparaître comme le « fils du charpentier » ; les faits historiques, comme nous l’avons dit bien souvent, ne sont en somme qu’un reflet de réalités d’un autre ordre, et c’est cela seul qui leur donne toute la valeur dont ils sont susceptibles ; aussi y a-t-il là un symbolisme beaucoup plus profond qu’on ne le pense d’ordinaire (si tant est que l’immense majorité des Chrétiens aient même encore, si vaguement que ce soit, l’idée qu’il puisse y avoir là un symbolisme quelconque). Que d’ailleurs ce ne soit là qu’une filiation apparente, cela même est encore exigé par la cohérence du symbolisme, puisqu’il s’agit en cela de quelque chose qui n’est en rapport qu’avec l’ordre extérieur de la manifestation, et non point avec l’ordre principiel ; c’est de la même façon exactement que, dans la tradition hindoue, Agni, en tant qu’il est l’Avatâra par excellence, a aussi Twashtri pour père adoptif lorsqu’il prend naissance dans le Cosmos ; et comment pourrait-il en être autrement quand ce Cosmos lui-même n’est pas autre chose, symboliquement, que l’œuvre même du « maître charpentier » ?