CHAPITRE XIII
La « pierre angulaire »(*)

Le symbolisme de la « pierre angulaire », dans la tradition chrétienne, se base sur ce texte : « La pierre que ceux qui bâtissaient avaient rejetée est devenue la principale pierre de l’angle », ou plus exactement « la tête de l’angle » (caput anguli)(1). Ce qui est étrange, c’est que ce symbolisme est le plus souvent mal compris, par suite d’une confusion qui est faite communément entre cette « pierre angulaire » et la « pierre fondamentale » à laquelle se rapporte cet autre texte encore plus connu : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle »(2). Cette confusion est étrange, disons-nous, car, au point de vue spécifiquement chrétien, elle revient en fait à confondre saint Pierre avec le Christ lui-même, puisque c’est celui-ci qui est expressément désigné comme la « pierre angulaire », comme le montre ce passage de saint Paul, qui, en outre, la distingue nettement des « fondations » de l’édifice : « Vous êtes un édifice bâti sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la principale pierre de l’angle (summo angulari lapide), en qui tout l’édifice, construit et lié dans toutes ses parties, s’élève en un temple consacré au Seigneur, par qui vous êtes entrés dans sa structure (plus littéralement « bâtis ensemble », coedificamini) pour être l’habitation de Dieu dans l’Esprit »(3). Si la méprise dont il s’agit était uniquement moderne, il n’y aurait sans doute pas lieu de s’en étonner outre mesure, mais il semble bien qu’elle se rencontre déjà en des temps où il n’est guère possible de l’attribuer purement et simplement à l’ignorance du symbolisme ; on est donc amené à se demander si en réalité il ne se serait pas agi là plutôt, à l’origine, d’une « substitution » intentionnelle, s’expliquant par le rôle de saint Pierre comme « substitut » du Christ (en latin vicarius, correspondant en ce sens à l’arabe khalîfah) ; s’il en était ainsi, cette façon de « voiler » le symbolisme de la « pierre angulaire » semblerait indiquer qu’il était considéré comme contenant quelque chose de particulièrement mystérieux, et l’on verra par la suite qu’une telle supposition est loin d’être injustifiée(4). Quoi qu’il en soit, il y a dans cette identification des deux pierres, même au point de vue de la simple logique, une impossibilité qui apparaît clairement dès qu’on examine avec un peu d’attention les textes que nous avons cités : la « pierre fondamentale » est celle qui est posée en premier lieu, au début même de la construction d’un édifice (et c’est pourquoi elle est appelée aussi « première pierre »)(5) ; comment donc pourrait-elle être rejetée au cours de cette même construction ? Pour qu’il en soit ainsi, il faut au contraire que la « pierre angulaire » soit telle qu’alors elle ne puisse pas encore trouver sa place ; et en effet, comme nous le verrons, elle ne peut la trouver qu’au moment de l’achèvement de l’édifice tout entier, et c’est ainsi qu’elle devient réellement la « tête de l’angle ».

Dans un article que nous avons déjà signalé(6), M. Ananda K. Coomaraswamy remarque que l’intention du texte de saint Paul est évidemment de représenter le Christ comme l’unique principe dont dépend tout l’édifice de l’Église, et il ajoute que « le principe d’une chose n’est ni une de ses parties parmi les autres ni la totalité de ses parties, mais ce en quoi toutes les parties sont réduites à une unité sans composition ». La « pierre fondamentale » (foundation-stone) peut bien, en un certain sens, être appelée une « pierre d’angle » (corner-stone) ainsi qu’on le fait habituellement, puisqu’elle est placée à un angle ou à un « coin » (corner) de l’édifice(7) ; mais elle n’est pas unique comme telle, l’édifice ayant nécessairement quatre angles ; et, même si l’on veut parler plus particulièrement de la « première pierre », elle ne diffère en rien des pierres de base des autres angles, sauf par sa situation(8), et elle ne s’en distingue ni par sa forme ni par sa fonction, n’étant en somme que l’un des quatre supports égaux entre eux ; on pourrait dire que l’une quelconque de ces quatre corner-stones « reflète » en quelque façon le principe dominant de l’édifice, mais elle ne saurait aucunement être regardée comme étant ce principe même(9). D’ailleurs, si c’était réellement là ce dont il s’agit, on ne pourrait même pas parler logiquement de « la pierre angulaire », puisque, en fait, il y en aurait quatre ; celle-ci doit donc être quelque chose d’essentiellement différent de la corner-stone entendue au sens courant de « pierre fondamentale », et elles ont seulement en commun le caractère d’appartenir l’une et l’autre à un même symbolisme « constructif ».

Nous venons de faire allusion à la forme de la « pierre angulaire », et c’est là en effet un point particulièrement important : c’est parce que cette pierre a une forme spéciale et unique, qui la différencie de toutes les autres, que non seulement elle ne peut trouver sa place au cours de la construction, mais que même les constructeurs ne peuvent pas comprendre quelle est sa destination ; s’ils le comprenaient, il est évident qu’ils ne la rejetteraient pas, et qu’ils se contenteraient de la réserver jusqu’à la fin ; mais ils se demandent « ce qu’ils feront de la pierre », et, ne pouvant trouver une réponse satisfaisante à cette question, ils décident, la croyant inutilisable, de « la rejeter parmi les décombres » (to heave it over among the rubbish)(10). La destination de cette pierre ne peut être comprise que par une autre catégorie de constructeurs, qui à ce stade n’interviennent pas encore : ce sont ceux qui sont passés « de l’équerre au compas », et, par cette distinction, il faut naturellement entendre celle des formes géométriques que ces deux instruments servent respectivement à tracer, c’est-à-dire la forme carrée et la forme circulaire, qui symbolisent d’une façon générale, comme on le sait, la terre et le ciel ; ici, la forme carrée correspond à la partie inférieure de l’édifice, et la forme circulaire à sa partie supérieure, qui, dans ce cas, doit donc être constituée par un dôme ou une voûte(11). En effet, la « pierre angulaire » est bien en réalité une « clef de voûte » (keystone) ; M. Coomaraswamy dit que, pour rendre la véritable signification de l’expression « est devenue la tête de l’angle » (is become the head of the corner), on pourrait la traduire par is become the keystone of the arch, ce qui est parfaitement exact ; et ainsi cette pierre, par sa forme aussi bien que par sa position, est effectivement unique dans l’édifice tout entier, comme elle doit l’être pour pouvoir symboliser le principe dont tout dépend. On s’étonnera peut-être que cette représentation du principe ne se place ainsi qu’en dernier lieu dans la construction ; mais on peut dire que celle-ci, dans tout son ensemble, est ordonnée par rapport à elle (ce que saint Paul exprime en disant qu’« en elle tout l’édifice s’élève en un temple consacré au Seigneur »), et que c’est en elle qu’elle trouve finalement son unité ; il y a là encore une application de l’analogie, que nous avons déjà expliquée en d’autres occasions, entre le « premier » et le « dernier », ou le « principe » et la « fin » : la construction représente la manifestation, dans laquelle le principe n’apparaît que comme l’achèvement ultime ; et c’est précisément en vertu de cette même analogie que la « première pierre », ou la « pierre fondamentale », peut être regardée comme un « reflet » de la « dernière pierre », qui est la véritable « pierre angulaire ».

L’équivoque impliquée dans une expression telle que corner-stone repose en définitive sur les différents sens possibles du mot « angle » ; M. Coomaraswamy remarque que, dans diverses langues, les mots qui signifient « angle » sont souvent en rapport avec d’autres qui signifient « tête » et « extrémité » : en grec, kephalê, « tête », et en architecture « chapiteau » (capitulum, diminutif de caput), ne peut s’appliquer qu’à un sommet ; mais akros (sanscrit agra) peut indiquer une extrémité dans n’importe quelle direction, c’est-à-dire, dans le cas d’un édifice, le sommet ou l’un des quatre « coins » (ce dernier mot est étymologiquement apparenté au grec gônia, « angle »), bien que souvent il s’applique aussi de préférence au sommet. Mais ce qui est encore plus important, au point de vue spécial des textes concernant la « pierre angulaire » dans la tradition judéo-chrétienne, c’est la considération du mot hébreu signifiant « angle » : ce mot est pinnah, et l’on trouve les expressions eben pinnah, « pierre d’angle », et rosh pinnah, « tête d’angle » ; mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est que, au sens figuré, ce même mot pinnah est employé pour signifier « chef » : une expression désignant les « chefs du peuple » (pinnoth ha-am) est traduite littéralement dans la Vulgate par angulos populorum(12). Un « chef » est étymologiquement une « tête » (caput), et pinnah se rattache par sa racine à pnê, qui signifie « face » ; le rapport étroit de ces idées de « tête » et de « face » est évident, et, en outre, le terme de « face » appartient à un symbolisme très généralement répandu et qui mériterait d’être examiné à part(13). Une autre idée connexe encore est celle de « pointe » (qui se trouve dans le sanscrit agra, le grec akros, le latin acer et acies) ; nous avons déjà parlé du symbolisme des pointes à propos de celui des armes et des cornes(14), et nous avons vu qu’il se rapporte à l’idée d’extrémité, mais plus particulièrement en ce qui concerne l’extrémité supérieure, c’est-à-dire le point le plus élevé ou le sommet ; tous ces rapprochements ne font donc que confirmer ce que nous avons dit de la situation de la « pierre angulaire » au sommet de l’édifice : même s’il y a d’autres « pierres angulaires » au sens le plus général de cette expression(15), c’est bien celle-là seule qui est réellement « la pierre angulaire » par excellence.

Nous trouvons d’autres indications intéressantes dans les significations du mot arabe rukn, « angle » ou « coin » : ce mot, parce qu’il désigne les extrémités d’une chose, c’est-à-dire ses parties les plus reculées et par suite les plus cachées (recondita et abscondita, pourrait-on dire en latin), prend parfois un sens de « secret » ou de « mystère » ; et, sous ce rapport, son pluriel arkân est à rapprocher du latin arcanum, qui a également ce même sens, et avec lequel il présente une ressemblance frappante ; du reste, dans le langage des hermétistes tout au moins, l’emploi du terme « arcane » a été certainement influencé d’une façon directe par le mot arabe dont il s’agit(16). En outre, rukn a aussi le sens de « base » ou de « fondation », ce qui nous ramène à la corner-stone entendue comme la « pierre fondamentale » ; dans la terminologie alchimique, el-arkân, quand cette désignation est employée sans autre précision, sont les quatre éléments, c’est-à-dire les « bases » substantielles de notre monde, qui sont assimilés ainsi aux pierres de base des quatre angles d’un édifice, puisque c’est sur eux qu’est en quelque sorte construit tout le monde corporel (représenté aussi par la forme carrée)(17) ; et, par là, nous arrivons encore directement au symbolisme même qui nous occupe présentement. En effet, il n’y a pas seulement ces quatre arkân ou éléments « basiques », mais il y a aussi un cinquième rukn, le cinquième élément ou la « quintessence » (c’est-à-dire l’éther, el-athîr) ; celui-ci n’est pas sur le même « plan » que les autres, car il n’est pas simplement une base comme eux, mais bien le principe même de ce monde(18) ; il sera donc représenté par le cinquième « angle » de l’édifice, qui est son sommet ; et à ce « cinquième », qui est en réalité le « premier », convient proprement la désignation d’angle suprême, d’angle par excellence ou « angle des angles » (rukn el-arkân), puisque c’est en lui que la multiplicité des autres angles est réduite à l’unité(19). On peut encore remarquer que la figure géométrique obtenue en joignant ces cinq angles est celle d’une pyramide à base quadrangulaire : les arêtes latérales de la pyramide émanent de son sommet comme autant de rayons, de même que les quatre éléments ordinaires, qui sont représentés par les extrémités inférieures de ces arêtes, procèdent du cinquième et sont produits par lui ; et c’est aussi suivant ces mêmes arêtes, que nous avons assimilées intentionnellement à des rayons pour cette raison (et aussi en vertu du caractère « solaire » du point dont elles sont issues, d’après ce que nous avons dit déjà au sujet de l’« œil » du dôme), que la « pierre angulaire » du sommet se « reflète » en chacune des « pierres fondamentales » des quatre angles de la base. Enfin, il y a dans ce qui vient d’être dit l’indication très nette d’une corrélation existant entre le symbolisme alchimique et le symbolisme architectural, et qui s’explique d’ailleurs par leur caractère « cosmologique » commun ; c’est là encore un point important, sur lequel nous aurons à revenir à propos d’autres rapprochements du même ordre que nous rencontrerons dans la suite de cette étude.

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La « pierre angulaire », prise dans son véritable sens de pierre « du sommet », est désignée à la fois, en anglais, comme keystone, comme capstone (qu’on trouve aussi écrit parfois capeston), et comme copestone (ou coping-stone) ; le premier de ces trois mots est facilement compréhensible, car c’est l’équivalent exact du terme français « clef de voûte » (ou d’arc, le mot pouvant en réalité s’appliquer à la pierre qui forme le sommet d’un arc aussi bien que d’une voûte) ; mais les deux autres demandent un peu plus d’explications. Dans capstone, le mot cap est évidemment le latin caput, « tête », ce qui nous ramène à la désignation de cette pierre comme la « tête de l’angle » ; c’est proprement la pierre qui « achève » ou « couronne » un édifice ; et c’est aussi un chapiteau, qui est de même le « couronnement » d’une colonne(20). Nous venons de parler d’« achèvement », et les deux mots cap et « chef » sont, en effet, étymologiquement identiques(21) ; la capstone est donc le « chef » de l’édifice ou de l’« œuvre », et, en raison de sa forme spéciale qui requiert, pour la tailler, des connaissances ou des capacités particulières, elle est aussi, en même temps, un « chef-d’œuvre » au sens compagnonnique de cette expression(22) ; c’est par elle que l’édifice est complètement terminé, ou, en d’autres termes, qu’il est finalement amené à sa « perfection »(23).

Quant au terme copestone, le mot cope exprime l’idée de « couvrir » ; ceci s’explique par le fait, non seulement que la partie supérieure de l’édifice est proprement sa « couverture », mais aussi, et nous dirions même surtout, que cette pierre se place de façon à couvrir l’ouverture du sommet, c’est-à-dire l’« œil » du dôme ou de la voûte, dont nous avons déjà parlé précédemment(24). C’est donc en somme, à cet égard, l’équivalent d’une roof-plate, ainsi que le remarque M. Coomaraswamy, qui ajoute que cette pierre peut être regardée comme la terminaison supérieure ou le chapiteau du « pilier axial » (en sanscrit skambha, en grec stauros)(25) ; ce pilier, comme nous l’avons déjà expliqué, peut n’être pas représenté matériellement dans la structure de l’édifice, mais il n’en est pas moins sa partie essentielle, celle autour de laquelle s’ordonne tout l’ensemble. Le caractère de sommet du « pilier axial », présent d’une façon seulement « idéale », est indiqué d’une façon particulièrement frappante dans les cas où la « clef de voûte » descend en forme de « pendentif » dépassant à l’intérieur de l’édifice, sans être visiblement supportée par rien à sa partie inférieure(26) ; toute la construction a son principe dans ce pilier, et toutes ses parties diverses viennent finalement s’unifier dans son « faîte », qui est le sommet de ce même pilier, et qui est la « clef de voûte » ou la « tête de l’angle »(27).

L’interprétation réelle de la « pierre angulaire » comme « pierre du sommet » paraît bien avoir été assez généralement connue au moyen âge, ainsi que le montre notamment une illustration du Speculum Humanæ Salvationis que nous reproduisons ici(28) ; cet ouvrage était fort répandu, car il en existe encore plusieurs centaines de manuscrits ; on voit dans cette illustration deux maçons tenant une truelle d’une main et, de l’autre, soutenant la pierre qu’ils s’apprêtent à poser au sommet d’un édifice (apparemment la tour d’une église dont cette pierre doit compléter le sommet), ce qui ne laisse aucun doute sur sa signification. Il y a lieu de remarquer, à propos de cette figure, que la pierre dont il s’agit, en tant que « clef de voûte », ou dans toute autre fonction similaire suivant la structure de l’édifice qu’elle est destinée à « couronner », ne peut, par sa forme même, être placée que par le haut (sans quoi, d’ailleurs, il est évident qu’elle pourrait tomber à l’intérieur de l’édifice) ; par là, elle représente en quelque sorte la « pierre descendue du ciel », expression qui s’applique fort bien au Christ(29), et qui rappelle aussi la pierre du Graal (le lapsit exillis de Wolfram d’Eschenbach, qui peut s’interpréter comme lapis ex Cœlis)(30). De plus, il y a encore là un autre point important à signaler : M. Erwin Panofsky a remarqué que cette même illustration montre la pierre sous l’aspect d’un objet en forme de diamant (ce qui la rapproche encore de la pierre du Graal, puisque celle-ci est également décrite comme taillée à facettes) ; cette question mérite d’être examinée de plus près, car, bien qu’une telle représentation soit loin d’être le cas le plus général, elle se rattache à des côtés du symbolisme complexe de la « pierre angulaire » autres que ceux que nous avons étudiés jusqu’ici, et qui ne sont pas moins intéressants pour en faire ressortir les liens avec tout l’ensemble du symbolisme traditionnel.

Cependant, avant d’en venir là, il nous reste une question accessoire à élucider : nous venons de dire que la « pierre du sommet » peut n’être pas une « clef de voûte » dans tous les cas, et, en effet, elle ne l’est que dans une construction dont la partie supérieure est en forme de dôme ; dans tout autre cas, par exemple celui d’un bâtiment surmonté d’un toit pointu ou en forme de tente, il n’y en a pas moins une « dernière pierre » qui, placée au sommet, joue à cet égard le même rôle que la « clef de voûte », et, par conséquent, correspond aussi à celle-ci au point de vue symbolique, mais sans pourtant qu’il soit possible de la désigner par ce nom ; et il faut en dire autant du cas spécial du « pyramidion », auquel nous avons déjà fait allusion en une autre occasion. Il doit être bien entendu que, dans le symbolisme des constructeurs du moyen âge, qui s’appuie sur la tradition judéo-chrétienne et est spécialement rattaché, comme à son « prototype », à la construction du Temple de Salomon(31), il est constant, en ce qui concerne la « pierre angulaire », que c’est proprement d’une « clef de voûte » qu’il s’agit ; et, si la forme exacte du Temple de Salomon a pu donner lieu à des discussions au point de vue historique, il est bien certain, en tout cas, que cette forme n’était pas celle d’une pyramide ; ce sont là des faits dont il faut nécessairement tenir compte dans l’interprétation des textes bibliques qui se rapportent à la « pierre angulaire »(32). Le « pyramidion », c’est-à-dire la pierre qui forme la pointe supérieure de la pyramide, n’est en aucune façon une « clef de voûte » ; il n’en est pas moins le « couronnement » de l’édifice, et l’on peut remarquer qu’il en reproduit en réduction la forme entière, comme si tout l’ensemble de la structure était ainsi synthétisé dans cette pierre unique ; l’expression « tête de l’angle », au sens littéral, lui convient bien, et aussi le sens figuré du nom hébreu de l’« angle » pour désigner le « chef », d’autant plus que la pyramide, partant de la multiplicité de la base pour aboutir graduellement à l’unité du sommet, est souvent prise comme le symbole d’une hiérarchie. D’autre part, d’après ce que nous avons expliqué précédemment au sujet du sommet et des quatre angles de la base, en connexion avec la signification du mot arabe rukn, on pourrait dire que la forme de la pyramide est en quelque sorte contenue implicitement dans toute structure architecturale ; le symbolisme « solaire » de cette forme, que nous avons indiqué alors, se retrouve d’ailleurs plus particulièrement exprimé dans le « pyramidion », comme le montrent nettement diverses descriptions archéologiques citées par M. Coomaraswamy : le point central ou le sommet correspond au soleil lui-même, et les quatre faces (dont chacune est comprise entre deux « rayons » extrêmes délimitant le domaine qu’elle représente) à autant d’aspects secondaires de ce même soleil, en rapport avec les quatre points cardinaux vers lesquels ces faces sont tournées respectivement. Malgré tout cela, il n’en est pas moins vrai que le « pyramidion » n’est qu’un cas particulier de la « pierre angulaire » et ne la représente que dans une forme traditionnelle spéciale, celle des anciens Égyptiens ; pour répondre au symbolisme judéo-chrétien de cette même pierre, qui appartient à une autre forme traditionnelle, assurément fort différente de celle-là, il lui manque un caractère essentiel, qui est celui d’être une « clef de voûte ».

Cela dit, nous pouvons revenir à la figuration de la « pierre angulaire » sous la forme d’un diamant : M. Coomaraswamy, dans l’article auquel nous nous sommes référé, part d’une remarque qui a été faite au sujet du mot allemand Eckstein, qui précisément a à la fois le sens de « pierre angulaire » et celui de « diamant »(33) ; et il rappelle à ce propos les significations symboliques du vajra, que nous avons déjà envisagées à diverses reprises : d’une façon générale, la pierre ou le métal qui était considéré comme le plus dur et le plus brillant a été pris, dans différentes traditions, comme « un symbole d’indestructibilité, d’invulnérabilité, de stabilité, de lumière et d’immortalité » ; et, en particulier, ces qualités sont très souvent attribuées au diamant. Les idées d’« indestructibilité » ou d’« indivisibilité » (l’une et l’autre sont étroitement liées et sont exprimées en sanscrit par le même mot akshara) conviennent évidemment à la pierre qui représente le principe unique de l’édifice (l’unité véritable étant essentiellement indivisible) ; celle de « stabilité », qui, dans l’ordre architectural, s’applique proprement à un pilier, convient également à cette même pierre considérée comme constituant le chapiteau du « pilier axial », qui lui-même symbolise l’« axe du monde » ; et celui-ci, que Platon, notamment, décrit comme un « axe de diamant », est aussi, d’autre part, un « pilier de lumière » (comme symbole d’Agni et comme « rayon solaire ») ; à plus forte raison cette dernière qualité s’applique-t-elle (« éminemment », pourrait-on dire) à son « couronnement », qui représente la source même dont il émane en tant que rayon lumineux(34). Dans le symbolisme hindou et bouddhique, tout ce qui a une signification « centrale » ou « axiale » est généralement assimilé au diamant (par exemple dans des expressions telles que vajrâsana, « trône de diamant ») ; et il est facile de se rendre compte que toutes ces associations font partie d’une tradition qu’on peut dire vraiment universelle.

Ce n’est pas tout encore : le diamant est considéré comme la « pierre précieuse » par excellence ; or cette « pierre précieuse » est aussi, comme telle, un symbole du Christ, qui se trouve ici identifié à son autre symbole, la « pierre angulaire » ; ou, si l’on préfère, ces deux symboles sont ainsi réunis en un seul. On pourrait dire alors que cette pierre, en tant qu’elle représente un « achèvement » ou un « accomplissement »(35), est, dans le langage de la tradition hindoue, un chintâmani, ce qui équivaut à l’expression alchimique occidentale de « pierre philosophale »(36) ; et il est très significatif, à cet égard, que les hermétistes chrétiens parlent souvent du Christ comme étant la véritable « pierre philosophale », non moins que comme étant la « pierre angulaire »(37). Nous sommes ramené par là à ce que nous disions précédemment, à propos des deux sens dans lesquels peut s’entendre l’expression arabe rukn el-arkân, de la correspondance qui existe entre les deux symbolismes architectural et alchimique ; et, pour terminer par une remarque d’une portée tout à fait générale cette étude déjà longue, mais sans doute encore incomplète, car le sujet est de ceux qui sont presque inépuisables, nous pouvons ajouter que cette correspondance même n’est au fond qu’un cas particulier de celle qui existe pareillement, quoique d’une façon qui n’est peut-être pas toujours aussi manifeste, entre toutes les sciences et tous les arts traditionnels, parce qu’ils ne sont tous, en réalité, qu’autant d’expressions et d’applications diverses des mêmes vérités d’ordre principiel et universel.