CHAPITRE XV
La lettre G et le swastika(*)

Dans La Grande Triade, à propos du symbolisme polaire et du mot chinois i désignant l’unité (l’Étoile polaire est appelée Tai-i, c’est-à-dire la « Grande Unité »), nous avons été amené à donner quelques indications sur le symbolisme maçonnique de la lettre G, dont la position normale est également « polaire », et à faire un rapprochement avec la lettre I qui représentait « le premier nom de Dieu » pour les Fedeli d’Amore(1). Ce rapprochement se justifiait par le fait que la lettre G, qui par elle-même ne pourrait pas être considérée comme un véritable symbole en tant qu’elle appartient aux langues modernes qui n’ont rien de sacré ni de traditionnel, mais qui stands for God suivant les rituels anglais et est en effet l’initiale du mot God lui-même, a été, dans certains cas tout au moins, regardée comme se substituant au iod hébraïque, symbole du Principe ou de l’Unité, en vertu d’une assimilation phonétique entre God et iod(2). Ces quelques remarques se sont trouvées être le point de départ de recherches qui ont donné lieu à de nouvelles constatations fort intéressantes(3) ; c’est pourquoi nous croyons utile de revenir sur ce sujet pour compléter ce que nous en avons déjà dit.

Tout d’abord, il y a lieu de noter que, dans un ancien catéchisme du grade de Compagnon(4), à la question : What does that G denote ? il est répondu expressément : Geometry or the Fifth Science (c’est-à-dire la science qui occupe le cinquième rang dans l’énumération traditionnelle des « sept arts libéraux », dont nous avons signalé en d’autres occasions la transposition ésotérique dans les initiations du moyen âge) ; cette interprétation ne contredit d’ailleurs aucunement l’affirmation que cette même lettre stands for God, Dieu étant spécialement désigné dans ce grade comme le « Grand Géomètre de l’Univers » ; et, d’autre part, ce qui lui donne toute son importance, c’est que, dans les plus anciens manuscrits connus de la Maçonnerie opérative, la « Géométrie » est constamment identifiée à la Maçonnerie elle-même ; il y a donc là quelque chose qui ne peut pas être considéré comme négligeable. Il apparaît en outre, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, que la lettre G, en tant qu’initiale de Geometry, a pris la place de son équivalent grec Γ, ce que justifie suffisamment l’origine même du mot « Géométrie » (et, ici du moins, ce n’est plus à une langue moderne que nous avons affaire) ; en outre, cette lettre Γ présente en elle-même un certain intérêt, au point de vue du symbolisme maçonnique, en raison de sa forme qui est celle d’une équerre(5), ce qui n’est évidemment pas le cas de la lettre latine G(6). Maintenant, avant d’aller plus loin, on pourrait se demander si ceci n’est pas en opposition avec l’explication par la substitution au iod hébraïque, ou du moins, puisque celle-ci a bien existé aussi, s’il n’y aurait pas lieu de penser, dans ces conditions, qu’elle n’aurait été introduite qu’après coup et plus ou moins tardivement ; en fait, comme elle paraît bien avoir appartenu en propre au grade de Maître, il doit en être ainsi pour ceux qui suivent l’opinion la plus courante sur l’origine de celui-ci. Par contre, pour ceux qui, comme nous, se refusent, pour plus d’une raison, à considérer ce grade comme le produit d’une élaboration « spéculative » du xviiie siècle, et qui y voient une sorte de « condensation » du contenu de certains grades supérieurs de la Maçonnerie opérative, comblant dans la mesure du possible une lacune due à l’ignorance où étaient à l’égard de ceux-ci les fondateurs de la Grande Loge d’Angleterre, la chose apparaît sous un aspect bien différent : il s’agit alors d’une superposition de deux sens différents, mais qui ne s’excluent nullement, ce qui n’a assurément rien d’exceptionnel dans le symbolisme ; de plus, ce que personne ne semble avoir remarqué jusqu’ici, c’est que les deux interprétations, par le grec et l’hébreu respectivement, s’accordent parfaitement avec le caractère propre des deux grades correspondants, « pythagoricien » pour le second et « salomonien » pour le troisième, et peut-être est-ce là surtout, au fond, ce qui permet de comprendre ce qu’il en est réellement.

Cela dit, nous pouvons revenir à l’interprétation « géométrique » du grade de Compagnon, dont ce que nous avons dit n’est pas encore la partie la plus intéressante quant au symbolisme de la Maçonnerie opérative. Dans le même catéchisme que nous avons cité plus haut, on trouve aussi cette sorte d’énigme : By letters four and science five, this G aright doth stand in a due art and proportion(7). Ici, science five désigne évidemment la « cinquième science », c’est-à-dire la Géométrie ; quant à la signification de letters four, on pourrait, à première vue et par symétrie, être tenté de supposer qu’il y a là une faute et qu’il faut lire letter au singulier, de sorte qu’il s’agirait de la « quatrième lettre », c’est-à-dire, dans l’alphabet grec, de la lettre Δ, qui est en effet intéressante symboliquement par sa forme triangulaire ; mais, comme cette explication aurait le grand défaut de ne présenter aucun rapport intelligible avec la lettre G, il est beaucoup plus vraisemblable qu’il est réellement question de « quatre lettres », et que l’expression d’ailleurs anormale science five, au lieu de fifth science, a été mise là intentionnellement pour rendre l’énoncé encore plus énigmatique. Maintenant, le point qui peut paraître le plus obscur est celui-ci : pourquoi est-il parlé de quatre lettres, ou, si c’est bien toujours de l’initiale du mot Geometry qu’il s’agit, pourquoi doit-elle être quadruplée to stand aright in due art and proportion ? La réponse, qui doit être en rapport avec la position « centrale » ou « polaire » de la lettre G, ne peut être donnée qu’au moyen du symbolisme opératif, et c’est d’ailleurs ici qu’apparaît la nécessité de prendre cette lettre, comme nous l’indiquions plus haut, sous sa forme grecque Γ. En effet, l’assemblage de quatre Γ placés à angles droits les uns par rapport aux autres forme le swastika, « symbole, comme l’est aussi la lettre G, de l’Étoile polaire, qui est elle-même le symbole et, pour le Maçon opératif, le siège effectif du Soleil central caché de l’Univers, Iah »(8), ce qui rappelle évidemment de très près le Tai-i de la tradition extrême-orientale(9). Dans le passage de La Grande Triade que nous rappelions au début, nous avions déjà signalé l’existence, dans le rituel opératif, d’un rapport très étroit entre la lettre G et le swastika ; cependant, nous n’avions pas eu connaissance alors des informations qui, en faisant intervenir le Γ grec, rendent ce rapport encore plus direct et en complètent l’explication(10). Il est bon de noter encore que la partie recourbée des branches du swastika est considérée ici comme représentant la Grande Ourse, vue dans quatre positions différentes au cours de sa révolution autour de l’Étoile polaire à laquelle correspond naturellement le centre où s’unissent les quatre gammas, et que ces quatre positions sont mises en relation avec les quatre points cardinaux et les quatre saisons ; on sait quelle est l’importance de la Grande Ourse dans toutes les traditions où intervient le symbolisme polaire(11). Si l’on songe que tout cela appartient à un symbolisme qu’on peut dire vraiment « œcuménique » et qui indique par là même un lien assez direct avec la tradition primordiale, on peut comprendre sans peine pourquoi « la théorie polaire a toujours été un des plus grands secrets des véritables Maîtres Maçons »(12).