CHAPITRE XVIII
L’Œil qui voit tout(*)

Un des symboles qui sont communs au Christianisme et à la Maçonnerie est le triangle dans lequel est inscrit le Tétragramme hébraïque(1), ou quelquefois seulement un iod, première lettre du Tétragramme, qui peut en être regardé ici comme une abréviation(2), et qui d’ailleurs, en vertu de sa signification principielle(3), constitue aussi par lui-même un nom divin, et même le premier de tous suivant certaines traditions(4). Parfois aussi, le iod lui-même est remplacé par un œil, qui est généralement désigné comme « l’Œil qui voit tout » (The All-Seeing Eye) ; la similitude de forme entre le iod et l’œil peut en effet se prêter à une assimilation, qui a d’ailleurs de nombreuses significations sur lesquelles, sans prétendre les développer ici entièrement, il peut être intéressant de donner tout au moins quelques indications.

Tout d’abord, il y a lieu de remarquer que le triangle dont il s’agit occupe toujours une position centrale(5) et que de plus, dans la Maçonnerie, il est expressément placé entre le Soleil et la Lune. Il résulte de là que l’œil contenu dans ce triangle ne devrait pas être représenté sous la forme d’un œil ordinaire droit ou gauche, puisque ce sont en réalité le Soleil et la Lune qui correspondent respectivement à l’œil droit et à l’œil gauche de l’« Homme Universel », en tant que celui-ci s’identifie au macrocosme(6). Pour que le symbolisme soit entièrement correct, cet œil devrait être un œil « frontal » ou « central », c’est-à-dire un « troisième œil », dont la ressemblance avec le iod est encore plus frappante ; et c’est effectivement ce « troisième œil » qui « voit tout » dans la parfaite simultanéité de l’éternel présent(7). À cet égard, il y a donc dans les figurations ordinaires une inexactitude, qui y introduit une asymétrie injustifiable, et qui est due sans doute à ce que la représentation du « troisième œil » semble plutôt inusitée dans l’iconographie occidentale ; mais quiconque comprend bien ce symbolisme peut facilement la rectifier.

Le triangle droit se rapporte proprement au Principe ; mais, quand il est inversé par reflet dans la manifestation, le regard de l’œil qu’il contient apparaît en quelque sorte comme dirigé « vers le bas »(8), c’est-à-dire du Principe vers la manifestation elle-même, et, outre son sens général d’« omniprésence », il prend alors plus nettement la signification spéciale de « Providence ». D’autre part, si ce reflet est envisagé plus particulièrement dans l’être humain, on doit noter que la forme du triangle inversé n’est autre que le schéma géométrique du cœur(9) ; l’œil qui est en son centre est alors proprement l’« œil du cœur » (aynul-qalb de l’ésotérisme islamique), avec toutes les significations qui y sont impliquées. De plus, il convient d’ajouter que c’est par là que, suivant une autre expression connue, le cœur est « ouvert » (el-qalbul-maftûh) ; cette ouverture, œil ou iod, peut être figurée symboliquement comme une « blessure », et nous rappellerons à ce propos le cœur rayonnant de Saint-Denis d’Orques, dont nous avons déjà parlé précédemment(10), et dont une des particularités les plus remarquables est précisément que la blessure, ou ce qui en présente extérieurement l’apparence, affecte visiblement la forme d’un iod.

Ce n’est pas tout encore : en même temps qu’il figure l’« œil du cœur » comme nous venons de le dire, le iod, suivant une de ses significations hiéroglyphiques, représente aussi un « germe », contenu dans le cœur assimilé symboliquement à un fruit ; et ceci peut d’ailleurs être entendu aussi bien au sens macrocosmique qu’au sens microcosmique(11). Dans son application à l’être humain, cette dernière remarque est à rapprocher des rapports du « troisième œil » avec le luz(12), dont l’« œil frontal » et l’« œil du cœur » représentent en somme deux « localisations » différentes, et qui est aussi le « noyau » ou le « germe d’immortalité »(13). Ce qui est encore très significatif à certains égards, c’est que l’expression arabe aynul-khuld présente le double sens d’« œil d’immortalité » et de « fontaine d’immortalité » ; et ceci nous ramène à l’idée de la « blessure » dont nous parlions plus haut, car, dans le symbolisme chrétien, c’est aussi à la « fontaine d’immortalité » que se rapporte le double jet de sang et d’eau s’échappant de l’ouverture du cœur du Christ(14). C’est cette « liqueur d’immortalité » qui, suivant la légende, fut recueillie dans le Graal par Joseph d’Arimathie ; et nous rappellerons enfin à ce sujet que la coupe elle-même est un équivalent symbolique du cœur(15), et que, tout comme celui-ci, elle est aussi un des symboles qui sont schématisés traditionnellement par la forme du triangle inversé.