CHAPITRE XXVI
Un projet de Joseph de Maistre
pour l’union des peuples(*)

M. Émile Dermenghem, à qui l’on devait déjà une remarquable étude sur Joseph de Maistre mystique, a publié un manuscrit inédit du même auteur : c’est un mémoire adressé en 1782, à l’occasion du Convent de Wilhelmsbad, au duc Ferdinand de Brunswick (Eques a Victoria), Grand-Maître du Régime Écossais Rectifié. Celui-ci, désirant « porter l’ordre et la sagesse dans l’anarchie maçonnique », avait, en septembre 1780, adressé à toutes les Loges de son obédience le questionnaire suivant : « 1o L’Ordre a-t-il pour origine une société ancienne et quelle est cette société ? 2o Y a-t-il réellement des Supérieurs Inconnus et lesquels ? 3o Quelle est la fin véritable de l’Ordre ? 4o Cette fin est-elle la restauration de l’Ordre des Templiers ? 5o De quelle façon le cérémonial et les rites doivent-ils être organisés pour être aussi parfaits que possible ? 6o L’Ordre doit-il s’occuper des sciences secrètes ? » C’est pour répondre à ces questions que Joseph de Maistre composa un mémoire particulier, distinct de la réponse collective de la Loge La Parfaite Sincérité de Chambéry à laquelle il appartenait, et où, en sa qualité de « Grand Profès » ou membre du plus haut grade du Régime Rectifié (sous le nom d’Eques a Floribus), il se proposait d’exprimer « les vues de quelques Frères plus heureux que d’autres, qui paraissent destinés à contempler des vérités d’un ordre supérieur » ; ce mémoire est même, comme le dit M. Dermenghem, « le premier ouvrage important qui soit sorti de sa plume ».

Joseph de Maistre n’admet pas l’origine templière de la Maçonnerie, et il méconnaît l’intérêt réel de la question qui s’y rapporte ; il va même jusqu’à écrire : « Qu’importe à l’univers la destruction de l’Ordre des T. ? » Cela importe beaucoup, au contraire, puisque c’est de là que date la rupture de l’Occident avec sa propre tradition initiatique, rupture qui est véritablement la première cause de toute la déviation intellectuelle du monde moderne ; cette déviation, en effet, remonte plus haut que la Renaissance, qui en marque seulement une des principales étapes, et il faut aller jusqu’au xive siècle pour en trouver le point de départ. Joseph de Maistre, qui d’ailleurs n’avait alors qu’une connaissance assez vague des choses du moyen âge, ignorait quels avaient été les moyens de transmission de la doctrine initiatique et les représentants de la véritable hiérarchie spirituelle ; il n’en affirme pas moins nettement l’existence de l’une et de l’autre, ce qui est déjà beaucoup, car il faut bien se rendre compte de ce qu’était, à la fin du xviiie siècle, la situation des multiples organisations maçonniques, y compris celles qui prétendaient donner à leurs membres une initiation réelle et ne pas se borner à un formalisme tout extérieur : toutes cherchaient à se rattacher à quelque chose dont la nature exacte leur était inconnue, à retrouver une tradition dont les signes existaient encore partout, mais dont le principe était perdu ; aucune ne possédait plus les « véritables caractères », comme on disait à cette époque, et le Convent de Wilhelmsbad fut une tentative pour rétablir l’ordre au milieu du chaos des Rites et des grades. « Certainement, dit Joseph de Maistre, l’Ordre n’a pu commencer par ce que nous voyons. Tout annonce que la Franc-Maçonnerie vulgaire est une branche détachée et peut-être corrompue d’une tige ancienne et respectable. » C’est la stricte vérité ; mais comment savoir quelle fut cette tige ? Il cite un extrait d’un livre anglais où il est question de certaines confréries de constructeurs, et il ajoute : « Il est remarquable que ces sortes d’établissements coïncident avec la destruction des T. » Cette remarque aurait pu lui ouvrir d’autres horizons, et il est étonnant qu’elle ne l’ait pas fait réfléchir davantage, d’autant plus que le seul fait de l’avoir écrite ne s’accorde guère avec ce qui précède ; ajoutons d’ailleurs que ceci ne concerne qu’un des côtés de la question si complexe des origines de la Maçonnerie.

Un autre côté de cette même question est représenté par les essais de rattachement de la Maçonnerie aux Mystères antiques : « Les Frères les plus savants de notre Régime pensent qu’il y a de fortes raisons de croire que la vraie Maçonnerie n’est que la Science de l’homme par excellence, c’est-à-dire la connaissance de son origine et de sa destinée. Quelques-uns ajoutent que cette Science ne diffère pas essentiellement de l’ancienne initiation grecque ou égyptienne ». Joseph de Maistre objecte qu’il est impossible de savoir exactement ce qu’étaient ces anciens Mystères et ce qui y était enseigné, et il semble ne s’en faire qu’une idée assez médiocre, ce qui est peut-être encore plus étonnant que l’attitude analogue qu’il a adoptée à l’égard des Templiers. En effet, alors qu’il n’hésite pas à affirmer très justement qu’on retrouve chez tous les peuples « des restes de la Tradition primitive », comment n’est-il pas amené à penser que les Mystères devaient précisément avoir pour but principal de conserver le dépôt de cette même Tradition ? Et pourtant, en un certain sens, il admet que l’initiation dont la Maçonnerie est l’héritière remonte « à l’origine des choses », au commencement du monde : « La vraie religion a bien plus de dix-huit siècles : elle naquit le jour que naquirent les jours. » Là encore, ce qui lui échappe, ce sont les moyens de transmission, et il est permis de trouver qu’il prend un peu trop facilement son parti de cette ignorance ; il est vrai qu’il n’avait que vingt-neuf ans lorsqu’il écrivit ce mémoire.

La réponse à une autre question prouve encore que l’initiation de Joseph de Maistre, malgré le haut grade qu’il possédait, était loin d’être parfaite ; et combien d’autres Maçons des grades les plus élevés, alors comme aujourd’hui, étaient exactement dans le même cas ou même en savaient encore beaucoup moins ! Nous voulons parler de la question des « Supérieurs Inconnus » ; voici ce qu’il en dit : « Avons-nous des Maîtres ? Non, nous n’en avons point. La preuve est courte, mais décisive. C’est que nous ne les connaissons pas… Comment pourrions-nous avoir contracté quelque engagement tacite envers des Supérieurs cachés, puisque dans le cas où ils se seraient fait connaître, ils nous auraient peut-être déplu, et nous nous serions retirés ? » Il ignore évidemment de quoi il s’agit en réalité, et quel peut être le mode d’action des véritables « Supérieurs Inconnus » ; quant au fait que ceux-ci n’étaient pas connus des chefs mêmes de la Maçonnerie, tout ce qu’il prouve, c’est que le rattachement effectif à la vraie hiérarchie initiatique n’existait plus, et le refus de reconnaître ces Supérieurs devait faire disparaître la dernière chance qui pouvait encore subsister de le rétablir.

La partie la plus intéressante du mémoire est sans doute celle qui contient la réponse aux deux dernières questions ; et il faut y noter tout d’abord ce qui concerne les cérémonies. Joseph de Maistre, pour qui « la forme est une grande chose », ne parle cependant pas du caractère essentiellement symbolique du rituel et de sa portée initiatique, ce qui est une lacune regrettable ; mais il insiste sur ce qu’on pourrait appeler la valeur pratique de ce même rituel, et ce qu’il en dit est d’une grande vérité psychologique : « Trente ou quarante personnes silencieusement rangées le long des murs d’une chambre tapissée en noir ou en vert, distinguées elles-mêmes par des habits singuliers et ne parlant qu’avec permission, raisonneront sagement sur tout objet proposé. Faites tomber les tapisseries et les habits, éteignez une bougie de neuf, permettez seulement de déplacer les sièges : vous allez voir ces mêmes hommes se précipiter les uns sur les autres, ne plus s’entendre, ou parler de la gazette et des femmes ; et le plus raisonnable de la société sera rentré chez lui avant de réfléchir qu’il a fait comme les autres… Gardons-nous surtout de supprimer le serment, comme quelques personnes l’ont proposé, pour des raisons bonnes peut-être, mais qu’on ne sait pas comprendre. Les théologiens qui ont voulu prouver que notre serment est illicite ont bien mal raisonné. Il est vrai que l’autorité civile peut seule ordonner et recevoir le serment dans les différents actes de la société ; mais l’on ne peut disputer à un être intelligent le droit de certifier par le serment une détermination intérieure de son libre arbitre. Le souverain n’a d’empire que sur les actions. Mon bras est à lui ; ma volonté est à moi. »

Ensuite vient une sorte de plan de travaux pour les différents grades, dont chacun doit avoir son objet particulier, et c’est là ce sur quoi nous voulons insister plus spécialement ici ; mais, tout d’abord, il importe de dissiper une confusion. Comme la division adoptée par Joseph de Maistre ne comporte que trois grades, M. Dermenghem semble avoir compris qu’il s’agissait, dans son intention, de réduire la Maçonnerie aux trois grades symboliques ; cette interprétation est inconciliable avec la constitution même du Régime Écossais Rectifié, lequel est essentiellement un Rite de hauts grades. M. Dermenghem n’a pas remarqué que Joseph de Maistre écrit « grades ou classes » ; à la vérité, c’est bien de trois classes qu’il s’agit, chacune d’elles pouvant se subdiviser en plusieurs grades proprement dits. Voici comment cette répartition paraît s’établir : la première classe comprend les trois grades symboliques : la seconde classe correspond aux grades capitulaires, dont le plus important et peut-être même le seul pratiqué en fait dans le Régime Rectifié est celui d’Écossais de Saint André ; enfin, la troisième classe est formée par les grades supérieurs de Novice, Écuyer, et Grand Profès ou Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte. Ce qui prouve encore que c’est bien ainsi qu’il faut l’entendre, c’est que, en parlant des travaux de la troisième classe, l’auteur du mémoire s’écrie : « Quel vaste champ ouvert au zèle et à la persévérance des G. P. ! » Il s’agit évidemment des Grands Profès, dont il était, et non des simples Maîtres de la « Loge bleue » ; il n’est donc nullement question ici de supprimer les hauts grades, mais au contraire de leur donner des buts en rapport avec leur caractère propre.

Le but assigné à la première classe est tout d’abord la pratique de la bienfaisance, « qui doit être l’objet apparent de tout l’Ordre » ; mais cela ne suffit pas, et il faut y joindre un second but qui est déjà plus intellectuel : « Non seulement on formera le cœur du Maçon dans le premier grade, mais on éclairera son esprit en l’appliquant à l’étude de la morale et de la politique qui est la morale des États. On discutera dans les Loges des questions intéressantes sur ces deux sciences, et l’on demandera même de temps à autre l’avis des Frères par écrit… Mais le grand objet des Frères sera surtout de se procurer une connaissance approfondie de leur patrie, de ce qu’elle possède et de ce qui lui manque, des causes de détresse et des moyens de régénération. »

« La seconde classe de la Maçonnerie devrait avoir pour but, suivant le système proposé, l’instruction des gouvernements et la réunion de toutes les sectes chrétiennes. » En ce qui concerne le premier point, « on s’occuperait avec un soin infatigable à écarter les obstacles de toute espèce interposés par les passions entre la vérité et l’oreille de l’autorité… Les limites de l’État ne pourraient borner l’activité de cette seconde classe, et les Frères des différentes nations pourraient quelquefois, par un accord de zèle, opérer les plus grands biens. » Et voici pour le second objet : « Ne serait-il pas digne de nous de nous proposer l’avancement du Christianisme comme un des buts de notre Ordre ? Ce projet aurait deux parties, car il faut que chaque communion travaille par elle-même et travaille à se rapprocher des autres… Il faut établir des comités de correspondance composés surtout des prêtres des différentes communions que nous aurons agrégés et initiés. Nous travaillerons lentement mais sûrement. Nous n’entreprendrons aucune conquête qui ne soit propre à perfectionner le Grand Œuvre… Tout ce qui peut contribuer à l’avancement de la religion, à l’extirpation des opinions dangereuses, en un mot à élever le trône de la vérité sur les ruines de la superstition et du pyrrhonisme, sera du ressort de cette classe. »

Enfin, la troisième classe aura pour objet ce que Joseph de Maistre appelle le « Christianisme transcendant » qui, pour lui, est « la révélation de la révélation » et constitue l’essentiel de ces « sciences secrètes » auxquelles il était fait allusion dans la dernière question ; par là, on pourra « trouver la solution de plusieurs difficultés pénibles dans les connaissances que nous possédons. » Et il précise en ces termes : « Les Frères admis à la classe supérieure auront, pour objet de leurs études et de leurs réflexions les plus profondes, les recherches de fait et les connaissances métaphysiques… Tout est mystère dans les deux Testaments, et les élus de l’une et l’autre loi n’étaient que de vrais initiés. Il faut donc interroger cette vénérable Antiquité et lui demander comment elle entendait les allégories sacrées. Qui peut douter que ces sortes de recherches ne nous fournissent des armes victorieuses contre les écrivains modernes qui s’obstinent à ne voir dans l’Écriture que le sens littéral ? Ils sont déjà réfutés par la seule expression des Mystères de la Religion que nous employons tous les jours sans en pénétrer le sens. Ce mot de mystère ne signifiait dans le principe qu’une vérité cachée sous des types par ceux qui la possédaient. » Est-il possible d’affirmer plus nettement et plus explicitement l’existence de l’ésotérisme en général, et de l’ésotérisme chrétien en particulier ? À l’appui de cette affirmation sont rapportées diverses citations d’auteurs ecclésiastiques et juifs, empruntées au Monde Primitif de Court de Gébelin. Dans ce vaste champ de recherches, chacun trouvera d’ailleurs à s’employer suivant ses aptitudes : « Que les uns s’enfoncent courageusement dans les études d’érudition qui peuvent multiplier nos titres et éclaircir ceux que nous possédons. Que d’autres que leur génie appelle aux contemplations métaphysiques cherchent dans la nature même des choses les preuves de notre doctrine. Que d’autres enfin (et plaise à Dieu qu’il en existe beaucoup !) nous disent ce qu’ils ont appris de cet Esprit qui souffle où il veut, comme il veut et quand il veut. » L’appel à l’inspiration directe, exprimé dans cette dernière phase, n’est pas ce qu’il y a ici de moins remarquable.

Ce projet ne fut jamais appliqué, et on ne sait même pas si le duc de Brunswick put en prendre connaissance ; il n’est pourtant pas aussi chimérique que certains pourraient le penser, et nous le croyons très propre à susciter des réflexions intéressantes, aujourd’hui aussi bien qu’à l’époque où il fut conçu : c’est pourquoi nous avons tenu à en donner d’assez longs extraits. En somme, l’idée générale qui s’en dégage pourrait être formulée ainsi : sans prétendre aucunement nier ou supprimer les différences et les particularités nationales, dont il faut au contraire, en dépit de ce que prétendent les internationalistes actuels, prendre conscience tout d’abord aussi profondément que possible, il s’agit de restaurer l’unité, supranationale plutôt qu’internationale, de l’ancienne Chrétienté, unité détruite par les sectes multiples qui ont « déchiré la robe sans couture » puis de s’élever de là à l’universalité, en réalisant le Catholicisme au vrai sens de ce mot, au sens où l’entendait également Wronski, pour qui ce Catholicisme ne devait avoir une existence pleinement effective que lorsqu’il serait parvenu à intégrer les traditions contenues dans les Livres sacrés de tous les peuples. Il est essentiel de remarquer que l’union telle que l’envisage Joseph de Maistre doit être accomplie avant tout dans l’ordre purement intellectuel ; c’est aussi ce que nous avons toujours affirmé pour notre part, car nous pensons qu’il ne peut y avoir de véritable entente entre les peuples, surtout entre ceux qui appartiennent à des civilisations différentes, que celle qui se fonderait sur des principes au sens propre de ce mot. Sans cette base strictement doctrinale, rien de solide ne pourra être édifié ; toutes les combinaisons politiques et économiques seront toujours impuissantes à cet égard, non moins que les considérations sentimentales, tandis que, si l’accord sur les principes est réalisé, l’entente dans tous les autres domaines devra en résulter nécessairement.

Sans doute la Maçonnerie de la fin du xviiie siècle n’avait-elle déjà plus en elle ce qu’il fallait pour accomplir ce « Grand Œuvre », dont certaines conditions échappaient d’ailleurs très probablement à Joseph de Maistre lui-même ; est-ce à dire qu’un tel plan ne pourra jamais être repris sous une forme ou sous une autre, par quelque organisation ayant un caractère vraiment initiatique et possédant le « fil d’Ariane » qui lui permettrait de se guider dans le labyrinthe des formes innombrables sous lesquelles est cachée la Tradition unique, pour retrouver enfin la « Parole perdue » et faire sortir « la Lumière des Ténèbres, l’Ordre du Chaos » ? Nous ne voulons aucunement préjuger de l’avenir, mais certains signes permettent de penser que, malgré les apparences défavorables du monde actuel, la chose n’est peut-être pas tout à fait impossible ; et nous terminerons en citant une phrase quelque peu prophétique qui est encore de Joseph de Maistre, dans le IIe entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Des oracles redoutables annoncent déjà que les temps sont arrivés. »