CHAPITRE XXIX
Un nouveau livre
sur l’Ordre des Élus Coens(*)

M. R. Le Forestier, qui s’est spécialisé dans les études historiques concernant les organisations secrètes, maçonniques et autres, de la seconde moitié du xviiie siècle, a publié il y a quelques mois un important volume sur La Franc-Maçonnerie occultiste au xviiie siècle et l’Ordre des Élus Coens(1). Ce titre appelle une légère réserve, car le mot « occultiste », qui semble bien n’avoir jamais été employé avant Éliphas Lévi, y apparaît un peu comme un anachronisme ; peut-être aurait-il mieux valu trouver un autre terme, et ceci n’est pas une simple question de mots, car ce qui s’est appelé proprement « occultisme » est vraiment un produit du xixe siècle.

L’ouvrage est divisé en trois parties : la première traite des « doctrines et pratiques des Élus Coens » ; la seconde, des rapports entre « les Élus Coens et la tradition occultiste » (et, ici, c’est le mot « ésotérique » qui aurait été certainement le mieux approprié) ; la troisième, enfin, de l’« organisation et histoire de l’Ordre ». Tout ce qui est proprement historique est fort bien fait et appuyé sur une étude très sérieuse des documents que l’auteur a pu avoir à sa disposition, et nous ne saurions trop en recommander la lecture. À ce point de vue, il n’y a guère à regretter que quelques lacunes en ce qui concerne la biographie de Martines de Pasqually, où il reste encore certains points obscurs ; le Voile d’Isis publiera d’ailleurs prochainement de nouveaux documents qui contribueront peut-être à les éclaircir.

La première partie est une excellente vue d’ensemble sur le contenu du Traité de la Réintégration des Êtres, ouvrage assez confus, écrit en un style incorrect et parfois peu intelligible, et qui d’ailleurs est resté inachevé ; il n’était pas facile de tirer de là un exposé cohérent, et il faut louer M. Le Forestier d’y être parvenu. Il subsiste cependant une certaine ambiguïté quant à la nature des « opérations » des Élus Coens : étaient-elles vraiment « théurgiques » ou seulement « magiques » ? L’auteur ne semble pas s’apercevoir qu’il y a là deux choses essentiellement différentes et qui ne sont pas du même ordre ; il est possible que cette confusion ait existé chez les Élus Coens eux-mêmes, dont l’initiation semble être toujours demeurée assez incomplète à bien des égards, mais il aurait du moins été bon de la faire remarquer. Nous dirions volontiers qu’il paraît s’agir d’un rituel de « magie cérémonielle » à prétentions théurgiques, ce qui laissait la porte ouverte à bien des illusions ; et l’importance attribuée à de simples manifestations « phénoméniques », car ce que Martines appelait les « passes » n’était pas autre chose, prouve bien en effet que le domaine de l’illusion n’était pas dépassé. Ce qu’il y a de plus fâcheux dans cette histoire, à notre avis, c’est que le fondateur des Élus Coens ait pu se croire en possession de connaissances transcendantes, alors qu’il s’agissait seulement de connaissances qui, quoique réelles, n’étaient encore que d’un ordre assez secondaire. Il a dû y avoir aussi chez lui, et pour les mêmes raisons, une certaine confusion entre le point de vue « initiatique » et le point de vue « mystique », car les doctrines qu’il exprime ont toujours une forme religieuse, alors que ses « opérations » n’ont nullement ce caractère : il est regrettable que M. Le Forestier semble accepter cette confusion et n’avoir pas lui-même une idée assez nette de la distinction des deux points de vue en question. D’ailleurs, il est à remarquer que ce que Martines appelle « réintégration » ne dépasse pas les possibilités de l’être humain individuel ; ce point est nettement établi par l’auteur, mais il y aurait eu lieu d’en tirer des conséquences très importantes quant aux limites de l’enseignement que le chef des Élus Coens pouvait donner à ses disciples, et, par suite, de la « réalisation » même à laquelle il était capable de les conduire.

La seconde partie est la moins satisfaisante, et M. Le Forestier, peut-être malgré lui, n’a pas toujours su s’y dégager d’un certain esprit que nous pouvons qualifier de « rationaliste » et qu’il doit très probablement à sa formation universitaire. De certaines ressemblances entre les diverses doctrines traditionnelles, il ne faut pas conclure nécessairement à des emprunts ou à des influences directes ; partout où les mêmes vérités se trouvent exprimées, il est normal que de telles ressemblances existent ; et ceci s’applique en particulier à la science des nombres, dont les significations ne sont nullement une invention humaine ou une conception plus ou moins arbitraire. Nous en dirons autant pour ce qui est de l’astrologie ; il y a là des lois cosmiques qui ne dépendent pas de nous, et nous ne voyons pas pourquoi tout ce qui s’y rapporte devrait être emprunté aux Chaldéens, comme si ceux-ci avaient eu tout d’abord le monopole de leur connaissance ; il en est de même pour l’angélologie, qui s’y rattache d’ailleurs assez étroitement, et qu’il n’est pas possible, à moins d’accepter tous les préjugés de la « critique » moderne, de regarder comme ayant été ignorée des Hébreux jusqu’à l’époque de la captivité de Babylone. Ajoutons encore que M. Le Forestier ne paraît pas avoir une notion tout à fait juste de ce qu’est la Kabbale, dont le nom signifie simplement « tradition » au sens le plus général, et qu’il assimile parfois à un certain état particulier de la rédaction écrite de tels ou tels enseignements, si bien qu’il lui arrive de dire que « la Kabbale naquit dans la France du Sud et dans l’Espagne septentrionale » et d’en dater l’origine du xiiie siècle ; là aussi, l’esprit « critique », qui ignore de parti pris toute transmission orale, est vraiment poussé un peu loin. Notons enfin ici un dernier point : le mot Pardes (qui est, comme nous l’avons expliqué en d’autres circonstances, le sanscrit Paradêsha, « contrée suprême », et non un mot perse signifiant « parc des animaux », ce qui ne nous paraît pas avoir grand sens en dépit du rapprochement avec les Kerubim d’Ézéchiel) ne désigne point une simple « spéculation mystique », mais bien l’obtention réelle d’un certain état, qui est la restauration de l’« état primordial » ou « édénique », ce qui n’est pas sans présenter une étroite similitude avec la « réintégration » telle que l’envisageait Martines(2).

Toutes ces réserves faites, il est bien certain que la forme dont Martines a revêtu son enseignement est d’inspiration proprement judaïque, ce qui d’ailleurs n’implique pas que lui-même ait été d’origine juive (c’est là un de ces points qui n’ont pas encore été suffisamment éclaircis jusqu’ici), ni qu’il n’ait pas été sincèrement chrétien. M. Le Forestier a raison de parler à ce propos de « Christianisme ésotérique », mais nous ne voyons pas pourquoi on refuserait aux conceptions de cet ordre le droit de se dire authentiquement chrétiennes ; s’en tenir aux idées modernes d’une religion exclusivement et étroitement exotérique, c’est dénier au Christianisme tout sens vraiment profond, et c’est aussi méconnaître tout ce qu’il y eût d’autre au moyen âge, et dont, précisément, nous trouvons peut-être les derniers reflets, bien affaiblis déjà, dans des organisations comme celle des Élus Coens(3). Nous savons bien ce qui gêne ici nos contemporains : c’est leur préoccupation de tout ramener à une question d’« historicité », préoccupation qui semble être commune maintenant aux partisans et aux adversaires du Christianisme, bien que les adversaires soient certainement les premiers à avoir porté le débat sur ce terrain. Disons-le très nettement, si le Christ devait être envisagé uniquement comme un personnage historique, cela serait bien peu intéressant ; la considération du Christ-principe a une tout autre importance ; et d’ailleurs l’une n’exclut nullement l’autre, parce que, comme nous l’avons déjà dit souvent, les faits historiques eux-mêmes ont une valeur symbolique et expriment les principes à leur façon et dans leur ordre ; nous ne pouvons pour le moment insister davantage sur ce point, qui nous semble du reste assez clair.

La troisième partie est consacrée à l’histoire de l’Ordre des Élus Coens, dont l’existence effective fut assez brève, et à l’exposé de ce qu’on peut savoir des rituels de ses différents grades, qui semblent n’avoir jamais été entièrement achevés et mis au point, pas plus que ceux des fameuses « opérations ». Il n’est peut-être pas très exact d’appeler « écossais », comme le fait M. Le Forestier, tous les systèmes de hauts grades maçonniques sans exception, ni de voir en quelque sorte un simple masque dans le caractère maçonnique donné par Martines aux Élus Coens ; mais la discussion approfondie de ces questions risquerait de nous entraîner trop loin(4). Nous voulons seulement appeler l’attention, d’une façon plus spéciale, sur la dénomination de « Réau-Croix » donnée par Martines au grade le plus élevé de son « régime », comme on disait alors, et dans laquelle M. Le Forestier ne veut voir que l’imitation ou même la contrefaçon de celle de « Rose-Croix » ; pour nous, il y a là autre chose. Dans l’esprit de Martines, le « Réau-Croix » devait être, au contraire, le véritable « Rose-Croix », tandis que le grade qui portait cette dernière appellation dans la Maçonnerie ordinaire n’était qu’« apocryphe » suivant l’expression qu’il emploie très souvent ; mais d’où vient ce nom bizarre de « Réau-Croix » et que peut-il bien signifier ? D’après Martines, le vrai nom d’Adam était « Roux en langue vulgaire et Réau en hébreu », signifiant « Homme-Dieu très fort en sagesse, vertu et puissance », interprétation qui, à première vue tout au moins, paraît assez fantaisiste. La vérité est qu’Adam signifie bien littéralement « rouge » ; adamah est l’argile rouge, et damah est le sang, qui est rouge également ; Edom, nom donné à Esaü, a aussi le sens de « roux » ; et cette couleur rouge est le plus souvent prise comme un symbole de force ou de puissance, ce qui justifie en partie l’explication de Martines. Quant à la forme Réau, elle n’a certainement rien d’hébraïque ; mais nous pensons qu’il faut y voir une assimilation phonétique avec le mot roèh, « voyant », qui fut la première désignation des prophètes, et dont le sens propre est tout à fait comparable à celui du sanscrit rishi ; cette sorte de symbolisme phonétique n’a rien d’exceptionnel, comme nous l’avons indiqué en diverses occasions(5), et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Martines s’en soit servi ici pour faire allusion à l’un des principaux caractères inhérents à l’« état édénique », et, par suite, pour signifier la possession de cet état même. S’il en est ainsi, l’expression « Réau-Croix », par l’adjonction de la Croix du « Réparateur » à ce premier nom de Réau, indique « le mineur rétabli dans ses prérogatives », pour parler le langage du Traité de la Réintégration des Êtres, c’est-à-dire l’« homme régénéré », qui est effectivement le « second Adam » de saint Paul, et qui est aussi le véritable « Rose-Croix »(6). Il s’agit donc en réalité, non pas d’une imitation de ce terme « Rose-Croix », qu’il aurait été beaucoup plus facile de s’approprier purement et simplement comme tant d’autres l’ont fait, mais d’une des nombreuses interprétations ou adaptations auxquelles il peut légitimement donner lieu, ce qui, bien entendu, ne veut pas dire que les prétentions de Martines en ce qui concerne les effets réels de son « ordination de Réau-Croix », aient été pleinement justifiées.

Pour terminer cet examen trop sommaire, signalons encore un dernier point : M. Le Forestier a tout à fait raison de voir dans l’expression « forme glorieuse », employée fréquemment par Martines, et où « glorieuse » est en quelque sorte synonyme de « lumineuse », une allusion à la Shekinah (ce que quelques vieux rituels maçonniques, par une déformation assez bizarre, appellent le Stekenna)(7) ; mais il en est exactement de même de celle de « corps glorieux », qui est courante dans le Christianisme, même exotérique, et cela depuis saint Paul : « Semé dans la corruption, il ressuscitera dans la gloire… », et aussi de la désignation de la « lumière de gloire » dans laquelle, selon la théologie la plus orthodoxe, s’opère la « vision béatifique ». Cela montre bien qu’il n’y a nulle opposition entre l’exotérisme et l’ésotérisme ; il y a seulement superposition de celui-ci à celui-là, l’ésotérisme donnant, aux vérités exprimées d’une façon plus ou moins voilée par l’exotérisme, la plénitude de leur sens supérieur et profond.