CHAPITRE XXX
À propos des
« Rose-Croix lyonnais »(*)

Les études sur Martines de Pasqually et ses disciples se multiplient en ce moment d’assez curieuse façon : après le livre de M. Le Forestier dont nous parlions ici le mois dernier(**), voici que M. Paul Vulliaud, à son tour, vient de faire paraître un volume intitulé Les Rose-Croix lyonnais au xviiie siècle(1). Ce titre ne nous semble d’ailleurs pas très justifié, car, à vrai dire, si l’on met à part l’introduction, il n’est aucunement question de Rose-Croix dans cet ouvrage ; aurait-il été inspiré par la fameuse dénomination de « Réau-Croix », dont M. Vulliaud, du reste, ne s’est pas préoccupé de chercher l’explication ? C’est bien possible ; mais l’emploi de ce terme n’implique aucune filiation historique entre les Rose-Croix proprement dits et les Élus Coens, et, en tout cas, il n’y a aucune raison d’englober sous le même vocable des organisations telles que la Stricte Observance et le Régime Écossais Rectifié, qui, ni dans leur esprit ni dans leur forme, n’avaient assurément aucun caractère rosicrucien. Nous irons même plus loin : dans les Rites maçonniques où il existe un « grade de Rose-Croix », celui-ci n’a emprunté au Rosicrucianisme qu’un symbole, et qualifier ses possesseurs de « Rose-Croix », sans plus d’explications, serait une assez fâcheuse équivoque ; il y a quelque chose du même genre dans le titre adopté par M. Vulliaud. Pour celui-ci, d’autres termes encore, comme celui d’« Illuminés » par exemple, ne semblent pas avoir non plus un sens bien précis ; ils apparaissent un peu au petit bonheur et se substituent indifféremment les uns aux autres, ce qui ne peut que créer des confusions dans l’esprit du lecteur, qui aura pourtant déjà bien assez de peine à s’y reconnaître dans la multitude des Rites et des Ordres existant à l’époque en question. Nous ne voulons cependant pas croire que M. Vulliaud lui-même ne s’y soit pas très bien reconnu, et nous préférons voir, dans cet emploi inexact du vocabulaire technique, une conséquence presque obligée de l’attitude « profane » qu’il se plaît à afficher, ce qui n’a pas été sans nous causer quelque surprise, car, jusqu’ici, nous n’avions rencontré des gens mettant une sorte de gloire à se dire « profanes » que dans les milieux universitaires et « officiels », pour lesquels, croyons-nous, M. Vulliaud n’a pas beaucoup plus d’estime que nous n’en avons nous-même.

Cette attitude a encore une autre conséquence : c’est que M. Vulliaud a cru devoir adopter presque constamment un ton ironique qui est assez gênant, et qui risque de donner l’impression d’une partialité dont un historien devrait se garder soigneusement. Déjà, le Joseph de Maistre Franc-Maçon du même auteur donnait un peu trop la même impression ; serait-il donc si difficile à un non-Maçon (nous ne disons pas un « profane ») d’aborder les questions de cet ordre sans employer un langage de polémique qu’il conviendrait de laisser aux publications spécifiquement antimaçonniques ? À notre connaissance, il n’y a que M. Le Forestier qui fasse exception ; et nous regrettons de ne pas trouver une autre exception en M. Vulliaud, que ses études habituelles auraient dû pourtant disposer à plus de sérénité.

Tout cela, bien entendu, n’enlève rien à la valeur ni à l’intérêt des nombreux documents publiés par M. Vulliaud, quoique d’ailleurs quelques-uns de ceux-ci ne soient pas aussi complètement inédits qu’il a pu le croire(2) ; et nous ne pouvons nous empêcher de nous étonner qu’il ait consacré un chapitre aux « Sommeils » sans même mentionner qu’il a déjà paru sur ce sujet, et précisément sous ce titre, un ouvrage de M. Émile Dermenghem. Par contre, nous croyons que les extraits des « cahiers initiatiques » transcrits par Louis-Claude de Saint-Martin sont vraiment inédits ; le caractère étrange de ces cahiers soulève d’ailleurs bien des questions qui n’ont jamais été éclaircies. Nous avons eu jadis l’occasion de voir quelques-uns de ces documents ; les griffonnages bizarres et inintelligibles dont ils sont remplis nous ont donné très nettement l’impression que l’« agent inconnu » qui en fut l’auteur n’était rien d’autre qu’une somnambule (nous ne disons pas un « médium », ce qui serait un grave anachronisme) ; ils représenteraient donc tout simplement le résultat d’expériences du même genre que les « Sommeils », ce qui diminue beaucoup leur portée « initiatique ». En tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est que cela n’a absolument rien à voir avec les Élus Coens, qui d’ailleurs, à ce moment, avaient déjà cessé d’exister en tant qu’organisation ; et nous ajouterons qu’il n’y a là rien non plus qui se rapporte directement au Régime Écossais Rectifié, malgré qu’il y soit fréquemment question de la « Loge de la Bienfaisance ». La vérité, pour nous, est que Willermoz et d’autres membres de cette Loge, qui s’intéressaient au magnétisme, avaient dû former entre eux une sorte de « groupe d’études », comme on dirait aujourd’hui, auquel ils avaient donné le titre quelque peu ambitieux de « Société des Initiés » : ce titre, qui figure dans les documents, ne saurait s’expliquer autrement, et il montre très clairement, par l’emploi même du mot « société », que le groupement en question, bien que composé de Maçons, n’avait en lui-même aucun caractère maçonnique. Actuellement encore, il arrive fréquemment que des Maçons constituent, pour un but quelconque, ce qu’on appelle un « groupe fraternel », dont les réunions sont dépourvues de toute forme rituélique ; la « Société des Initiés » ne dut pas être autre chose que cela ; telle est du moins la seule solution plausible que nous puissions voir à cette question assez obscure.

Nous pensons que les documents qui se rapportent aux Élus Coens ont une autre importance au point de vue initiatique, malgré les lacunes qui ont toujours existé à cet égard dans l’enseignement de Martines et que nous signalions dans notre dernier article. M. Vulliaud a tout à fait raison d’insister sur l’erreur de ceux qui ont voulu faire de Martines un kabbaliste ; ce qu’il y a chez lui d’inspiration incontestablement judaïque n’implique en effet aucune connaissance de ce qui doit être proprement désigné par le terme de Kabbale, qu’on emploie trop souvent à tort et à travers. Mais, d’autre part, la mauvaise orthographe et le style défectueux de Martines, que M. Vulliaud souligne un peu trop complaisamment, ne prouvent rien contre la réalité de ses connaissances dans un certain ordre ; il ne faut pas confondre l’instruction profane et le savoir initiatique ; un initié d’un ordre très élevé (ce que ne fut certainement pas Martines) peut même être tout à fait illettré, et cela se voit assez souvent en Orient. Il semble d’ailleurs que M. Vulliaud se soit complu à présenter sous son plus mauvais jour le personnage énigmatique et complexe de Martines ; M. Le Forestier s’est montré assurément beaucoup plus impartial ; et, après tout cela, il reste encore bien des points à élucider.

Ces obscurités persistantes prouvent la difficulté de ces études sur des choses qui semblent parfois avoir été embrouillées à plaisir ; aussi faut-il savoir gré à M. Vulliaud d’y avoir apporté sa contribution, et, bien qu’il s’abstienne de formuler aucune conclusion, son travail fournit tout au moins une documentation nouvelle en grande partie et, dans son ensemble, fort intéressante(3). Aussi, puisque ce travail doit avoir une suite, nous souhaitons que M. Vulliaud ne la fasse pas trop longtemps attendre à ses lecteurs, qui y trouveront certainement encore beaucoup de choses curieuses et dignes d’attention, et peut-être le point de départ de réflexions que l’auteur, se renfermant dans son rôle d’historien, ne veut pas exprimer lui-même.