CHAPITRE III
Et-Tawhîd(*)

La doctrine de l’Unité, c’est-à-dire l’affirmation que le Principe de toute existence est essentiellement Un, est un point fondamental commun à toutes les traditions orthodoxes, et nous pouvons même dire que c’est sur ce point que leur identité de fond apparaît le plus nettement, se traduisant jusque dans l’expression même. En effet, lorsqu’il s’agit de l’Unité, toute diversité s’efface, et ce n’est que lorsqu’on descend vers la multiplicité que les différences de formes apparaissent, les modes d’expression étant alors multiples eux-mêmes comme ce à quoi ils se rapportent, et susceptibles de varier indéfiniment pour s’adapter aux circonstances de temps et de lieux. Mais « la doctrine de l’Unité est unique » (suivant la formule arabe : Et-Tawhîdu wâhidun), c’est-à-dire qu’elle est partout et toujours la même, invariable comme le Principe, indépendante de la multiplicité et du changement qui ne peuvent affecter que les applications d’ordre contingent.

Aussi pouvons-nous dire que, contrairement à l’opinion courante, il n’y a jamais eu nulle part aucune doctrine réellement « polythéiste », c’est-à-dire admettant une pluralité de principes absolue et irréductible. Ce « pluralisme » n’est possible que comme une déviation résultant de l’ignorance et de l’incompréhension des masses, de leur tendance à s’attacher exclusivement à la multiplicité du manifesté : de là l’« idolâtrie » sous toutes ses formes, naissant de la confusion du symbole en lui-même avec ce qu’il est destiné à exprimer, et la personnification des attributs divins considérés comme autant d’êtres indépendants, ce qui est la seule origine possible d’un « polythéisme » de fait. Cette tendance va d’ailleurs en s’accentuant à mesure qu’on avance dans le développement d’un cycle de manifestation, parce que ce développement lui-même est une descente dans la multiplicité, et en raison de l’obscuration spirituelle qui l’accompagne inévitablement. C’est pourquoi les formes traditionnelles les plus récentes sont celles qui doivent énoncer de la façon la plus apparente à l’extérieur l’affirmation de l’Unité ; et, en fait, cette affirmation n’est exprimée nulle part aussi explicitement et avec autant d’insistance que dans l’Islamisme où elle semble même, si l’on peut dire, absorber en elle toute autre affirmation.

La seule différence entre les doctrines traditionnelles, à cet égard, est celle que nous venons d’indiquer : l’affirmation de l’Unité est partout, mais, à l’origine, elle n’avait pas même besoin d’être formulée expressément pour apparaître comme la plus évidente de toutes les vérités, car les hommes étaient alors trop près du Principe pour la méconnaître ou la perdre de vue. Maintenant au contraire, on peut dire que la plupart d’entre eux, engagés tout entiers dans la multiplicité, et ayant perdu la connaissance intuitive des vérités d’ordre supérieur, ne parviennent qu’avec peine à la compréhension de l’Unité ; et c’est pourquoi il devient peu à peu nécessaire, au cours de l’histoire de l’humanité terrestre, de formuler cette affirmation de l’Unité à maintes reprises et de plus en plus nettement, nous pourrions dire de plus en plus énergiquement.

Si nous considérons l’état actuel des choses, nous voyons que cette affirmation est en quelque sorte plus enveloppée dans certaines formes traditionnelles, qu’elle en constitue même parfois comme le côté ésotérique, en prenant ce mot dans son sens le plus large, tandis que, dans d’autres, elle apparaît à tous les regards, si bien qu’on en arrive à ne plus voir qu’elle, quoiqu’il y ait assurément, là aussi, bien d’autres choses, mais qui ne sont plus que secondaires vis-à-vis de celle-là. Ce dernier cas est celui de l’Islamisme, même exotérique ; l’ésotérisme ne fait ici qu’expliquer et développer tout ce qui est contenu dans cette affirmation et toutes les conséquences qui en dérivent, et, s’il le fait en termes souvent identiques à ceux que nous rencontrons dans d’autres traditions, telles que le Vêdânta et le Taoïsme, il n’y a pas lieu de s’en étonner, ni de voir là l’effet d’emprunts qui sont historiquement contestables ; il en est ainsi simplement parce que la vérité est une, et parce que, dans cet ordre principiel, comme nous le disions au début, l’Unité se traduit nécessairement jusque dans l’expression elle-même.

D’autre part, il est à remarquer, toujours en envisageant les choses dans leur état présent, que les peuples occidentaux, et plus spécialement les peuples nordiques, sont ceux qui semblent éprouver le plus de difficultés à comprendre la doctrine de l’Unité, en même temps qu’ils sont plus engagés que tous les autres dans le changement et la multiplicité. Les deux choses vont évidemment ensemble, et peut-être y a-t-il là quelque chose qui tient, au moins en partie, aux conditions d’existence de ces peuples : question de tempérament, mais aussi question de climat, l’un étant d’ailleurs fonction de l’autre, au moins jusqu’à un certain point. Dans les pays du Nord, en effet, où la lumière solaire est faible et souvent voilée, toutes choses apparaissent aux regards avec une égale valeur, si l’on peut dire, et d’une façon qui affirme purement et simplement leur existence individuelle sans rien laisser entrevoir au delà ; ainsi, dans l’expérience ordinaire elle-même, on ne voit véritablement que la multiplicité. Il en est tout autrement dans les pays où le soleil, par son rayonnement intense, absorbe pour ainsi dire toutes choses en lui-même, les faisant disparaître devant lui comme la multiplicité disparaît devant l’Unité, non qu’elle cesse d’exister selon son mode propre, mais parce que cette existence n’est rigoureusement rien au regard du Principe. Ainsi, l’Unité devient en quelque sorte sensible : ce flamboiement solaire, c’est l’image de la fulguration de l’œil de Shiva, qui réduit en cendres toute manifestation. Le soleil s’impose ici comme le symbole par excellence du Principe Un (Allahu Ahad), qui est l’Être nécessaire, Celui qui seul Se suffit à Lui-même dans Son absolue plénitude (Allahu Es-Samad), et de qui dépendent entièrement l’existence et la subsistance de toutes choses, qui hors de Lui ne seraient que néant.

Le « monothéisme », si l’on peut employer ce mot pour traduire Et-Tawhîd, bien qu’il en restreigne quelque peu la signification en faisant penser presque inévitablement à un point de vue exclusivement religieux, le « monothéisme », disons-nous, a donc un caractère essentiellement « solaire ». Il n’est nulle part plus « sensible » que dans le désert, où la diversité des choses est réduite à son minimum, et où, en même temps, les mirages font apparaître tout ce qu’a d’illusoire le monde manifesté. Là, le rayonnement solaire produit les choses et les détruit tour à tour ; ou plutôt, car il est inexact de dire qu’il les détruit, il les transforme et les résorbe après les avoir manifestées. On ne pourrait trouver une image plus vraie de l’Unité se déployant extérieurement dans la multiplicité sans cesser d’être elle-même et sans en être affectée, puis ramenant à elle, toujours selon les apparences, cette multiplicité qui, en réalité, n’en est jamais sortie, car il ne saurait rien y avoir en dehors du Principe, auquel on ne peut rien ajouter et duquel on ne peut rien retrancher, parce qu’il est l’indivisible totalité de l’Existence unique. Dans la lumière intense des pays d’Orient, il suffit de voir pour comprendre ces choses, pour en saisir immédiatement la vérité profonde ; et surtout il semble impossible de ne pas les comprendre ainsi dans le désert, où le soleil trace les Noms divins en lettres de feu dans le ciel.