CHAPITRE IV
El-faqru(*)
L’être contingent peut être défini comme celui qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante ; un tel être, par conséquent, n’est rien par lui-même, et rien de ce qu’il est ne lui appartient en propre. Tel est le cas de l’être humain, en tant qu’individu, ainsi que de tous les êtres manifestés, en quelque état que ce soit, car, quelle que soit la différence entre les degrés de l’Existence universelle, elle est toujours nulle au regard du Principe. Ces êtres, humains ou autres, sont donc, en tout ce qu’ils sont, dans une dépendance complète vis-à-vis du Principe, « hors duquel il n’y a rien, absolument rien qui existe »(1) ; c’est dans la conscience de cette dépendance que consiste proprement ce que plusieurs traditions désignent comme la « pauvreté spirituelle ». En même temps, pour l’être qui est parvenu à cette conscience, celle-ci a pour conséquence immédiate le détachement à l’égard de toutes les choses manifestées, car il sait dès lors que ces choses aussi ne sont rien, que leur importance est rigoureusement nulle par rapport à la Réalité absolue. Ce détachement, dans le cas de l’être humain, implique essentiellement et avant tout l’indifférence à l’égard des fruits de l’action, telle que l’enseigne notamment la Bhagavad-Gîtâ, indifférence par laquelle l’être échappe à l’enchaînement indéfini des conséquences de cette action : c’est l’« action sans désir » (nishkâma Karma), tandis que l’« action avec désir » (sakâma Karma) est l’action accomplie en vue de ses fruits.
Par là, l’être sort donc de la multiplicité ; il échappe, suivant les expressions employées par la doctrine taoïste, aux vicissitudes du « courant des formes », à l’alternance des états de « vie » et de « mort », de « condensation » et de « dissipation »(2), passant de la circonférence de la « roue cosmique » à son centre, qui est désigné lui-même comme « le vide (le non-manifesté) qui unit les rayons et en fait une roue »(3). « Celui qui est arrivé au maximum du vide, dit aussi Lao-tseu, celui-là sera fixé solidement dans le repos… Retourner à sa racine (c’est-à-dire au Principe, à la fois origine première et fin dernière de tous les êtres), c’est entrer dans l’état de repos »(4). « La paix dans le vide, dit Lie-tseu, est un état indéfinissable ; on ne la prend ni ne la donne ; on arrive à s’y établir »(5). Cette « paix dans le vide », c’est la « grande paix » (Es-Sakînah) de l’ésotérisme musulman(6), qui est en même temps la « présence divine » au centre de l’être, impliquée par l’union avec le Principe, qui ne peut effectivement s’opérer qu’en ce centre même. « À celui qui demeure dans le non-manifesté, tous les êtres se manifestent… Uni au Principe, il est en harmonie, par lui, avec tous les êtres. Uni au Principe, il connaît tout par les raisons générales supérieures, et n’use plus, par conséquent, de ses divers sens, pour connaître en particulier et en détail. La vraie raison des choses est invisible, insaisissable, indéfinissable, indéterminable. Seul, l’esprit rétabli dans l’état de simplicité parfaite peut l’atteindre dans la contemplation profonde »(7).
La « simplicité », expression de l’unification de toutes les puissances de l’être, caractérise le retour à l’« état primordial » ; et l’on voit ici toute la différence qui sépare la connaissance transcendante du sage, du savoir ordinaire et « profane ». Cette « simplicité », c’est aussi ce qui est désigné ailleurs comme l’état d’« enfance » (en sanscrit bâlya), entendu naturellement au sens spirituel, et qui, dans la doctrine hindoue, est considéré comme une condition préalable pour l’acquisition de la connaissance par excellence. Ceci rappelle les paroles similaires qui se trouvent dans l’Évangile : « Quiconque ne recevra point le Royaume de Dieu comme un enfant, n’y entrera point »(8). « Tandis que vous avez caché ces choses aux savants et aux prudents, vous les avez révélées aux simples et aux petits »(9).
« Simplicité » et « petitesse » sont ici, au fond, des équivalents de la « pauvreté », dont il est si souvent question aussi dans l’Évangile, et qu’on comprend généralement fort mal : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient »(10). Cette « pauvreté » (en arabe El-faqru) conduit, suivant l’ésotérisme musulman, à El-fanâ, c’est-à-dire à l’« extinction » du « moi »(11) ; et, par cette « extinction », on atteint la « station divine » (El-maqâmul-ilahi), qui est le point central où toutes les distinctions inhérentes aux points de vue extérieurs sont dépassées, où toutes les oppositions ont disparu et sont résolues dans un parfait équilibre. « Dans l’état primordial, ces oppositions n’existaient pas. Toutes sont dérivées de la diversification des êtres (inhérente à la manifestation et contingente comme elle), et de leurs contacts causés par la giration universelle (c’est-à-dire par la rotation de la « roue cosmique » autour de son axe). Elles cessent d’emblée d’affecter l’être qui a réduit son moi distinct et son mouvement particulier à presque rien »(12). Cette réduction du « moi distinct », qui finalement disparaît en se résorbant en un point unique, est la même chose qu’El-fanâ, et aussi que le « vide » dont il a été question plus haut ; il est d’ailleurs évident, d’après le symbolisme de la roue, que le « mouvement » d’un être est d’autant plus réduit que cet être est plus rapproché du centre. « Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini(13). Il est parvenu et se tient au point de départ des transformations, point neutre où il n’y a pas de conflits. Par concentration de sa nature, par alimentation de son esprit vital, par rassemblement de toutes ses puissances, il s’est uni au principe de toutes les genèses. Sa nature étant entière (totalisée synthétiquement dans l’unité principielle), son esprit vital étant intact, aucun être ne saurait l’entamer »(14).
La « simplicité » dont il a été question plus haut correspond à l’unité « sans dimensions » du point primordial, auquel aboutit le mouvement de retour vers l’origine. « L’homme absolument simple fléchit par sa simplicité tous les êtres,… si bien que rien ne s’oppose à lui dans les six régions de l’espace, que rien ne lui est hostile, que le feu et l’eau ne le blessent pas »(15). En effet, il se tient au centre, dont les six directions sont issues par rayonnement, et où elles viennent, dans le mouvement de retour, se neutraliser deux à deux, de sorte que, en ce point unique, leur triple opposition cesse entièrement, et que rien de ce qui en résulte ou s’y localise ne peut atteindre l’être qui demeure dans l’unité immuable. Celui-ci ne s’opposant à rien, rien non plus ne saurait s’opposer à lui, car l’opposition est nécessairement une relation réciproque, qui exige deux termes en présence, et qui, par conséquent, est incompatible avec l’unité principielle ; et l’hostilité, qui n’est qu’une suite ou une manifestation extérieure de l’opposition, ne peut exister à l’égard d’un être qui est en dehors et au delà de toute opposition. Le feu et l’eau, qui sont le type des contraires dans le « monde élémentaire », ne peuvent le blesser, car, à vrai dire, ils n’existent même plus pour lui en tant que contraires, étant rentrés, en s’équilibrant et se neutralisant l’un l’autre par la réunion de leurs qualités apparemment opposées, mais réellement complémentaires, dans l’indifférenciation de l’éther primordial.
Ce point central, par lequel s’établit, pour l’être humain, la communication avec les états supérieurs ou « célestes », est aussi la « porte étroite » du symbolisme évangélique, et l’on peut dès lors comprendre ce que sont les « riches » qui ne peuvent y passer : ce sont les êtres attachés à la multiplicité, et qui, par suite, sont incapables de s’élever de la connaissance distinctive à la connaissance unifiée. Cet attachement, en effet, est directement contraire au détachement dont il a été question plus haut, comme la richesse est contraire à la pauvreté, et il enchaîne l’être à la série indéfinie des cycles de manifestation(16). L’attachement à la multiplicité est aussi, en un certain sens, la « tentation » biblique, qui, en faisant goûter à l’être le fruit de l’« Arbre de la Science du bien et du mal », c’est-à-dire de la connaissance duelle et distinctive des choses contingentes, l’éloigne de l’unité centrale originelle et l’empêche d’atteindre le fruit de l’« Arbre de Vie » ; et c’est bien par là, en effet, que l’être est soumis à l’alternance des mutations cycliques, c’est-à-dire à la naissance et à la mort. Le parcours indéfini de la multiplicité est figuré précisément par les spires du serpent s’enroulant autour de l’arbre qui symbolise l’« Axe du Monde » : c’est le chemin des « égarés » (Ed-dâllîn), de ceux qui sont dans l’« erreur » au sens étymologique de ce mot, par opposition au « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm), en ascension verticale suivant l’axe même, dont il est parlé dans la première sûrat du Qorân(17).
« Pauvreté », « simplicité », « enfance », ce n’est là qu’une seule et même chose, et le dépouillement que tous ces mots expriment(18) aboutit à une « extinction » qui est, en réalité, la plénitude de l’être, de même que le « non-agir » (wou-wei) est la plénitude de l’activité, puisque c’est de là que sont dérivées toutes les activités particulières : « Le Principe est toujours non-agissant, et cependant tout est fait par lui »(19). L’être qui est ainsi arrivé au point central a réalisé par là même l’intégralité de l’état humain : c’est l’« homme véritable » (tchenn-jen) du Taoïsme, et lorsque, partant de ce point pour s’élever aux états supérieurs, il aura accompli la totalisation parfaite de ses possibilités, il sera devenu l’« homme divin » (cheun-jen), qui est l’« Homme Universel » (El-Insânul-Kâmil) de l’ésotérisme musulman. Ainsi, on peut dire que ce sont les « riches » au point de vue de la manifestation qui sont véritablement les « pauvres » au regard du Principe, et inversement ; c’est ce qu’exprime encore très nettement cette parole de l’Évangile : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers »(20) ; et nous devons constater à cet égard, une fois de plus, le parfait accord de toutes les doctrines traditionnelles, qui ne sont que les expressions diverses de la Vérité une.