CHAPITRE II
L’esprit de l’Inde(*)
L’opposition de l’Orient et de l’Occident, ramenée à ses termes les plus simples, est au fond identique à celle que l’on se plaît souvent à établir entre la contemplation et l’action. Nous nous sommes déjà expliqué là-dessus en maintes occasions, et nous avons examiné les différents points de vue où l’on peut se placer pour envisager les rapports de ces deux termes : sont-ce vraiment là deux contraires, ou ne seraient-ce pas plutôt deux complémentaires, ou bien encore n’y aurait-il pas, en réalité, entre l’un et l’autre une relation, non de coordination, mais de subordination ? Nous ne ferons donc ici que résumer très rapidement ces considérations, indispensables à qui veut comprendre l’esprit de l’Orient en général et celui de l’Inde en particulier.
Le point de vue qui consiste à opposer purement et simplement l’une à l’autre la contemplation et l’action est le plus extérieur et le plus superficiel de tous. L’opposition existe bien dans les apparences, mais elle ne peut être absolument irréductible ; d’ailleurs, on pourrait en dire autant pour tous les contraires, qui cessent d’être tels dès qu’on s’élève au-dessus d’un certain niveau, celui où leur opposition a toute sa réalité. Qui dit opposition ou contraste dit, par là même, désharmonie ou déséquilibre, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut exister que sous un point de vue particulier et limité ; dans l’ensemble des choses, l’équilibre est fait de la somme de tous les déséquilibres, et tous les désordres partiels concourent bon gré mal gré à l’ordre total.
En considérant la contemplation et l’action comme complémentaires, on se place à un point de vue déjà plus profond et plus vrai que le précédent, parce que l’opposition s’y trouve conciliée et résolue, ses deux termes s’équilibrant en quelque sorte l’un par l’autre. Il s’agirait alors de deux éléments également nécessaires qui se complètent et s’appuient mutuellement, et qui constituent la double activité, intérieure et extérieure, d’un seul et même être, que ce soit chaque homme pris en particulier ou l’humanité envisagée collectivement. Cette conception est assurément plus harmonieuse et plus satisfaisante que la première ; cependant, si l’on s’y tenait exclusivement, on serait tenté, en vertu de la corrélation ainsi établie, de placer sur le même plan la contemplation et l’action, de sorte qu’il n’y aurait qu’à s’efforcer de tenir autant que possible la balance égale entre elles, sans jamais poser la question d’une supériorité quelconque de l’une par rapport à l’autre. Or, en fait, cette question s’est toujours posée, et, en ce qui concerne l’antithèse de l’Orient et de l’Occident, nous pouvons dire qu’elle consiste précisément en ce que l’Orient maintient la supériorité de la contemplation, tandis que l’Occident, et spécialement l’Occident moderne, affirme au contraire la supériorité de l’action sur la contemplation. Ici, il ne s’agit plus de points de vue dont chacun peut avoir sa raison d’être et être accepté tout au moins comme l’expression d’une vérité relative ; un rapport de subordination étant irréversible, les deux conceptions en présence sont réellement contradictoires, donc exclusives l’une de l’autre, de sorte que forcément l’une est vraie et l’autre fausse. Il faut donc choisir et peut-être la nécessité de ce choix ne s’est-elle jamais imposée avec autant de force et d’urgence que dans les circonstances actuelles ; peut-être même s’imposera-t-elle encore davantage dans un prochain avenir.
Dans ceux de nos ouvrages auxquels nous avons fait allusion plus haut(1), nous avons exposé que la contemplation est supérieure à l’action, comme l’immuable est supérieur au changement. L’action, n’étant qu’une modification transitoire et momentanée de l’être, ne saurait avoir en elle-même son principe et sa raison suffisante ; si elle ne se rattache à un principe qui est au delà de son domaine contingent, elle n’est qu’une pure illusion ; et ce principe dont elle tire toute la réalité dont elle est susceptible, et son existence et sa possibilité même, ne peut se trouver que dans la contemplation ou, si l’on préfère, dans la connaissance. De même, le changement, dans son acception la plus générale, est inintelligible et contradictoire, c’est-à-dire impossible, sans un principe dont il procède et qui, par là même qu’il est son principe, ne peut lui être soumis, donc est forcément immuable ; et c’est pourquoi, dans l’antiquité occidentale, Aristote avait affirmé la nécessité du « moteur immobile » de toutes choses. Il est évident que l’action appartient au monde du changement, du « devenir » ; la connaissance seule permet de sortir de ce monde et des limitations qui lui sont inhérentes, et, lorsqu’elle atteint l’immuable, elle possède elle-même l’immutabilité, car toute connaissance est essentiellement identification avec son objet. C’est là précisément ce qu’ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n’envisagent plus qu’une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu’on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui, de plus en plus, n’apprécient même cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir directement à des fins pratiques ; engagés dans l’action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s’aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile.
Dans l’organisation sociale de l’Inde, qui n’est qu’une application de la doctrine métaphysique à l’ordre humain, les rapports de la connaissance et de l’action sont représentés par ceux des deux premières castes, les Brâhmanes et les Kshatriyas, dont elles sont respectivement les fonctions propres. Il est dit que le Brâhmane est le type des êtres stables, et que le Kshatriya est le type des êtres mobiles ou changeants ; ainsi, tous les êtres de ce monde, suivant leur nature, sont principalement en relation avec l’un ou avec l’autre, car il y a une parfaite correspondance entre l’ordre cosmique et l’ordre humain. Ce n’est pas, bien entendu, que l’action soit interdite au Brâhmane, ni la connaissance au Kshatriya, mais elles ne leur conviennent en quelque sorte que par accident et non essentiellement ; le swadharma, la loi propre de la caste, en conformité avec la nature de l’être qui lui appartient, est dans la connaissance pour le Brâhmane, dans l’action pour le Kshatriya. Aussi le Brâhmane est-il supérieur au Kshatriya, comme la connaissance est supérieure à l’action ; en d’autres termes, l’autorité spirituelle est supérieure au pouvoir temporel, et c’est en reconnaissant sa subordination vis-à-vis de celle-là que celui-ci sera légitime, c’est-à-dire qu’il sera vraiment ce qu’il doit être ; autrement, se séparant de son principe, il ne pourra s’exercer que d’une façon désordonnée et ira fatalement à sa perte.
Aux Kshatriyas appartient normalement toute la puissance extérieure, puisque le domaine de l’action, c’est le monde extérieur ; mais cette puissance n’est rien sans un principe intérieur, purement spirituel, qu’incarne l’autorité des Brâhmanes, et dans lequel elle trouve sa seule garantie valable. En échange de cette garantie, les Kshatriyas doivent, à l’aide de la force dont ils disposent, assurer aux Brâhmanes le moyen d’accomplir en paix, à l’abri du trouble et de l’agitation, leur propre fonction de connaissance et d’enseignement ; c’est ce qu’on représente sous la figure de Skanda, le Seigneur de la guerre, protégeant la méditation de Ganêsha, le Seigneur de la connaissance. Tels sont les rapports réguliers de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel ; et, s’ils étaient partout et toujours observés, aucun conflit ne pourrait jamais s’élever entre l’une et l’autre, chacun occupant la place qui doit lui revenir en vertu de la hiérarchie des fonctions et des êtres, hiérarchie strictement conforme à la nature des choses. On voit que la place qui est faite aux Kshatriyas, et par conséquent à l’action, tout en étant subordonnée, est fort loin d’être négligeable, puisqu’elle comprend tout le pouvoir extérieur, à la fois militaire, administratif et judiciaire, qui se synthétise dans la fonction royale. Les Brâhmanes n’ont à exercer qu’une autorité invisible, qui, comme telle, peut être ignorée du vulgaire, mais qui n’en est pas moins le principe de tout pouvoir visible ; cette autorité est comme le pivot autour duquel tournent toutes choses, l’axe fixe autour duquel le monde accomplit sa révolution, le centre immuable qui dirige et règle le mouvement cosmique sans y participer ; et c’est ce que représente l’antique symbole du swastika, qui est, pour cette raison, un des attributs de Ganêsha.
Il convient d’ajouter que la place qui doit être faite à l’action sera, dans l’application, plus ou moins grande selon les circonstances ; il en est, en effet, des peuples comme des individus, et, alors que la nature de certains est surtout contemplative, celle des autres est surtout active. Il n’est sans doute aucun pays où l’aptitude à la contemplation soit aussi répandue et aussi généralement développée que dans l’Inde ; et c’est pourquoi celle-ci peut être considérée comme représentant par excellence l’esprit oriental. Par contre, parmi les peuples occidentaux, il est bien certain que c’est l’aptitude à l’action qui prédomine chez le plus grand nombre des hommes, et que, même si cette tendance n’était pas exagérée et déviée comme elle l’est présentement, elle subsisterait néanmoins, de sorte que la contemplation ne pourrait jamais être là que l’affaire d’une élite beaucoup plus restreinte. Cela suffirait cependant pour que tout rentre dans l’ordre, car la puissance spirituelle, tout au contraire de la force matérielle, n’est nullement basée sur le nombre ; mais, actuellement, les Occidentaux ne sont véritablement que des hommes sans caste, aucun d’eux n’occupant la place et la fonction qui conviendraient à sa nature. Ce désordre s’étend même rapidement, il ne faut pas se le dissimuler, et semble gagner jusqu’à l’Orient, bien qu’il ne l’affecte encore que d’une façon très superficielle et beaucoup plus limitée que ne pourraient se l’imaginer ceux qui, ne connaissant que des Orientaux plus ou moins occidentalisés, ne se doutent pas du peu d’importance qu’ils ont en réalité. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là un danger qui, malgré tout, risque de s’aggraver, au moins transitoirement ; le « péril occidental » n’est pas un vain mot, et l’Occident, qui en est lui-même la première victime, semble vouloir entraîner l’humanité tout entière dans la ruine dont il est menacé par sa propre faute.
Ce péril, c’est celui de l’action désordonnée, parce que privée de son principe ; une telle action n’est en elle-même qu’un pur néant, et elle ne peut conduire qu’à une catastrophe. Pourtant, dira-t-on, si cela existe, c’est que ce désordre même doit finalement rentrer dans l’ordre universel, qu’il en est un élément au même titre que tout le reste ; et, d’un point de vue supérieur, cela est rigoureusement vrai. Tous les êtres, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, dépendent entièrement de leur principe en tout ce qu’ils sont ; l’action désordonnée n’est elle-même possible que par le principe de toute action, mais, parce qu’elle est inconsciente de ce principe, parce qu’elle ne reconnaît pas la dépendance où elle est à son égard, elle est sans règle et sans efficacité positive, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, elle ne possède que le plus bas degré de réalité, celui qui est le plus proche de l’illusion pure et simple, précisément parce qu’il est le plus éloigné du principe, en lequel seul est la réalité absolue. Au point de vue du principe, il n’y a que l’ordre ; mais, au point de vue des contingences, le désordre existe, et, en ce qui concerne l’humanité terrestre, nous sommes à une époque où ce désordre paraît triompher.
On peut se demander pourquoi il en est ainsi, et la doctrine hindoue, avec la théorie des cycles cosmiques, fournit une réponse à cette question. Nous sommes dans le Kali-Yuga, dans l’âge sombre où la spiritualité est réduite à son minimum, par les lois mêmes du développement du cycle humain, amenant une sorte de matérialisation progressive à travers ses diverses périodes, dont celle-ci est la dernière ; par cycle humain, nous entendons ici uniquement la durée d’un Manvantara. Vers la fin de cet âge, tout est confondu, les castes sont mélangées, la famille même n’existe plus ; n’est-ce pas là exactement ce que nous voyons autour de nous ? Faut-il en conclure que le cycle actuel touche effectivement à sa fin, et que bientôt nous verrons poindre l’aurore d’un nouveau Manvantara ? On pourrait être tenté de le croire, surtout si l’on songe à la vitesse croissante avec laquelle les événements se précipitent ; mais peut-être le désordre n’a-t-il pas encore atteint son point le plus extrême, peut-être l’humanité doit-elle descendre encore plus bas, dans les excès d’une civilisation toute matérielle, avant de pouvoir remonter vers le principe et vers les réalités spirituelles et divines. Peu importe d’ailleurs : que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, ce développement descendant que les Occidentaux modernes appellent « progrès » trouvera sa limite, et alors l’« âge noir » prendra fin ; alors paraîtra le Kalkin-avatâra, Celui qui est monté sur le cheval blanc, qui porte sur sa tête un triple diadème, signe de la souveraineté dans les trois mondes, et qui tient dans sa main un glaive flamboyant comme la queue d’une comète ; alors le monde du désordre et de l’erreur sera détruit, et, par la puissance purificatrice et régénératrice d’Agni, toutes choses seront rétablies et restaurées dans l’intégralité de leur état primordial, la fin du cycle présent étant en même temps le commencement du cycle futur. Ceux qui savent qu’il doit en être ainsi ne peuvent, même au milieu de la pire confusion, perdre leur immuable sérénité ; si fâcheux qu’il soit de vivre dans une époque de trouble et d’obscurité presque générale, ils ne peuvent en être affectés au fond d’eux-mêmes, et c’est là ce qui fait la force de l’élite véritable. Sans doute, si l’obscurité doit encore aller en s’étendant de plus en plus, cette élite pourra, même en Orient, être réduite à un très petit nombre ; mais il suffit que quelques-uns gardent intégralement la véritable connaissance, pour être prêts, lorsque les temps seront accomplis, à sauver tout ce qui pourra encore être sauvé du monde actuel, et qui deviendra le germe du monde futur.
Ce rôle de conservation de l’esprit traditionnel, avec tout ce qu’il implique en réalité lorsqu’on l’entend dans son sens le plus profond, c’est l’Orient seul qui peut le remplir actuellement ; nous ne voulons pas dire l’Orient tout entier, puisque malheureusement le désordre qui vient de l’Occident peut l’atteindre dans certains de ses éléments ; mais c’est en Orient seulement que subsiste encore une véritable élite, où l’esprit traditionnel se retrouve avec toute sa vitalité. Ailleurs, ce qui en reste se réduit à des formes extérieures dont la signification est depuis longtemps déjà à peu près incomprise, et, si quelque chose de l’Occident peut être sauvé, ce ne sera possible qu’avec l’aide de l’Orient ; mais encore faudra-t-il que cette aide, pour être efficace, trouve un point d’appui dans le monde occidental, et ce sont là des possibilités sur lesquelles il serait actuellement bien difficile d’apporter quelque précision.
Quoi qu’il en soit, l’Inde a en un certain sens, dans l’ensemble de l’Orient, une situation privilégiée sous le rapport que nous envisageons, et la raison en est que, sans l’esprit traditionnel, l’Inde ne serait plus rien. En effet, l’unité hindoue (nous ne disons pas indienne) n’est pas une unité de race ni de langue, elle est exclusivement une unité de tradition ; sont Hindous tous ceux qui adhèrent effectivement à cette tradition, et ceux-là seulement. Ceci explique ce que nous disions précédemment de l’aptitude à la contemplation, plus générale dans l’Inde que partout ailleurs : la participation à la tradition, en effet, n’est pleinement effective que dans la mesure où elle implique la compréhension de la doctrine, et celle-ci consiste avant tout dans la connaissance métaphysique, puisque c’est dans l’ordre métaphysique pur que se trouve le principe dont dérive tout le reste. C’est pourquoi l’Inde apparaît comme plus particulièrement destinée à maintenir jusqu’au bout la suprématie de la contemplation sur l’action, à opposer par son élite une barrière infranchissable à l’envahissement de l’esprit occidental moderne, à conserver intacte, au milieu d’un monde agité par des changements incessants, la conscience du permanent, de l’immuable et de l’éternel.
Il doit être bien entendu, d’ailleurs, que ce qui est immuable, c’est le principe seul, et que les applications auxquelles il donne lieu dans tous les domaines peuvent et doivent même varier suivant les circonstances et suivant les époques, car, tandis que le principe est absolu, les applications sont relatives et contingentes comme le monde auquel elles se rapportent. La tradition permet des adaptations indéfiniment multiples et diverses dans leurs modalités ; mais toutes ces adaptations, dès lors qu’elles sont faites rigoureusement selon l’esprit traditionnel, ne sont autre chose que le développement normal de certaines des conséquences qui sont éternellement contenues dans le principe ; il ne s’agit donc, dans tous les cas, que de rendre explicite ce qui était jusque-là implicite, et ainsi le fond, la substance même de la doctrine, demeure toujours identique sous toutes les différences des formes extérieures. Les applications peuvent être de bien des sortes : telles sont notamment, non seulement les institutions sociales, auxquelles nous avons déjà fait allusion, mais aussi les sciences, quand elles sont vraiment ce qu’elles doivent être ; et ceci montre la différence essentielle qui existe entre la conception de ces sciences traditionnelles et celle des sciences telles que les a constituées l’esprit occidental moderne. Tandis que celles-là prennent toute leur valeur de leur rattachement à la doctrine métaphysique, celles-ci, sous prétexte d’indépendance, sont étroitement renfermées en elles-mêmes et ne peuvent prétendre qu’à pousser toujours plus loin, mais sans sortir de leur domaine borné ni en reculer les limites d’un pas, une analyse qui pourrait se poursuivre ainsi indéfiniment sans qu’on en soit jamais plus avancé dans la vraie connaissance des choses. Est-ce par un obscur sentiment de cette impuissance que les modernes en sont arrivés à préférer la recherche au savoir, ou est-ce tout simplement parce que cette recherche sans terme satisfait leur besoin d’une incessante agitation qui veut être à elle-même sa propre fin ? Que pourraient faire les Orientaux de ces sciences vaines que l’Occident prétend leur apporter, alors qu’ils possèdent d’autres sciences incomparablement plus réelles et plus vastes et que le moindre effort de concentration intellectuelle leur en apprend bien plus que toutes ces vues fragmentaires et dispersées, cet amas chaotique de faits et de notions qui ne sont reliés que par des hypothèses plus ou moins fantaisistes, péniblement édifiées pour être aussitôt renversées et remplacées par d’autres qui ne seront pas mieux fondées ? Et qu’on ne vante pas outre mesure, en croyant compenser par là tous leurs défauts, les applications industrielles et techniques auxquelles ces sciences ont donné naissance ; personne ne songe à contester qu’elles ont du moins cette utilité pratique, si leur valeur spéculative est plutôt illusoire ; mais c’est là une chose à laquelle l’Orient ne pourra jamais s’intéresser vraiment, et il estime trop peu ces avantages tout matériels pour leur sacrifier son esprit, parce qu’il sait quelle est l’immense supériorité du point de vue de la contemplation sur celui de l’action, et que toutes les choses qui passent ne sont que néant au regard de l’éternel.
L’Inde véritable, pour nous, ce n’est donc pas cette Inde plus ou moins modernisée, c’est-à-dire occidentalisée, que rêvent quelques jeunes gens élevés dans les Universités d’Europe ou d’Amérique, et qui, si fiers qu’ils soient du savoir tout extérieur qu’ils y ont acquis, ne sont pourtant, au point de vue oriental, que de parfaits ignorants, constituant, en dépit de leurs prétentions, tout le contraire d’une élite intellectuelle au sens où nous l’entendons. L’Inde véritable, c’est celle qui demeure toujours fidèle à l’enseignement que son élite se transmet à travers les siècles, c’est celle qui conserve intégralement le dépôt d’une tradition dont la source remonte plus haut et plus loin que l’humanité ; c’est l’Inde de Manu et des Rishis, l’Inde de Shrî Râma et de Shrî Krishna. Nous savons que ce ne fut pas toujours la contrée qu’on désigne aujourd’hui par ce nom ; sans doute même, depuis le séjour arctique primitif dont parle le Vêda, occupa-t-elle successivement bien des situations géographiques différentes ; peut-être en occupera-t-elle d’autres encore, mais peu importe, car elle est toujours là où est le siège de cette grande tradition dont le maintien parmi les hommes est sa mission et sa raison d’être. Par la chaîne ininterrompue de ses Sages, de ses Gurus et de ses Yogîs, elle subsiste à travers toutes les vicissitudes du monde extérieur, inébranlable comme le Mêru ; elle durera autant que le Sanâtana Dharma (qu’on pourrait traduire par Lex perennis, aussi exactement que le permet une langue occidentale), et jamais elle ne cessera de contempler toutes choses, par l’œil frontal de Shiva, dans la sereine immutabilité de l’éternel présent. Tous les efforts hostiles se briseront finalement contre la seule force de la vérité, comme les nuages se dissipent devant le soleil, même s’ils sont parvenus à l’obscurcir momentanément à nos regards. L’action destructrice du temps ne laisse subsister que ce qui est supérieur au temps : elle dévorera tous ceux qui ont borné leur horizon au monde du changement et placé toute réalité dans le devenir, ceux qui se sont fait une religion du contingent et du transitoire, car « celui qui sacrifie à un dieu deviendra la nourriture de ce dieu » ; mais que pourrait-elle contre ceux qui portent en eux-mêmes la conscience de l’éternité ?