CHAPITRE III
Kundalinî-yoga(*)

Il a déjà été question ici à diverses reprises des ouvrages d’Arthur Avalon (sir John Woodroffe), consacrés à l’un des aspects les plus mal connus des doctrines hindoues ; ce qu’on appelle le « tantrisme », parce qu’il se base sur les traités désignés sous le nom générique de tantras, et qui est d’ailleurs beaucoup plus étendu et moins nettement délimité qu’on ne le croit d’ordinaire, a toujours été, en effet, à peu près entièrement laissé de côté par les orientalistes, qui en ont été écartés à la fois par la difficulté de le comprendre et par certains préjugés, ceux-ci n’étant d’ailleurs que la conséquence directe de leur incompréhension. L’un des principaux de ces ouvrages, qui a pour titre The Serpent Power, a été réédité récemment(1) ; nous ne nous proposons pas d’en faire une analyse, ce qui serait à peu près impossible et d’ailleurs peu intéressant (mieux vaut, pour ceux de nos lecteurs qui savent l’anglais, se reporter au volume lui-même, dont nous ne donnerions jamais qu’une idée incomplète), mais plutôt de préciser la véritable signification de ce dont il traite, sans nous astreindre, d’ailleurs, à suivre l’ordre dans lequel les questions y sont exposées(2).

Nous devons dire, tout d’abord, que nous ne pouvons pas être entièrement d’accord avec l’auteur sur le sens fondamental du mot yoga, qui, étant littéralement celui d’« union », ne pourrait se comprendre s’il ne s’appliquait essentiellement au but suprême de toute « réalisation » ; il objecte à cela qu’il ne peut être question d’union qu’entre deux êtres distincts, et que Jîvâtmâ n’est point réellement distinct de Paramâtmâ. Ceci est parfaitement exact, mais, quoique l’individu ne se distingue en effet de l’Universel qu’en mode illusoire, il ne faut pas oublier que c’est de l’individu que part forcément toute « réalisation » (ce mot lui-même n’aurait autrement aucune raison d’être), et que, de son point de vue, celle-ci présente l’apparence d’une « union », laquelle, à vrai dire, n’est point quelque chose « qui doit être effectué », mais seulement une prise de conscience de « ce qui est », c’est-à-dire de l’« Identité suprême ». Un terme comme celui de yoga exprime donc l’aspect que prennent les choses vues du côté de la manifestation, et qui est évidemment illusoire au même titre que cette manifestation elle-même ; mais il en est de même, inévitablement, de toutes les formes du langage, puisqu’elles appartiennent au domaine de la manifestation individuelle, et il suffit d’en être averti pour ne pas être induit en erreur par leur imperfection, ni tenté de voir là l’expression d’un « dualisme » réel. Ce n’est que secondairement et par extension que ce même mot yoga peut être ensuite appliqué à l’ensemble des divers moyens mis en œuvre pour atteindre la « réalisation », moyens qui ne sont que préparatoires et auxquels le nom d’« union », de quelque façon qu’on l’entende, ne saurait convenir proprement ; mais tout ceci, d’ailleurs, n’affecte en rien l’exposé de ce dont il s’agit, car, dès lors que le mot yoga est précédé d’un déterminatif, de manière à en distinguer plusieurs sortes, il est bien évident qu’il est employé pour désigner les moyens, qui seuls sont multiples, tandis que le but est nécessairement un et le même dans tous les cas.

Le genre de yoga dont il est ici question se rattache à ce qui est appelé laya-yoga, et qui consiste essentiellement dans un processus de « dissolution » (laya), c’est-à-dire de résorption, dans le non-manifesté, des différents éléments constitutifs de la manifestation individuelle, cette résorption s’effectuant graduellement suivant un ordre qui est rigoureusement inverse de celui de la production (srishti) ou du développement (prapancha) de cette même manifestation(3). Les éléments ou principes dont il s’agit sont les tattwas que le Sânkhya énumère comme productions de Prakriti sous l’influence de Purusha : le « sens interne », c’est-à-dire le « mental » (manas), joint à la conscience individuelle (ahankâra), et par l’intermédiaire de celle-ci à l’intellect (Buddhi ou Mahat) ; les cinq tanmâtras ou essences élémentaires subtiles ; les cinq facultés de sensation (jnânêndriyas) et les cinq facultés d’action (karmêndriyas)(4) ; enfin, les cinq bhûtas ou éléments corporels(5). Chaque bhûta, avec le tanmâtra auquel il correspond et les facultés de sensation et d’action qui procèdent de celui-ci, est résorbé dans celui qui le précède immédiatement selon l’ordre de production, de telle sorte que l’ordre de résorption est le suivant : 1o la terre (prithvî), avec la qualité olfactive (gandha), le sens de l’odorat (ghrâna) et la faculté de locomotion (pâda) ; 2o l’eau (ap), avec la qualité sapide (rasa), le sens du goût (rasana) et la faculté de préhension (pâni) ; 3o le feu (têjas), avec la qualité visuelle (rûpa), le sens de la vue (chakshus) et la faculté d’excrétion (pâyu) ; 4o l’air (vâyu), avec la qualité tactile (sparsha), le sens du toucher (twach) et la faculté de génération (upastha) ; 5o l’éther (âkâsha), avec la qualité sonore (shabda), le sens de l’ouïe (shrotra) et la faculté de la parole (vâch) ; et enfin, au dernier stade, le tout est résorbé dans le « sens interne » (manas), toute la manifestation individuelle se trouvant ainsi réduite à son premier terme, et comme concentrée en un point au delà duquel l’être passe dans un autre domaine. Tels seront donc les six degrés préparatoires que devra traverser successivement celui qui suit cette voie de « dissolution », s’affranchissant ainsi graduellement des différentes conditions limitatives de l’individualité, avant d’atteindre l’état supra-individuel où pourra être réalisée, dans la Conscience pure (Chit), totale et informelle, l’union effective avec le Soi suprême (Paramâtmâ), union dont résulte immédiatement la « Délivrance » (Moksha).

Pour bien comprendre ce qui va suivre, il importe de ne jamais perdre de vue la notion de l’analogie constitutive du « Macrocosme » et du « Microcosme », en vertu de laquelle tout ce qui existe dans l’Univers se trouve aussi d’une certaine façon dans l’homme, ce que le Vishwasâra Tantra exprime en ces termes : « Ce qui est ici est là, ce qui n’est pas ici n’est nulle part » (Yad ihâsti tad anyatra, yan nêhâsti na tat kwachit). Il faut ajouter que, en raison de la correspondance qui existe entre tous les états de l’existence, chacun d’eux contient en quelque sorte en lui-même comme un reflet de tous les autres, ce qui permet de « situer », par exemple, dans le domaine de la manifestation grossière, qu’on l’envisage d’ailleurs dans l’ensemble cosmique ou dans le corps humain, des « régions » correspondant à des modalités diverses de la manifestation subtile, et même à toute une hiérarchie de « mondes » qui représentent autant de degrés différents dans l’existence universelle.

Cela dit, il est facile de concevoir qu’il y ait dans l’être humain des « centres » correspondant respectivement à chacun des groupes de tattwas que nous avons énumérés, et que ces centres, bien qu’appartenant essentiellement à la forme subtile (sûkshma-sharîra), puissent en un certain sens être « localisés » dans la forme corporelle ou grossière (sthûla-sharîra), ou, pour mieux dire, par rapport aux différentes parties de celle-ci, ces « localisations » n’étant en réalité rien d’autre qu’une façon d’exprimer des correspondances telles que celles dont nous venons de parler, correspondances qui impliquent d’ailleurs très réellement un lien spécial entre tel centre subtil et telle portion déterminée de l’organisme corporel. C’est ainsi que les six centres dont il s’agit sont rapportés aux divisions de la colonne vertébrale, appelée Mêru-danda parce qu’elle constitue l’axe du corps humain, de même que, au point de vue « macrocosmique », le Mêru est l’« axe du monde »(6) : les cinq premiers, dans le sens ascendant, correspondent respectivement aux régions coccygienne, sacrée, lombaire, dorsale et cervicale, et le sixième à la partie encéphalique du système nerveux central ; mais il doit être bien compris qu’ils ne sont point des centres nerveux, au sens physiologique de ce mot, et qu’on ne doit nullement les assimiler à divers plexus comme certains l’ont prétendu (ce qui est d’ailleurs en contradiction formelle avec leur « localisation » à l’intérieur de la colonne vertébrale elle-même), car ce n’est point d’une identité qu’il s’agit, mais seulement d’une relation entre deux ordres distincts de manifestation, relation qui est d’ailleurs suffisamment justifiée par le fait que c’est précisément par le moyen du système nerveux que s’établit une des liaisons les plus directes de l’état corporel avec l’état subtil(7).

De même, les « canaux » subtils (nâdîs) ne sont pas plus des nerfs qu’ils ne sont des vaisseaux sanguins ; ce sont, peut-on dire, « les lignes de direction que suivent les forces vitales ». De ces « canaux », les trois principaux sont sushumnâ, qui occupe la position centrale, idâ et pingalâ, les deux nâdîs de gauche et de droite, la première féminine ou négative, la seconde masculine ou positive, ces deux dernières correspondant ainsi à une « polarisation » des courants vitaux. Sushumnâ est « située » à l’intérieur de l’axe cérébro-spinal s’étendant jusqu’à l’orifice qui correspond à la couronne de la tête (Brahma-randhra) ; idâ et pingalâ sont à l’extérieur de ce même axe, autour duquel elles s’entrecroisent par une sorte de double enroulement hélicoïdal, pour aboutir respectivement aux deux narines gauche et droite, étant ainsi en rapport avec la respiration alternée de l’une à l’autre narine(8). C’est sur le parcours de sushumnâ, et même plus exactement à son intérieur (car elle est décrite comme renfermant deux autres « canaux » concentriques et plus ténus, appelés vajrâ et chitrâ)(9), que sont placés les « centres » dont nous avons parlé ; et, comme sushumnâ est elle-même « localisée » dans le canal médullaire, il est bien évident qu’il ne peut en aucune façon s’agir là d’organes corporels quelconques.

Ces centres sont appelés « roues » (chakras), et sont décrits aussi comme des « lotus » (padmas), dont chacun a un nombre déterminé de pétales (rayonnant dans l’intervalle compris entre vajrâ et chitrâ, c’est-à-dire à l’intérieur de la première et autour de la seconde). Les six chakras sont : mûlâdhâra, à la base de la colonne vertébrale ; swâdhishthâna, correspondant à la région abdominale ; manipûra, à la région ombilicale ; anâhata, à la région du cœur ; vishuddha, à la région de la gorge ; âjnâ à la région située entre les deux yeux, c’est-à-dire au « troisième œil » ; enfin, au sommet de la tête, autour du Brahma-randhra, est un septième « lotus », sahasrâra ou le « lotus à mille pétales », qui n’est pas compté au nombre des chakras, parce que, comme nous le verrons par la suite, il se rapporte, en tant que « centre de conscience », à un état qui est au delà des limites de l’individualité(10). Suivant les descriptions données pour la méditation (dhyâna), chaque lotus porte dans son péricarpe le yantra ou symbole géométrique du bhûta correspondant, dans lequel est le bîja-mantra de celui-ci, supporté par son « véhicule » symbolique (vâhana) ; là réside aussi une « déité » (dêvatâ), accompagnée d’une shakti particulière. Les « déités » qui président aux six chakras, et qui ne sont autre chose que les « formes de conscience » par lesquelles passe l’être aux stades correspondants, sont respectivement, dans l’ordre ascendant, Brahmâ, Vishnu, Rudra, Isha, Sadâshiva et Shambhu, qui ont d’autre part, au point de vue « macrocosmique », leurs demeures dans six « mondes » (lokas) hiérarchiquement superposés : Bhûrloka, Bhuvarloka, Swarloka, Janaloka, Tapoloka et Maharloka ; à sahasrâra préside Paramashiva, dont la demeure est le Satyaloka ; ainsi, tous ces mondes ont leur correspondance dans les « centres de conscience » de l’être humain, suivant le principe analogique que nous avons indiqué précédemment. Enfin, chacun des pétales des différents « lotus » porte une des lettres de l’alphabet sanscrit, ou peut-être serait-il plus exact de dire que les pétales sont les lettres mêmes(11) ; mais il serait peu utile d’entrer maintenant dans plus de détails sur ce sujet, et les compléments nécessaires à cet égard trouveront mieux leur place dans la seconde partie de notre étude, après que nous aurons dit ce qu’est Kundalinî, dont nous n’avons pas encore parlé jusqu’ici.

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Kundalinî est un aspect de la Shakti considérée comme force cosmique : c’est, pourrait-on dire, cette force même en tant qu’elle réside dans l’être humain, où elle agit comme force vitale ; et ce nom de Kundalinî signifie qu’elle est représentée comme enroulée sur elle-même à la façon d’un serpent ; ses manifestations les plus générales s’effectuent d’ailleurs sous la forme d’un mouvement en spirale se développant à partir d’un point central qui en est le « pôle »(12). L’« enroulement » symbolise un état de repos, celui d’une énergie « statique » dont procèdent toutes les formes d’activité manifestée ; en d’autres termes, toutes les forces vitales plus ou moins spécialisées qui sont constamment en action dans l’individualité humaine, sous sa double modalité subtile et corporelle, ne sont que des aspects secondaires de cette même Shakti qui en elle-même, en tant que Kundalinî, demeure immobile dans le « centre-racine » (mûlâdhâra), comme base et support de toute la manifestation individuelle. Lorsqu’elle est « éveillée », elle se déroule et se meut suivant une direction ascendante, résorbant en elle-même ces diverses Shaktis secondaires à mesure qu’elle traverse les différents centres dont nous avons parlé précédemment, jusqu’à ce qu’elle s’unisse finalement à Paramashiva dans le « lotus à mille pétales » (sahasrâra).

La nature de Kundalinî est décrite comme étant à la fois lumineuse (jyotirmayî) et sonore (shabdamayî ou mantramayî) ; on sait que la « luminosité » est considérée comme caractérisant proprement l’état subtil, et l’on connaît d’autre part le rôle primordial du son dans le processus cosmogonique ; il y aurait aussi beaucoup à dire, au même point de vue cosmogonique, sur l’étroite connexion qui existe entre le son et la lumière(13). Nous ne pouvons nous étendre ici sur la théorie très complexe du son (shabda) et de ses différentes modalités (parâ ou non manifestée, pashyantî et madhyamâ, appartenant l’une et l’autre à l’ordre subtil, et enfin vaikharî, qui est la parole articulée), théorie sur laquelle repose toute la science du mantra (mantra-vidyâ) ; mais nous ferons remarquer que c’est par là que s’explique, non seulement la présence des bîja-mantras des éléments à l’intérieur des « lotus », mais aussi celle des lettres sur leurs pétales. Il doit être bien entendu, en effet, qu’il ne s’agit pas ici des lettres en tant que caractères écrits, ni même des sons articulés que perçoit l’oreille ; mais ces lettres sont regardées comme les bîja-mantras ou « noms naturels » de toutes les activités (kriyâ) en connexion avec le tattwa du centre correspondant, ou comme les expressions en son grossier (vaikharî-shabda) des sons subtils produits par les forces qui constituent ces activités.

Kundalinî, tant qu’elle demeure dans son état de repos, réside dans le mûlâdhâra chakra, qui est, comme nous l’avons dit, le centre « localisé » à la base de la colonne vertébrale, et qui est la racine (mûla) de sushumnâ et de toutes les nâdîs. Là est le triangle (trikona) appelé Traipura(14), qui est le siège de la Shakti (Shakti-pîtha) ; celle-ci y est enroulée trois fois et demie(15) autour du linga symbolique de Shiva, désigné comme Swayambhu, couvrant avec sa tête le Brahma-dwâra, c’est-à-dire l’entrée de sushumnâ(16). Il y a deux autres lingas, l’un (Bâna) dans l’anâhata chakra, et l’autre (Itara) dans l’âjnâ chakra ; ils correspondent aux principaux « nœuds vitaux » (granthis), dont la traversée constitue ce qu’on pourrait appeler les « points critiques » dans le processus de Kundalinî-yoga(17) ; et il y en a enfin un quatrième (Para) dans sahasrâra, résidence de Paramashiva.

Lorsque Kundalinî est « éveillée » par des pratiques appropriées, dans la description desquelles nous n’entrerons pas, elle pénètre à l’intérieur de sushumnâ et, au cours de son ascension, « perce » successivement les différents « lotus », qui s’épanouissent à son passage ; et, à mesure qu’elle atteint ainsi chaque centre, elle résorbe en elle, comme nous l’avons déjà dit, les divers principes de la manifestation individuelle qui sont spécialement liés à ce centre, et qui, ramenés ainsi à l’état potentiel, sont entraînés avec elle dans son mouvement vers le centre supérieur. Ce sont là autant de stades du laya-yoga ; à chacun de ces stades est rapportée aussi l’obtention de certains « pouvoirs » (siddhis) particuliers, mais il importe de remarquer que ce n’est nullement là ce qui en constitue l’essentiel, et même on ne saurait trop y insister, car la tendance générale des Occidentaux est d’attribuer à ces sortes de choses, comme d’ailleurs à tout ce qui est « phénomènes », une importance qu’elles n’ont pas et ne peuvent avoir en réalité. Ainsi que le fait remarquer très justement l’auteur, le yogî (ou, pour parler plus exactement, celui qui est en voie de le devenir) n’aspire à la possession d’aucun état conditionné, fût-ce un état supérieur ou « céleste », si élevé même qu’il puisse être, mais uniquement à la « Délivrance » ; à plus forte raison ne peut-il s’attacher à des « pouvoirs » dont l’exercice relève entièrement du domaine de la manifestation la plus extérieure. Celui qui recherche ces « pouvoirs » pour eux-mêmes et qui en fait le but de son développement, au lieu de n’y voir que de simples résultats accidentels, ne sera jamais un véritable yogî, car ils constitueront pour lui des obstacles infranchissables, l’empêchant de continuer à suivre la voie ascendante jusqu’à son terme ultime ; toute sa « réalisation » ne consistera donc jamais qu’en certaines extensions de l’individualité humaine, résultat dont la valeur est rigoureusement nulle au regard du but suprême. Normalement, les « pouvoirs » dont il s’agit ne doivent être regardés que comme des signes indiquant que l’être a atteint effectivement tel ou tel stade ; c’est, si l’on veut, un moyen extérieur de contrôle ; mais ce qui importe réellement, à quelque stade que ce soit, c’est un certain « état de conscience », représenté, ainsi que nous l’avons dit, par une « déité » (dêvatâ) à laquelle l’être s’identifie à ce degré de « réalisation » ; et ces états eux-mêmes ne valent que comme préparation graduelle à l’« union » suprême, qui n’a avec eux aucune commune mesure, car il ne saurait y en avoir entre le conditionné et l’inconditionné.

Nous ne reprendrons pas ici l’énumération, que nous avons déjà donnée dans la première partie de cette étude, des centres correspondant aux cinq bhûtas et de leurs « localisations » respectives(18) ; ils se rapportent aux différents degrés de la manifestation corporelle, et, dans le passage de l’un à l’autre, chaque groupe de tattwas est « dissous » dans le groupe immédiatement supérieur, le plus grossier étant toujours résorbé dans le plus subtil (sthûlânâm sûkshmê layah). En dernier lieu vient l’âjnâ chakra, où sont les tattwas subtils de l’ordre « mental », et dans le péricarpe duquel est le monosyllabe sacré Om ; ce centre est ainsi appelé parce que c’est là qu’est reçu d’en haut (c’est-à-dire du domaine supra-individuel) le commandement (âjnâ) du Guru intérieur, qui est Paramashiva, auquel le « Soi » est identique en réalité(19). La « localisation » de ce chakra est en rapport direct avec le « troisième œil », qui est l’« œil de la Connaissance » (Jnâna-chakshus) ; le centre cérébral correspondant est la glande pinéale, qui n’est point le « siège de l’âme », suivant la conception véritablement absurde de Descartes, mais qui n’en a pas moins un rôle particulièrement important comme organe de connexion avec les modalités extra-corporelles de l’être humain. Comme nous l’avons expliqué ailleurs, la fonction du « troisième œil » se réfère essentiellement au « sens de l’éternité » et à la restauration de l’« état primordial » (dont nous avons aussi signalé à diverses reprises le rapport avec Hamsa, sous la forme duquel Paramashiva est dit se manifester dans ce centre) ; le stade de « réalisation » correspondant à l’âjnâ chakra implique donc la perfection de l’état humain, et là est le point de contact avec les états supérieurs, auxquels se rapporte tout ce qui est au delà de ce stade(20).

Au-dessus d’âjnâ sont deux chakras secondaires appelés manas et soma(21), et dans le péricarpe même de sahasrâra est encore un « lotus » à douze pétales, contenant le triangle suprême Kâmakalâ, qui est la demeure de la Shakti(22). Shabdabrahma, c’est-à-dire l’état « causal » et non-manifesté du son (shabda), est représenté par Kâmakalâ, qui est la « racine » (mûla) de tous les mantras, et qui a sa correspondance inférieure (pouvant être regardée comme son reflet par rapport à la manifestation grossière) dans le triangle Traipura de mûlâdhâra. Nous ne pouvons songer à entrer dans le détail des descriptions fort complexes qui sont données de ces différents centres pour la méditation, et qui se rapportent pour la plus grande partie à la mantra-vidyâ, ni de l’énumération des diverses Shaktis particulières qui ont leurs « sièges » entre âjnâ et sahasrâra. Enfin, sahasrâra est appelé Shivasthâna, parce qu’il est la résidence de Paramashiva, en union avec la suprême Nirvâna Shakti, la « Mère des trois mondes » ; c’est la « demeure de béatitude », où le « Soi » (Âtmâ) est réalisé. Celui qui connaît véritablement et pleinement sahasrâra est affranchi de la « transmigration » (samsâra), car il a brisé, par cette connaissance même, tous les liens qui l’y tenaient attaché, et il est parvenu dès lors à l’état de jîvanmukta.

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Nous terminerons par une remarque, que nous croyons n’avoir encore été faite nulle part, sur la concordance des centres dont il a été question ici avec les Sephiroth de la Kabbale, lesquelles, en effet, doivent nécessairement avoir, comme toutes choses, leur correspondance dans l’être humain. On pourrait objecter que les Sephiroth sont au nombre de dix, tandis que les six chakras et sahasrâra ne forment qu’un total de sept ; mais cette objection tombe si l’on observe que, dans la disposition de l’« arbre séphirothique », il y a trois couples placés symétriquement sur les « colonnes » de droite et de gauche, de sorte que l’ensemble des Sephiroth se répartit à sept niveaux différents seulement ; en envisageant leurs projections sur l’axe central ou « colonne du milieu », qui correspond à sushumnâ (les deux « colonnes » latérales étant en relation avec idâ et pingalâ), on se trouve donc bien ramené au septénaire(23).

En commençant par le haut, il n’y a tout d’abord aucune difficulté en ce qui concerne l’assimilation de sahasrâra, « localisé » à la couronne de la tête, à la Sephirah suprême, Kether, dont le nom signifie précisément la « Couronne ». Ensuite vient l’ensemble de Hokmah et Binah, qui doit correspondre à âjnâ, et dont la dualité pourrait même être représentée par les deux pétales de ce « lotus » ; d’ailleurs, elles ont pour « résultante » Daath, c’est-à-dire la « Connaissance », et nous avons vu que la « localisation » d’âjnâ se réfère aussi à l’« œil de la Connaissance »(24). Le couple suivant, c’est-à-dire Hesed et Geburah, peut, selon un symbolisme très général concernant les attributs de « Miséricorde » et de « Justice », être mis, dans l’homme, en rapport avec les deux bras(25) ; ces deux Sephiroth se placeront donc aux deux épaules, et par conséquent au niveau de la région gutturale, correspondant ainsi à vishuddha(26). Quant à Thiphereth, sa position centrale se réfère manifestement au cœur, ce qui entraîne immédiatement sa correspondance avec anâhata. Le couple de Netsah et Hod se placera aux hanches, points d’attache des membres inférieurs, comme celui de Hesed et Geburah aux épaules, points d’attache supérieurs ; or les hanches sont au niveau de la région ombilicale, donc de manipûra. Enfin, pour ce qui est des deux dernières Sephiroth, il semble qu’il y ait lieu d’envisager une interversion, car Iesod, d’après la signification même de son nom, est le « fondement », ce qui répond exactement à mûlâdhâra. Il faudrait alors assimiler Malkuth à swâdhishthâna, ce que la signification des noms semble d’ailleurs justifier, car Malkuth est le « Royaume », et swâdhishthâna signifie littéralement la « propre demeure » de la Shakti.

Nous n’avons fait, malgré la longueur de cet exposé, qu’esquisser quelques aspects d’un sujet qui est véritablement inépuisable, espérant seulement avoir pu apporter ainsi quelques éclaircissements utiles à ceux qui voudraient en pousser l’étude plus loin.