CHAPITRE V
Dharma(*)

Le mot dharma semble être un des termes sanscrits qui embarrassent le plus les traducteurs, et ce n’est pas sans raison, car, en fait, il présente de multiples sens, et il est certainement impossible de le rendre toujours uniformément par un même mot dans une autre langue ; peut-être même vaut-il mieux souvent le conserver purement et simplement, à la condition de l’expliquer par un commentaire. M. Gualtherus H. Mees, qui a consacré à ce sujet un livre paru récemment(1), et qui, bien que se bornant presque exclusivement au point de vue social, fait montre de plus de compréhension qu’on n’en rencontre chez la plupart des Occidentaux, fait remarquer très justement que, s’il y a dans ce terme une certaine indétermination, celle-ci n’est nullement synonyme de vague, car elle ne prouve point que les conceptions des anciens aient manqué de clarté, ni qu’ils n’aient pas su distinguer les différents aspects de ce dont il s’agit ; ce prétendu vague, dont on pourrait trouver bien des exemples, indique plutôt que la pensée des anciens était beaucoup moins étroitement limitée que celle des modernes, et que, au lieu d’être analytique comme celle-ci, elle était essentiellement synthétique. Il subsiste d’ailleurs encore quelque chose de cette indétermination dans un terme comme celui de « loi », par exemple, qui enferme aussi des sens bien différents les uns des autres ; et ce mot « loi » est précisément, avec celui d’« ordre », un de ceux qui, dans bien des cas, peuvent rendre le moins imparfaitement l’idée de dharma.

On sait que dharma est dérivé de la racine dhri, qui signifie porter, supporter, soutenir, maintenir(2) ; il s’agit donc proprement d’un principe de conservation des êtres, et par conséquent de stabilité, pour autant du moins que celle-ci est compatible avec les conditions de la manifestation, car toutes les applications du dharma se rapportent toujours au monde manifesté. Aussi n’est il pas possible d’admettre, comme l’auteur semble y être disposé, que ce terme puisse être plus ou moins un substitut d’Âtmâ, avec cette seule différence qu’il serait « dynamique » au lieu d’être « statique » ; Âtmâ est non-manifesté, donc immuable ; et dharma en est une expression, si l’on veut, en ce sens qu’il reflète l’immutabilité principielle dans l’ordre de la manifestation ; il n’est « dynamique » que dans la mesure où manifestation implique nécessairement « devenir », mais il est ce qui fait que ce « devenir » n’est pas pur changement, ce qui y maintient toujours à travers le changement même une certaine stabilité relative. Il est d’ailleurs important de remarquer, à cet égard, que la racine dhri est presque identique, comme forme et comme sens, à une autre racine dhru, de laquelle dérive le mot dhruva qui désigne le « pôle » ; effectivement, c’est à cette idée de « pôle » ou d’« axe » du monde manifesté qu’il convient de se référer si l’on veut comprendre vraiment la notion du dharma : c’est ce qui demeure invariable au centre des révolutions de toutes choses, et qui règle le cours du changement par là même qu’il n’y participe pas. Il ne faut pas oublier que, par le caractère synthétique de la pensée qu’il exprime, le langage est ici beaucoup plus étroitement lié au symbolisme que dans les langues modernes, et que c’est d’ailleurs de celui-ci qu’il tient cette multiplicité de sens dont nous parlions tout à l’heure ; et peut-être pourrait-on même montrer que la conception du dharma se rattache assez directement à la représentation symbolique de l’« axe » par la figure de l’« Arbre du Monde ».

D’autre part, M. Mees signale avec raison la parenté de la notion de dharma avec celle de rita, qui a étymologiquement le sens de « rectitude » (de la même façon que le Te de la tradition extrême-orientale, qui est aussi très proche du dharma), ce qui rappelle encore évidemment l’idée de « l’axe », qui est celle d’une direction constante et invariable. En même temps, ce terme rita est identique au mot « rite », et l’on pourrait dire en effet que ce dernier, à l’origine tout au moins, désigne tout ce qui est accompli conformément à l’ordre ; il n’en vient à prendre une acception plus restreinte que par suite de la dégénérescence qui donne naissance à une activité « profane », dans quelque domaine que ce soit. Il doit être bien entendu que le rite conserve toujours le même caractère, et que c’est l’activité non rituelle qui est en quelque sorte déviée : tout ce qui n’est que « convention » ou « coutume », sans aucune raison profonde, n’existait pas originairement ; et le rite, envisagé traditionnellement, n’a aucun rapport avec tout cela, qui ne peut jamais en être que contrefaçon ou parodie. Mais il y a encore quelque chose de plus : quand nous parlons ici de conformité à l’ordre, il ne faut pas entendre seulement par là l’ordre humain, mais aussi, et même avant tout, l’ordre cosmique ; dans toute conception traditionnelle, en effet, il y a toujours une stricte correspondance entre l’un et l’autre, et c’est précisément le rite qui maintient leurs relations d’une façon consciente, impliquant en quelque sorte une collaboration de l’homme, dans la sphère où s’exerce son activité, à l’ordre cosmique lui-même.

De même, la notion du dharma n’est pas limitée à l’homme, mais s’étend à tous les êtres et à tous leurs états de manifestation ; c’est pourquoi une conception uniquement sociale ne saurait être suffisante pour permettre de la comprendre au fond : ce n’est là rien de plus qu’une application particulière, qui ne doit jamais être séparée de la « loi » ou « norme » primordiale et universelle dont elle n’est que la traduction en mode spécifiquement humain. Sans doute, on peut bien parler du dharma propre de chaque être (swadharma) ou de chaque groupe d’êtres, tel qu’une collectivité humaine par exemple ; mais ceci n’est à vrai dire qu’une particularisation du dharma par rapport aux conditions spéciales de cet être ou de ce groupe, dont la nature et la constitution sont forcément analogues à celles de l’ensemble dont il fait partie, que cet ensemble soit un certain état d’existence ou même la manifestation tout entière, car l’analogie s’applique toujours à tous les niveaux et à tous les degrés. On voit que nous sommes ici bien loin d’une conception « morale » : si une idée comme celle de « justice » convient parfois pour rendre le sens de dharma, ce n’est qu’en tant qu’elle est une expression humaine de l’équilibre ou de l’harmonie, c’est-à-dire d’un des aspects du maintien de la stabilité cosmique. À plus forte raison, une idée de « vertu » ne peut s’appliquer ici que dans la mesure où elle indique que les actions d’un être sont conformes à sa propre nature, et, par là même, à l’ordre total qui a son reflet ou son image dans la nature de chacun. De même encore, si l’on considère une collectivité humaine et non plus une individualité isolée, l’idée de la « législation » ne rentre dans celle du dharma que parce que cette législation doit être normalement une adaptation de l’ordre cosmique au milieu social ; et ce caractère est particulièrement visible en ce qui concerne l’institution des castes, comme nous le verrons dans un prochain article. Ainsi s’expliquent en somme toutes les significations secondaires du mot dharma ; il n’y a de difficulté que quand on veut les considérer à part et sans voir comment elles sont dérivées d’un principe commun, qui est, pourrait-on dire, comme l’unité fondamentale à laquelle se ramène leur multiplicité(3).

Avant de terminer cet aperçu, nous devons encore, pour situer plus exactement la notion du dharma, indiquer la place qu’il occupe parmi les buts que les Écritures traditionnelles hindoues assignent à la vie humaine. Ces buts sont au nombre de quatre, et ils sont énumérés ainsi dans un ordre hiérarchiquement ascendant : artha, kâma, dharma, moksha ; ce dernier, c’est-à-dire la « Délivrance », est seul le but suprême, et, étant au delà du domaine de la manifestation, il est d’un ordre entièrement différent des trois autres et sans commune mesure avec ceux-ci, comme l’absolu est sans commune mesure avec le relatif. Quant aux trois premiers buts, qui se rapportent tous au manifesté, artha comprend l’ensemble des biens de l’ordre corporel ; kâma est le désir, dont la satisfaction constitue le bien de l’ordre psychique ; dharma étant supérieur à celui-ci, il faut considérer sa réalisation comme relevant proprement de l’ordre spirituel, ce qui s’accorde en effet avec le caractère d’universalité que nous lui avons reconnu. Il va de soi, cependant, que tous ces buts, y compris dharma lui-même, n’étant toujours que contingents comme la manifestation en dehors de laquelle ils ne sauraient être envisagés, ne peuvent jamais être que subordonnés par rapport au but suprême, vis-à-vis duquel ils ne sont plus en somme que de simples moyens. Chacun de ces mêmes buts est d’ailleurs subordonné aussi à ceux qui lui sont supérieurs tout en demeurant encore relatifs ; mais, lorsqu’ils sont seuls énumérés à l’exclusion de moksha, c’est qu’il s’agit d’un point de vue limité à la considération du manifesté, et c’est seulement ainsi que dharma peut apparaître parfois comme le but le plus élevé qui soit proposé à l’homme. Nous verrons en outre par la suite que ces buts sont plus particulièrement en correspondance respective avec les différents varnas ; et nous pouvons dire dès maintenant que cette correspondance repose essentiellement sur la théorie des trois gunas, ce qui montre bien que, ici encore, l’ordre humain apparaît comme indissolublement lié à l’ordre cosmique tout entier.