CHAPITRE VI
Varna(*)
M. Gualtherus H. Mees, dans son livre Dharma and Society dont nous avons déjà parlé, s’étend surtout, comme nous l’avons dit, sur la question des castes ; il n’accepte d’ailleurs pas ce mot dans le sens où nous l’entendons, mais préfère garder le terme sanscrit varna sans le traduire, ou le rendre par une expression comme celle de « classes naturelles », qui, en effet, définit assez bien ce dont il s’agit, puisque c’est véritablement une répartition hiérarchique des êtres humains en conformité avec la nature propre de chacun d’eux. Cependant, il est à craindre que le mot « classes », même accompagné d’un qualificatif, n’évoque l’idée de quelque chose de plus ou moins comparable aux classes sociales de l’Occident, qui, elles, sont à la vérité purement artificielles, et qui n’ont rien de commun avec une hiérarchie traditionnelle, dont elles représentent tout au plus une sorte de parodie ou de caricature. Aussi trouvons-nous, pour notre part, qu’il vaut encore mieux employer le mot « castes », qui n’a assurément qu’une valeur toute conventionnelle, mais qui du moins a été fait exprès pour désigner l’organisation hindoue ; mais M Mees la réserve aux castes multiples qui existent en fait dans l’Inde actuelle, et dans lesquelles il veut voir quelque chose de tout à fait différent des varnas primitifs. Nous ne pouvons partager cette façon d’envisager les choses, car ce ne sont là en réalité que des subdivisions secondaires, dues à une complexité ou à une différenciation plus grande de l’organisation sociale, et, quelle que soit leur multiplicité, elles n’en rentrent pas moins toujours dans le cadre des quatre varnas, qui seuls constituent la hiérarchie fondamentale et demeurent nécessairement invariables, comme expression des principes traditionnels et reflet de l’ordre cosmique dans l’ordre social humain.
Il y a, sous cette distinction que veut faire M. Mees entre varna et « caste », une idée qui nous semble inspirée en grande partie des théories bergsoniennes sur les « sociétés ouvertes » et les « sociétés fermées », bien qu’il ne se réfère jamais expressément à celles-ci : il essaie de distinguer deux aspects du dharma, dont l’un correspondrait plus ou moins au varna et l’autre à la « caste », et dont la prédominance s’affirmerait alternativement dans ce qu’il appelle des « périodes de vie » et des « périodes de forme », auxquelles il attribue des caractères respectivement « dynamiques » et « statiques ». Nous n’avons point l’intention de discuter ici ces conceptions philosophico-historiques, qui ne reposent évidemment sur aucune donnée traditionnelle ; il est plus intéressant pour nous de relever un malentendu au sujet du mot jâti que l’auteur croit désigner ce qu’il appelle « caste », alors que, en réalité, il est tout simplement employé comme un équivalent ou un synonyme de varna. Ce mot jâti signifie littéralement « naissance », mais il ne faudrait pas l’entendre, ou du moins pas exclusivement ni en principe, au sens d’« hérédité » ; il désigne la nature individuelle de l’être, en tant qu’elle est nécessairement déterminée dès sa naissance même, comme ensemble des possibilités qu’il développera au cours de son existence ; cette nature résulte avant tout de ce qu’est l’être en lui-même, et secondairement seulement des influences du milieu, dont fait partie l’hérédité proprement dite ; encore convient-il d’ajouter que ce milieu même est normalement déterminé par une certaine loi d’« affinité », de façon à être aussi conforme que possible aux tendances propres de l’être qui y naît ; nous disons normalement, car il peut y avoir des exceptions plus ou moins nombreuses, du moins dans une période de confusion comme le Kali-Yuga. Cela étant, on ne voit pas du tout ce que pourrait être une caste « ouverte », si l’on entend par là (et que pourrait-on entendre d’autre ?) qu’un individu aurait la possibilité de changer de caste à un moment donné ; cela impliquerait chez lui un changement de nature qui est tout aussi inconcevable que le serait un changement subit d’espèce dans la vie d’un animal ou d’un végétal (et l’on peut remarquer que le mot jâti a aussi le sens d’« espèce », ce qui justifie encore plus complètement cette comparaison). Un apparent changement de caste ne pourrait être rien de plus que la réparation d’une erreur, dans le cas où l’on aurait tout d’abord attribué à l’individu une caste qui n’était pas réellement la sienne ; mais le fait qu’une telle erreur peut parfois se produire (et précisément encore par suite de l’obscuration du Kali-Yuga) n’empêche nullement, d’une façon générale, la possibilité de déterminer la caste véritable dès la naissance ; si M. Mees semble croire que la considération de l’hérédité interviendrait seule alors, c’est qu’il ignore sans doute que les moyens de cette détermination peuvent être fournis par certaines sciences traditionnelles, ne fût-ce que l’astrologie (qui, bien entendu, est ici tout autre chose que la prétendue « astrologie scientifique » de certains Occidentaux modernes et n’a rien à voir avec un art « conjectural » ou « divinatoire », non plus qu’avec l’empirisme des statistiques et du calcul des probabilités).
Ceci mis au point, revenons à la notion même de varna ; ce mot signifie proprement « couleur », mais aussi, par extension, « qualité » en général, et c’est pourquoi il peut être pris pour désigner la nature individuelle ; M. Mees écarte très justement l’interprétation bizarre proposée par certains, qui veulent voir dans le sens de « couleur » la preuve que la distinction des varnas aurait été, à l’origine, basée sur des différences de race, ce dont il est tout à fait impossible de trouver nulle part la moindre confirmation. La vérité est que, si des couleurs sont effectivement attribuées aux varnas, c’est d’une façon purement symbolique ; et la « clef » de ce symbolisme est donnée par la correspondance avec les gunas, correspondance qui est notamment indiquée très explicitement dans ce texte du Vishnu-Purâna : « Quand Brahmâ, conformément à son dessein, voulut produire le monde, des êtres en lesquels sattwa prévalait provinrent de sa bouche ; d’autres en lesquels rajas était prédominant provinrent de sa poitrine ; d’autres en lesquels rajas et tamas étaient forts l’un et l’autre provinrent de ses cuisses ; enfin, d’autres provinrent de ses pieds, ayant pour caractéristique principale tamas. De ces êtres furent composés les quatre varnas, les Brâhmanas, les Kshatriyas, les Vaishyas et les Shûdras, qui étaient provenus respectivement de sa bouche, de sa poitrine, de ses cuisses et de ses pieds ». Sattwa étant représenté par la couleur blanche, celle-ci est naturellement attribuée aux Brâhmanas ; de même, le rouge, couleur représentative de rajas, l’est aux Kshatriyas ; les Vaishyas, caractérisés par un mélange des deux gunas inférieurs, ont pour couleur symbolique le jaune ; enfin, le noir, couleur de tamas, est par suite celle qui convient aux Shûdras.
La hiérarchisation des varnas, ainsi déterminée par les gunas qui prédominent respectivement en eux, se superpose exactement à celle des éléments, telle que nous l’avons exposée dans notre récente étude sur ce sujet(**) ; c’est ce que montre immédiatement la comparaison du schéma ci-contre avec celui que nous avons donné alors. Il faut seulement remarquer, pour que la similitude soit complète, que la place de l’éther doit être occupée ici par Hamsa, c’est-à-dire par la caste primordiale unique qui existait dans le Krita-Yuga, et qui contenait les quatre varnas ultérieurs en principe et à l’état indifférencié, de la même façon que l’éther contient les quatre autres éléments.
D’autre part, M. Mees essaie, tout en se défendant d’ailleurs de vouloir pousser trop loin les analogies, d’indiquer une correspondance des quatre varnas avec les quatre âshramas ou stades réguliers de l’existence, que nous n’examinerons pas ici, et aussi avec les quatre buts de la vie humaine dont nous avons parlé précédemment à propos du dharma ; mais, dans ce dernier cas, le fait même qu’il s’agit toujours d’une division quaternaire l’a induit à une inexactitude manifeste. En effet, il est évidemment inadmissible qu’on propose comme un but, fût-il le plus inférieur de tous, l’obtention de quelque chose qui correspondrait purement et simplement à tamas ; la répartition, si on l’effectue de bas en haut, doit donc commencer en réalité au degré qui est immédiatement supérieur à celui-là, ainsi que l’indique notre second schéma ; et il est facile de comprendre que dharma correspond bien effectivement à sattwa, kâma à rajas, et artha à un mélange de rajas et de tamas. En même temps, les relations de ces buts avec le caractère et le rôle des trois varnas supérieurs (c’est-à-dire de ceux dont les membres possèdent les qualités d’ârya et de dwija) apparaissent alors d’eux-mêmes : la fonction du Vaishya se rapporte bien à l’acquisition d’artha ou des biens de l’ordre corporel ; kâma ou le désir est le mobile de l’activité qui convient proprement au Kshatriya ; et le Brâhmana est véritablement le représentant et le gardien naturel du dharma. Quant à moksha, ce but suprême est, comme nous l’avons déjà dit, d’un ordre entièrement différent des trois autres et sans aucune commune mesure avec eux ; il se situe donc au delà de tout ce qui correspond aux fonctions particulières des varnas, et il ne saurait être contenu, comme le sont les buts transitoires et contingents, dans la sphère qui représente le domaine de l’existence conditionnée, puisqu’il est précisément la libération de cette existence même ; il est aussi, bien entendu, au delà des trois gunas, qui ne concernent que les états de la manifestation universelle.
Ces quelques considérations montrent assez clairement que, quand il s’agit des institutions traditionnelles, un point de vue uniquement « sociologique » est insuffisant pour aller au fond des choses, puisque le véritable fondement de ces institutions est d’ordre proprement « cosmologique » ; mais il va de soi que certaines lacunes à cet égard ne doivent pourtant point nous empêcher de reconnaître le mérite de l’ouvrage de M. Mees, qui est certainement bien supérieur à la plupart des travaux que d’autres Occidentaux ont consacrés aux mêmes questions.