CHAPITRE IX
Nâma-rûpa(*)

On sait que, dans la tradition hindoue, l’individualité est considérée comme constituée par l’union de deux éléments, ou plus exactement de deux ensembles d’éléments, qui sont désignés respectivement par les termes nâma et rûpa, signifiant littéralement « nom » et « forme », et généralement réunis dans l’expression composée nâma-rûpa, qui comprend ainsi l’individualité tout entière. Nâma correspond au côté « essentiel » de cette individualité, et rûpa à son côté « substantiel » ; c’est donc à peu près l’équivalent de l’εἶδος et de la ὕλη d’Aristote, ou de ce que les scolastiques ont appelé « forme » et « matière » ; mais, ici, il faut bien prendre garde à une imperfection assez fâcheuse de la terminologie occidentale : la « forme », en effet, équivaut alors à nâma, tandis que, quand on prend le même mot dans son sens habituel, c’est au contraire rûpa qu’on est obligé de traduire par « forme »(1). Le mot « matière » n’étant pas sans inconvénients non plus, pour des raisons que nous avons déjà expliquées en d’autres occasions et sur lesquelles nous ne reviendrons pas présentement, nous trouvons bien préférable l’emploi des termes « essence » et « substance », pris naturellement dans le sens relatif où ils sont susceptibles de s’appliquer à une individualité.

À un autre point de vue quelque peu différent, nâma correspond aussi à la partie subtile de l’individualité, et rûpa à sa partie corporelle ou sensible ; mais d’ailleurs, au fond, cette distinction coïncide avec la précédente, car ce sont précisément ces deux parties subtile et corporelle qui, dans l’ensemble de l’individualité, jouent en somme le rôle d’« essence » et de « substance » l’une par rapport à l’autre. Dans tous les cas, quand l’être est affranchi de la condition individuelle, on peut dire qu’il est par là même « au delà du nom et de la forme », puisque ces deux termes complémentaires sont proprement constitutifs de l’individualité comme telle ; il est bien entendu qu’il s’agit en cela de l’être qui est passé à un état supra-individuel, car, dans un autre état individuel, donc encore « formel », il retrouverait forcément l’équivalent de nâma et de rûpa, bien que la « forme » ne soit plus alors corporelle comme elle l’est dans l’état humain.

Cependant, il faut dire aussi que nâma est susceptible d’une certaine transposition dans laquelle il n’est plus le corrélatif de rûpa ; cela apparaît notamment lorsqu’il est dit que ce qui subsiste quand un homme meurt est nâma(2). Il est vrai qu’on pourrait penser tout d’abord qu’il ne s’agit là que des prolongements extra-corporels de l’individualité humaine ; cette façon de voir est d’ailleurs acceptable en un certain sens, en tant que rûpa s’identifie au corps ; il n’y aurait pas alors une véritable transposition à proprement parler, mais la partie subtile de l’individualité continuerait simplement à être désignée comme nâma après la disparition de la partie corporelle. Il pourrait même encore en être ainsi quand ce nâma est dit être « sans fin », car ceci peut ne s’entendre que de la perpétuité cyclique ; un cycle quelconque peut aussi être dit « sans fin », en ce sens que sa fin rejoint analogiquement son commencement, comme on le voit notamment par l’exemple du cycle annuel (samvatsara)(3). Pourtant, il n’en est évidemment plus de même quand il est précisé que l’être qui subsiste comme nâma est passé dans le monde des dêvas(4), c’est-à-dire dans un état « angélique » ou supra-individuel ; un tel état étant « informel », on ne peut plus parler de rûpa, tandis que nâma est transposé en un sens supérieur, ce qui est possible en vertu du caractère supra-sensible qui y est attaché même dans son acception ordinaire et individuelle ; dans ce cas l’être est encore « au delà de la forme », mais il ne serait aussi « au delà du nom » que s’il était parvenu à l’état inconditionné, et non pas seulement à un état qui, si élevé qu’il puisse être, appartient encore au domaine de l’existence manifestée. Nous pouvons remarquer que c’est sans doute là ce que signifie, dans les doctrines théologiques occidentales, la conception suivant laquelle la nature angélique (dêvatwa) est une « forme » pure (ce qu’on pourrait rendre en sanscrit par shuddha-nâma), c’est-à-dire non unie à une « matière » ; en effet, en tenant compte des particularités du langage scolastique que nous avons signalées plus haut, cela revient exactement à dire qu’il s’agit de ce que nous appelons un état « informel »(5).

Dans cette transposition, nâma équivaut encore au grec εἶδος, mais entendu cette fois au sens platonicien plutôt qu’au sens aristotélicien : c’est l’« idée », non pas dans l’acception psychologique et « subjective » que lui donnent les modernes, mais au sens transcendant de l’« archétype », c’est-à-dire comme réalité du « monde intelligible », dont le « monde sensible » n’offre qu’un reflet ou une ombre(6) ; on peut d’ailleurs, à cet égard, prendre ici le « monde sensible » comme représentant symboliquement tout le domaine de la manifestation formelle, le « monde intelligible » étant celui de la manifestation informelle, c’est-à-dire le monde des dêvas. C’est aussi de cette façon qu’il faut entendre l’application du terme nâma au modèle « idéal » que l’artiste doit tout d’abord contempler intérieurement, et d’après lequel il réalise ensuite son œuvre sous une forme sensible, qui est proprement rûpa, de telle sorte que, quand l’« idée » s’est ainsi « incorporée », l’œuvre d’art peut être regardée, tout comme l’être individuel, comme une combinaison de nâma et de rûpa(7). Il y a ainsi, pour ainsi dire, une « descente » (avatarana) de l’« idée » dans le domaine formel ; ce n’est pas, bien entendu, que l’« idée » en soit affectée en elle-même, mais plutôt qu’elle se reflète dans une certaine forme sensible, qui procède d’elle et à laquelle elle donne en quelque sorte la vie ; on pourrait dire encore, à cet égard, que l’« idée » en elle-même correspond à l’« esprit », et que son aspect « incorporé » correspond à l’« âme ». Cette similitude de l’œuvre d’art permet de comprendre d’une façon plus précise la véritable nature du rapport qui existe entre l’« archétype » et l’individu, et, par suite, de celui des deux sens du terme nâma, selon qu’il est appliqué dans le domaine « angélique » ou dans le domaine humain, c’est-à-dire qu’il désigne, d’une part, le principe informel ou « spirituel » de l’être, qu’on peut appeler aussi sa pure « essence », et, d’autre part, la partie subtile de l’individualité, qui n’est « essence » qu’en un sens tout relatif et par rapport à sa partie corporelle, mais qui, à ce titre, représente l’« essence » dans le domaine individuel et peut donc y être considérée comme un reflet de la véritable « essence » transcendante.

Il reste maintenant à expliquer le symbolisme qui est inhérent aux termes mêmes de nâma et de rûpa, et qui permet de passer de leur sens littéral, c’est-à-dire de l’acception commune des mots « nom » et « forme », aux applications que nous venons d’envisager. La relation peut paraître plus évidente à première vue pour la « forme » que pour le « nom », peut-être parce que, en ce qui concerne cette « forme », nous ne sortons pas en somme de l’ordre sensible, auquel se rapporte directement le sens ordinaire des mots ; du moins, il en est ainsi quand il s’agit de l’existence humaine ; et, s’il s’agissait d’un autre état individuel, il suffirait de considérer qu’il doit y avoir nécessairement une certaine correspondance entre la constitution de l’être manifesté dans cet état et celle de l’individu humain, par là même que c’est toujours d’un état « formel » qu’il est question. D’autre part, pour bien comprendre la vraie signification de nâma, il faut faire appel à des notions moins communément répandues, et il faut avant tout se souvenir que, comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs, le « nom » d’un être, même entendu littéralement, est effectivement une expression de son « essence » ; ce « nom » est d’ailleurs aussi un « nombre » au sens pythagoricien et kabbalistique, et l’on sait que, même au simple point de vue de la filiation historique, la conception de l’« idée » platonicienne, dont nous parlions tout à l’heure, se rattache étroitement à celle du « nombre » pythagoricien.

Ce n’est pas tout : il importe de remarquer encore que le « nom », au sens littéral, est proprement un son, donc appartient à l’ordre auditif, tandis que la « forme » appartient à l’ordre visuel ; ici, l’« œil » (ou la vue) est donc pris comme symbole de l’expérience sensible, tandis que l’« oreille » (ou l’ouïe) est prise comme symbole de l’intellect « angélique » ou intuitif(8) ; et c’est également ainsi que la « révélation », ou l’intuition directe des vérités intelligibles, est représentée comme une « audition » (d’où la signification traditionnelle du mot shruti)(9). Il va de soi que, en elles-mêmes, l’ouïe et la vue relèvent également du domaine sensible ; mais, pour leur transposition symbolique, lorsqu’elles y sont ainsi mises en rapport l’une avec l’autre, il y a à envisager entre elles une certaine hiérarchie, qui résulte de l’ordre de développement des éléments, et par conséquent des qualités sensibles qui s’y rapportent respectivement : la qualité auditive, se rapportant à l’éther qui est le premier des éléments, est plus « primordiale » que la qualité visuelle, qui se rapporte au feu ; et l’on voit que, par là, la signification du terme nâma se relie d’une façon directe à des idées traditionnelles qui ont dans la doctrine hindoue un caractère vraiment fondamental, nous voulons dire celle de la « primordialité du son » et celle de la « perpétuité du Vêda ».