CHAPITRE IV
Quantité spatiale
et espace qualifié
Nous avons déjà vu, dans ce qui précède, que l’étendue n’est pas purement et simplement un mode de la quantité, ou, en d’autres termes, que, si l’on peut assurément parler de quantité étendue ou spatiale, l’étendue elle-même ne se réduit pas pour cela exclusivement à la quantité ; mais nous devons insister encore sur ce point, d’autant plus qu’il est particulièrement important pour faire apparaître l’insuffisance du « mécanisme » cartésien et des autres théories physiques qui, dans la suite des temps modernes, en sont issues plus ou moins directement. Tout d’abord, on peut remarquer à cet égard que, pour que l’espace soit purement quantitatif, il faudrait qu’il soit entièrement homogène, et que ses parties ne puissent être distinguées entre elles par aucun caractère autre que leurs grandeurs respectives ; cela reviendrait à supposer qu’il n’est qu’un contenant sans contenu, c’est-à-dire quelque chose qui, en fait, ne peut pas exister isolément dans la manifestation, où le rapport du contenant et du contenu suppose nécessairement, par sa nature même de corrélation, la présence simultanée de ses deux termes. On peut se poser, tout au moins avec quelque apparence de raison, la question de savoir si l’espace géométrique est conçu comme présentant une telle homogénéité, mais, en tout cas, celle-ci ne saurait convenir à l’espace physique, c’est-à-dire à celui qui contient les corps, dont la présence seule suffit évidemment à déterminer une différence qualitative entre les portions de cet espace qu’ils occupent respectivement ; or c’est bien de l’espace physique que Descartes entend parler, ou autrement sa théorie même ne signifierait rien, puisqu’elle ne serait pas réellement applicable au monde dont elle prétend fournir l’explication(1). Il ne servirait à rien d’objecter que ce qui est au point de départ de cette théorie est un « espace vide », car, en premier lieu, cela nous ramènerait à la conception d’un contenant sans contenu, et d’ailleurs le vide ne saurait avoir aucune place dans le monde manifesté, car il n’est pas lui-même une possibilité de manifestation(2) ; et, en second lieu, puisque Descartes réduit la nature des corps tout entière à l’étendue, il doit dès lors supposer que leur présence n’ajoute rien effectivement à ce que l’étendue est déjà par elle-même, et, en effet, les propriétés diverses des corps ne sont pour lui que de simples modifications de l’étendue ; mais alors d’où peuvent venir ces propriétés si elles ne sont pas inhérentes de quelque façon à l’étendue elle-même, et comment pourraient-elles l’être si la nature de celle-ci était dépourvue d’éléments qualitatifs ? Il y aurait là quelque chose de contradictoire, et, à vrai dire, nous n’oserions pas affirmer que cette contradiction, comme bien d’autres d’ailleurs, ne se trouve pas implicitement chez Descartes ; celui-ci, comme les matérialistes plus récents qui auraient assurément plus d’un titre à se recommander de lui, semble bien en définitive vouloir tirer le « plus » du « moins ». Au fond, dire qu’un corps n’est que de l’étendue, si on l’entend quantitativement, c’est dire que sa surface et son volume, qui mesurent la portion d’étendue qu’il occupe, sont le corps lui-même avec toutes ses propriétés, ce qui est manifestement absurde ; et, si on veut l’entendre autrement, il faut admettre que l’étendue elle-même est quelque chose de qualitatif, et alors elle ne peut plus servir de base à une théorie exclusivement « mécaniste ».
Maintenant, si ces considérations montrent que la physique cartésienne ne saurait être valable, elles ne suffisent cependant pas encore à établir nettement le caractère qualitatif de l’étendue ; en effet, on pourrait dire que, s’il n’est pas vrai que la nature des corps se réduise à l’étendue, c’est que précisément ils ne tiennent de celle-ci que leurs éléments quantitatifs. Mais ici se présente immédiatement cette observation : parmi les déterminations corporelles qui sont incontestablement d’ordre purement spatial, et qui, par conséquent, peuvent être regardées véritablement comme des modifications de l’étendue, il n’y a pas seulement la grandeur des corps, mais il y a aussi leur situation ; or celle-ci est-elle encore quelque chose de purement quantitatif ? Les partisans de la réduction à la quantité diront sans doute que la situation des divers corps est définie par leurs distances, et que la distance est bien une quantité : c’est la quantité d’étendue qui les sépare, de même que leur grandeur est la quantité d’étendue qu’ils occupent ; mais cette distance suffit-elle bien vraiment à définir la situation des corps dans l’espace ? Il y a autre chose dont il faut essentiellement tenir compte, et c’est la direction suivant laquelle cette distance doit être comptée ; mais, au point de vue quantitatif, la direction doit être indifférente, puisque, sous ce rapport, l’espace ne peut être considéré que comme homogène, ce qui implique que les différentes directions ne s’y distinguent en rien les unes des autres ; si donc la direction intervient effectivement dans la situation, et si elle est évidemment, tout aussi bien que la distance, un élément purement spatial, c’est donc qu’il y a dans la nature même de l’espace quelque chose de qualitatif.
Pour en être encore plus certain, nous laisserons de côté la considération de l’espace physique et celle des corps pour n’envisager que l’espace proprement géométrique, qui est bien assurément, si l’on peut dire, l’espace réduit à lui-même ; la géométrie, pour étudier cet espace, ne fait-elle réellement appel à rien d’autre qu’à des notions strictement quantitatives ? Cette fois, il s’agit simplement, bien entendu, de la géométrie profane des modernes, et, disons-le tout de suite, s’il y a jusque dans celle-ci quelque chose d’irréductible à la quantité, n’en résultera-t-il pas immédiatement que, dans le domaine des sciences physiques, il est encore bien plus impossible et plus illégitime de prétendre tout ramener à celle-ci ? Nous ne parlerons même pas ici de ce qui concerne la situation, parce que celle-ci ne joue un rôle suffisamment marqué que dans certaines branches spéciales de la géométrie, que l’on pourrait peut-être, à la rigueur, se refuser à regarder comme faisant partie intégrante de la géométrie pure(3) ; mais, dans la géométrie la plus élémentaire, il n’y a pas que la grandeur des figures à considérer, il y a aussi leur forme ; or le géomètre le plus pénétré des conceptions modernes oserait-il soutenir que, par exemple, un triangle et un carré dont les surfaces sont égales ne sont qu’une seule et même chose ? Il dira seulement que ces deux figures sont « équivalentes », en sous-entendant évidemment « sous le rapport de la grandeur » ; mais il sera bien forcé de reconnaître que, sous un autre rapport, qui est celui de la forme, il y a quelque chose qui les différencie, et, si l’équivalence de la grandeur n’entraîne pas la similitude de la forme, c’est que cette dernière ne se laisse pas réduire à la quantité. Nous irons même plus loin : il y a toute une partie de la géométrie élémentaire à laquelle les considérations quantitatives sont étrangères, et c’est la théorie des figures semblables ; la similitude, en effet, se définit exclusivement par la forme et est entièrement indépendante de la grandeur des figures, ce qui revient à dire qu’elle est d’ordre purement qualitatif(4). Si maintenant nous nous demandons ce qu’est essentiellement cette forme spatiale, nous remarquerons qu’elle peut être définie par un ensemble de tendances en direction : en chaque point d’une ligne, la tendance dont il s’agit est marquée par sa tangente, et l’ensemble des tangentes définit la forme de cette ligne ; dans la géométrie à trois dimensions, il en est de même pour les surfaces, en remplaçant la considération des droites tangentes par celle des plans tangents ; et il est d’ailleurs évident que ceci est tout aussi valable pour les corps eux-mêmes que pour les simples figures géométriques, car la forme d’un corps n’est pas autre chose que celle de la surface même par laquelle son volume est délimité. Nous en arrivons donc à cette conclusion, que ce que nous avons dit au sujet de la situation des corps nous permettait déjà de prévoir : c’est la notion de la direction qui représente en définitive le véritable élément qualitatif inhérent à la nature même de l’espace, comme la notion de la grandeur en représente l’élément quantitatif ; et ainsi l’espace, non point homogène, mais déterminé et différencié par ses directions, est ce que nous pouvons appeler l’espace « qualifié ».
Or, non seulement au point de vue physique, mais même au point de vue géométrique, comme nous venons de le voir, c’est bien cet espace « qualifié » qui est le véritable espace ; en effet, l’espace homogène n’a point d’existence à proprement parler, car il n’est rien de plus qu’une simple virtualité. Pour pouvoir être mesuré, c’est-à-dire, d’après ce que nous avons expliqué précédemment, pour pouvoir être réalisé effectivement, l’espace doit nécessairement être rapporté à un ensemble de directions définies ; ces directions apparaissent d’ailleurs comme des rayons émanés d’un centre, à partir duquel elles forment la croix à trois dimensions, et nous n’avons pas besoin de rappeler une fois de plus le rôle considérable qu’elles jouent dans le symbolisme de toutes les doctrines traditionnelles(5). Peut-être pourrait-on même suggérer que c’est en restituant à la considération des directions de l’espace son importance réelle qu’il serait possible de rendre à la géométrie, en grande partie tout au moins, le sens profond qu’elle a perdu ; mais il ne faut pas se dissimuler que cela même demanderait un travail qui pourrait aller très loin, comme on peut s’en convaincre aisément dès que l’on songe à l’influence effective que cette considération exerce à tant d’égards sur tout ce qui se rapporte à la constitution même des sociétés traditionnelles(6).
L’espace, ainsi que le temps, est une des conditions qui définissent l’existence corporelle, mais ces conditions sont différentes de la « matière » ou plutôt de la quantité, bien qu’elles se combinent naturellement avec celle-ci ; elles sont moins « substantielles », donc plus rapprochées de l’essence, et c’est en effet ce qu’implique l’existence en elles d’un aspect qualitatif ; nous venons de le voir pour l’espace, et nous le verrons aussi pour le temps. Avant d’en arriver là, nous indiquerons encore que l’inexistence d’un « espace vide » suffit pour montrer l’absurdité d’une des trop fameuses « antinomies » cosmologiques de Kant : se demander « si le monde est infini ou s’il est limité dans l’espace », c’est là une question qui n’a absolument aucun sens ; il est impossible que l’espace s’étende au delà du monde pour le contenir, car alors c’est d’un espace vide qu’il s’agirait, et le vide ne peut contenir quoi que ce soit ; au contraire, c’est l’espace qui est dans le monde, c’est-à-dire dans la manifestation, et, si l’on se restreint à la considération du seul domaine de la manifestation corporelle, on pourra dire que l’espace est coextensif à ce monde, puisqu’il en est une des conditions ; mais ce monde n’est pas plus infini que l’espace lui-même, car, comme celui-ci, il ne contient pas toute possibilité, mais ne représente qu’un certain ordre de possibilités particulières, et il est limité par les déterminations qui constituent sa nature même. Nous dirons encore, pour n’avoir pas à y revenir, qu’il est également absurde de se demander « si le monde est éternel ou s’il a commencé dans le temps » ; pour des raisons toutes semblables, c’est en réalité le temps qui a commencé dans le monde, s’il s’agit de la manifestation universelle, ou avec le monde, s’il ne s’agit que de la manifestation corporelle ; mais le monde n’est nullement éternel pour cela, car il y a aussi des commencements intemporels ; le monde n’est pas éternel parce qu’il est contingent, ou, en d’autres termes, il a un commencement, aussi bien qu’une fin, parce qu’il n’est pas à lui-même son propre principe, ou qu’il ne contient pas celui-ci en lui-même, mais que ce principe lui est nécessairement transcendant. Il n’y a dans tout cela aucune difficulté, et c’est ainsi qu’une bonne partie des spéculations des philosophes modernes n’est faite que de questions mal posées, et par suite insolubles, donc susceptibles de donner lieu à des discussions indéfinies, mais qui s’évanouissent entièrement dès que, les examinant en dehors de tout préjugé, on les réduit à ce qu’elles sont en réalité, c’est-à-dire à de simples produits de la confusion qui caractérise la mentalité actuelle. Ce qui est le plus curieux, c’est que cette confusion même semble avoir aussi sa « logique », puisque, pendant plusieurs siècles, et à travers toutes les formes diverses qu’elle a revêtues, elle a toujours tendu constamment dans un même sens ; mais cette « logique », ce n’est au fond que la conformité avec la marche même du cycle humain, commandée à son tour par les conditions cosmiques elles-mêmes ; et ceci nous ramène directement aux considérations qui concernent la nature du temps et ce que, par opposition à la conception purement quantitative que s’en font les « mécanistes », nous pouvons appeler ses déterminations qualitatives.