CHAPITRE V
Les déterminations qualitatives
du temps

Le temps apparaît comme plus éloigné encore que l’espace de la quantité pure : on peut parler de grandeurs temporelles comme de grandeurs spatiales, et les unes comme les autres relèvent de la quantité continue (car il n’y a pas lieu de s’arrêter à la conception bizarre de Descartes, suivant laquelle le temps serait constitué par une série d’instants discontinus, ce qui nécessite la supposition d’une « création » constamment renouvelée, sans laquelle le monde s’évanouirait à chaque instant dans les intervalles de ce discontinu) ; mais il y a cependant une grande distinction à faire entre les deux cas, du fait que, comme nous l’avons déjà indiqué, tandis qu’on peut mesurer l’espace directement, on ne peut au contraire mesurer le temps qu’en le ramenant pour ainsi dire à l’espace. Ce qu’on mesure réellement n’est jamais une durée, mais c’est l’espace parcouru pendant cette durée dans un certain mouvement dont on connaît la loi ; cette loi se présentant comme une relation entre le temps et l’espace, on peut, quand on connaît la grandeur de l’espace parcouru, en déduire celle du temps employé à le parcourir ; et, quelques artifices qu’on emploie, il n’y a en définitive aucun autre moyen que celui-là de déterminer les grandeurs temporelles.

Une autre remarque qui tend aussi à la même conclusion est celle-ci : les phénomènes proprement corporels sont les seuls qui se situent dans l’espace aussi bien que dans le temps ; les phénomènes d’ordre mental, ceux qu’étudie la « psychologie » au sens ordinaire de ce mot, n’ont aucun caractère spatial, mais, par contre, ils se déroulent également dans le temps ; or le mental, appartenant à la manifestation subtile, est nécessairement, dans le domaine individuel, plus proche de l’essence que le corporel ; si la nature du temps lui permet de s’étendre jusque là et de conditionner les manifestations mentales elles-mêmes, c’est donc que cette nature doit être plus qualitative encore que celle de l’espace. Puisque nous parlons des phénomènes mentaux, nous ajouterons que, dès lors qu’ils sont du côté de ce qui représente l’essence dans l’individu, il est parfaitement vain d’y chercher des éléments quantitatifs, et à plus forte raison, car certains vont jusque là, de vouloir les réduire à la quantité ; ce que les « psycho-physiologistes » déterminent quantitativement, ce ne sont point en réalité les phénomènes mentaux eux-mêmes comme ils se l’imaginent, mais seulement certains de leurs concomitants corporels ; et il n’y a là rien qui touche en quelque façon que ce soit à la nature propre du mental, ni par conséquent qui puisse servir à l’expliquer dans la moindre mesure ; l’idée absurde d’une psychologie quantitative représente vraiment le degré le plus accentué de l’aberration « scientiste » moderne !

D’après tout cela, si l’on peut parler d’espace « qualifié », on pourra davantage encore parler de temps « qualifié » ; nous voulons dire par là qu’il doit y avoir dans le temps moins de déterminations quantitatives et plus de déterminations qualitatives que dans l’espace. Le « temps vide » n’a d’ailleurs pas plus d’existence effective que l’« espace vide », et l’on pourrait à ce propos répéter tout ce que nous avons dit en parlant de l’espace ; il n’y a pas plus de temps que d’espace en dehors de notre monde, et, dans celui-ci, le temps réalisé contient toujours des événements, aussi bien que l’espace réalisé contient toujours des corps. À certains égards, il y a comme une symétrie entre l’espace et le temps, dont on peut souvent parler ainsi d’une façon en quelque sorte parallèle ; mais cette symétrie, qui ne se retrouve pas à l’égard des autres conditions de l’existence corporelle, tient peut-être plus à leur côté qualitatif qu’à leur côté quantitatif, comme tend à le montrer la différence que nous avons indiquée entre la détermination de grandeurs spatiales et celle des grandeurs temporelles, et aussi l’absence, en ce qui concerne le temps, d’une science quantitative au même degré que l’est la géométrie pour l’espace. Par contre, dans l’ordre qualitatif, la symétrie se traduit d’une façon particulièrement remarquable par la correspondance qui existe entre le symbolisme spatial et le symbolisme temporel, et dont nous avons eu assez souvent ailleurs l’occasion de donner des exemples ; dès lors qu’il s’agit de symbolisme, en effet, il va de soi que c’est la considération de la qualité qui intervient essentiellement, et non pas celle de la quantité.

Il est évident que les époques du temps sont différenciées qualitativement par les événements qui s’y déroulent, de même que les portions de l’espace le sont par les corps qu’elles contiennent, et qu’on ne peut en aucune façon regarder comme réellement équivalentes des durées quantitativement égales, mais remplies par des séries d’événements tout à fait différentes ; il est même d’observation courante que l’égalité quantitative, dans l’appréciation mentale de la durée, disparaît complètement devant la différence qualitative. Mais on dira peut-être que cette différence n’est pas inhérente à la durée elle-même, mais seulement à ce qui s’y passe ; il faut donc se demander s’il n’y a pas au contraire, dans la détermination qualitative des événements, quelque chose qui provient du temps lui-même ; et, à vrai dire, ne reconnaît-on pas au moins implicitement qu’il en est ainsi quand on parle par exemple, comme on le fait constamment même dans le langage ordinaire, des conditions particulières de telle ou telle époque ? Cela paraît en somme plus manifeste encore pour le temps que pour l’espace, bien que, comme nous l’avons expliqué, en ce qui concerne la situation des corps, les éléments qualitatifs soient loin aussi d’être négligeables ; et même, si l’on voulait aller jusqu’au fond des choses, on pourrait dire qu’un corps quelconque ne peut pas plus être situé indifféremment en n’importe quel lieu qu’un événement quelconque ne peut se produire indifféremment à n’importe quelle époque ; mais ici la symétrie n’est pourtant pas parfaite, parce que la situation d’un corps dans l’espace est susceptible de varier par le fait du mouvement, tandis que celle d’un événement dans le temps est strictement déterminée et proprement « unique », si bien que la nature essentielle des événements apparaît comme beaucoup plus strictement liée au temps que celle des corps ne l’est à l’espace, ce qui confirme encore que le temps doit avoir en lui-même un caractère plus largement qualitatif.

La vérité est que le temps n’est pas quelque chose qui se déroule uniformément, et, par suite, sa représentation géométrique par une ligne droite, telle que l’envisagent habituellement les mathématiciens modernes, n’en donne qu’une idée entièrement faussée par excès de simplification ; nous verrons plus loin que la tendance à la simplification abusive est encore un des caractères de l’esprit moderne, et que d’ailleurs elle accompagne inévitablement la tendance à tout ramener à la quantité. La véritable représentation du temps est celle qui est fournie par la conception traditionnelle des cycles, conception qui, bien entendu, est essentiellement celle d’un temps « qualifié » ; d’ailleurs, dès lors qu’il est question de représentation géométrique, qu’elle soit réalisée graphiquement ou simplement exprimée par la terminologie dont on fait usage, il est évident qu’il s’agit d’une application du symbolisme spatial, et ceci doit donner à penser qu’on pourra y trouver l’indication d’une certaine corrélation entre les déterminations qualitatives du temps et celles de l’espace. C’est bien ce qui arrive en effet : pour l’espace, ces déterminations résident essentiellement dans les directions ; or la représentation cyclique établit précisément une correspondance entre les phases d’un cycle temporel et les directions de l’espace ; il suffit, pour s’en convaincre, de considérer un exemple pris parmi les plus simples et les plus immédiatement accessibles, celui du cycle annuel, qui joue, comme on le sait, un rôle très important dans le symbolisme traditionnel(1), et dans lequel les quatre saisons sont mises en correspondance respective avec les quatre points cardinaux(2).

Nous n’avons pas à donner ici un exposé plus ou moins complet de la doctrine des cycles, bien que celle-ci soit naturellement impliquée au fond même de la présente étude ; pour rester dans les limites que nous devons nous imposer, nous nous contenterons pour le moment de formuler quelques remarques ayant un rapport plus immédiat avec notre sujet envisagé dans son ensemble, nous réservant de faire appel par la suite à d’autres considérations relevant de la même doctrine. La première de ces remarques, c’est que non seulement chaque phase d’un cycle temporel, quel qu’il soit d’ailleurs, a sa qualité propre qui influe sur la détermination des événements, mais que même la vitesse avec laquelle ces événements se déroulent est quelque chose qui dépend aussi de ces phases, et qui, par conséquent, est d’ordre plus qualitatif que réellement quantitatif. Ainsi, quand on parle de cette vitesse des événements dans le temps, par analogie avec la vitesse d’un corps se déplaçant dans l’espace, il faut effectuer une certaine transposition de cette notion de vitesse, qui alors ne se laisse plus réduire à une expression quantitative comme celle qu’on donne de la vitesse proprement dite en mécanique. Ce que nous voulons dire, c’est que, suivant les différentes phases du cycle, des séries d’événements comparables entre elles ne s’y accomplissent pas dans des durées quantitativement égales ; cela apparaît surtout nettement quand il s’agit des grands cycles, d’ordre à la fois cosmique et humain, et on en trouve un des exemples les plus remarquables dans la proportion décroissante des durées respectives des quatre Yugas dont l’ensemble forme le Manvantara(3). C’est précisément pour cette raison que les événements se déroulent actuellement avec une vitesse dont les époques antérieures n’offrent pas d’exemple, vitesse qui va sans cesse en s’accélérant et qui continuera à s’accélérer ainsi jusqu’à la fin du cycle ; il y a là comme une « contraction » progressive de la durée, dont la limite correspond au « point d’arrêt » auquel nous avons déjà fait allusion ; nous aurons plus tard à revenir spécialement sur ces considérations et à les expliquer plus complètement.

La seconde remarque porte sur la direction descendante de la marche du cycle, en tant que celui-ci est envisagé comme l’expression chronologique d’un processus de manifestation qui implique un éloignement graduel du principe ; mais nous en avons déjà parlé assez souvent pour nous dispenser d’y insister de nouveau. Si nous mentionnons encore ce point ici, c’est surtout parce que, en connexion avec ce qui vient d’être dit, il donne lieu à une analogie spatiale assez digne d’intérêt : l’accroissement de la vitesse des événements, à mesure qu’on approche de la fin du cycle, peut être comparé à l’accélération qui existe dans le mouvement de chute des corps pesants ; la marche de l’humanité actuelle ressemble véritablement à celle d’un mobile lancé sur une pente et allant d’autant plus vite qu’il est plus près du bas ; même si certaines réactions en sens contraire, dans la mesure où elles sont possibles, rendent les choses un peu plus complexes, ce n’en est pas moins là une image très exacte du mouvement cyclique pris dans sa généralité.

Enfin, une troisième remarque est celle-ci : la marche descendante de la manifestation, et par conséquent du cycle qui en est une expression, s’effectuant du pôle positif ou essentiel de l’existence vers son pôle négatif ou substantiel, il en résulte que toutes choses doivent prendre un aspect de moins en moins qualitatif et de plus en plus quantitatif ; et c’est pourquoi la dernière période du cycle doit tout particulièrement tendre à s’affirmer comme le « règne de la quantité ». Du reste, quand nous disons qu’il doit en être ainsi de toutes choses, nous ne l’entendons pas seulement de la façon dont elles sont envisagées au point de vue humain, mais aussi d’une modification réelle du « milieu » lui-même ; chaque période de l’histoire de l’humanité répondant proprement à un « moment cosmique » déterminé, il doit nécessairement y avoir une corrélation constante entre l’état même du monde, ou de ce qu’on appelle la « nature » au sens le plus usuel de ce mot, et plus spécialement de l’ensemble du milieu terrestre, et celui de l’humanité dont l’existence est évidemment conditionnée par ce milieu. Nous ajouterons que l’ignorance totale de ces modifications d’ordre cosmique n’est pas une des moindres causes de l’incompréhension de la science profane vis-à-vis de tout ce qui se trouve en dehors de certaines limites ; née elle-même des conditions très spéciales de l’époque actuelle, cette science est trop évidemment incapable de concevoir d’autres conditions différentes de celles-là, et même d’admettre simplement qu’il puisse en exister, et ainsi le point de vue même qui la définit établit dans le temps des « barrières » qu’il lui est aussi impossible de franchir qu’il est impossible à un myope de voir clairement au delà d’une certaine distance ; et, en fait, la mentalité moderne et « scientiste » se caractérise bien effectivement, à tous égards, par une véritable « myopie intellectuelle ». Les développements auxquels nous serons amené par la suite permettront de mieux comprendre ce que peuvent être ces modifications du milieu, auxquelles nous ne pouvons faire présentement qu’une allusion d’ordre tout à fait général ; peut-être se rendra-t-on compte par là que beaucoup de choses qui sont regardées aujourd’hui comme « fabuleuses » ne l’étaient nullement pour les anciens, et que même elles peuvent toujours ne l’être pas davantage pour ceux qui ont gardé, avec le dépôt de certaines connaissances traditionnelles, les notions permettant de reconstituer la figure d’un « monde perdu », aussi bien d’ailleurs que de prévoir ce que sera, tout au moins dans ses grands traits, celle d’un monde futur, car, en raison même des lois cycliques qui régissent la manifestation, le passé et l’avenir se correspondent analogiquement, si bien que, quoi qu’en puisse penser le vulgaire, de telles prévisions n’ont pas en réalité le moindre caractère « divinatoire », mais reposent entièrement sur ce que nous avons appelé les déterminations qualitatives du temps.