CHAPITRE XV
L’illusion de la « vie ordinaire »
L’attitude matérialiste, qu’il s’agisse de matérialisme explicite et formel ou de simple matérialisme « pratique », apporte nécessairement, dans toute la constitution « psycho-physiologique » de l’être humain, une modification réelle et fort importante ; cela est facile à comprendre, et, en fait, il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que l’homme moderne est devenu véritablement imperméable à toute influence autre que celle de ce qui tombe sous ses sens ; non seulement ses facultés de compréhension sont devenues de plus en plus bornées, mais le champ même de sa perception s’est également restreint. Il en résulte une sorte de renforcement du point de vue profane, puisque, si ce point de vue est né tout d’abord d’un défaut de compréhension, donc d’une limitation des facultés humaines, cette même limitation, en s’accentuant et en s’étendant à tous les domaines, semble ensuite le justifier, du moins aux yeux de ceux qui en sont affectés ; quelle raison pourraient-ils bien avoir encore, en effet, d’admettre l’existence de ce qu’ils ne peuvent plus réellement ni concevoir ni percevoir, c’est-à-dire de tout ce qui pourrait leur montrer l’insuffisance et la fausseté du point de vue profane lui-même ?
De là provient l’idée de ce qu’on désigne communément comme la « vie ordinaire » ou la « vie courante » ; ce qu’on entend par là, en effet, c’est bien, avant tout, quelque chose où, par l’exclusion de tout caractère sacré, rituel ou symbolique (qu’on l’envisage au sens spécialement religieux ou suivant toute autre modalité traditionnelle, peu importe ici, puisque c’est également d’une action effective des « influences spirituelles » qu’il s’agit dans tous les cas), rien qui ne soit purement humain ne saurait intervenir en aucune façon ; et ces désignations mêmes impliquent en outre que tout ce qui dépasse une telle conception, même quand il n’est pas encore nié expressément, est tout au moins relégué dans un domaine « extraordinaire », considéré comme exceptionnel, étrange et inaccoutumé ; il y a donc là, à proprement parler, un renversement de l’ordre normal, tel qu’il est représenté par les civilisations intégralement traditionnelles où le point de vue profane n’existe en aucune façon, et ce renversement ne peut aboutir logiquement qu’à l’ignorance ou à la négation complète du « supra-humain ». Aussi certains vont-ils jusqu’à employer également, dans le même sens, l’expression de « vie réelle », ce qui, au fond, est d’une singulière ironie, car la vérité est que ce qu’ils nomment ainsi n’est au contraire que la pire des illusions ; nous ne voulons pas dire par là que les choses dont il s’agit soient, en elles-mêmes, dépourvues de toute réalité, encore que cette réalité, qui est en somme celle même de l’ordre sensible, soit au degré le plus bas de tous, et qu’au-dessous d’elle il n’y ait plus que ce qui est proprement au-dessous même de toute existence manifestée ; mais c’est la façon dont elles sont envisagées qui est entièrement fausse, et qui, en les séparant de tout principe supérieur, leur dénie précisément ce qui fait toute leur réalité ; c’est pourquoi, en toute rigueur, il n’existe pas réellement de domaine profane, mais seulement un point de vue profane, qui se fait toujours de plus en plus envahissant, jusqu’à englober finalement l’existence humaine tout entière.
On voit aisément par là comment, dans cette conception de la « vie ordinaire », on passe presque insensiblement d’un stade à un autre, la dégénérescence allant en s’accentuant progressivement : on commence par admettre que certaines choses soient soustraites à toute influence traditionnelle, puis ce sont ces choses qu’on en vient à considérer comme normales ; de là, on n’arrive que trop facilement à les considérer comme les seules « réelles », ce qui revient à écarter comme « irréel » tout le « supra-humain », et même, le domaine de l’humain étant conçu d’une façon de plus en plus étroitement limitée, jusqu’à le réduire à la seule modalité corporelle, tout ce qui est simplement d’ordre suprasensible ; il n’y a qu’à remarquer comment nos contemporains emploient constamment, et sans même y penser, le mot « réel » comme synonyme de « sensible », pour se rendre compte que c’est bien à ce dernier point qu’ils en sont effectivement, et que cette manière de voir s’est tellement incorporée à leur nature même, si l’on peut dire, qu’elle est devenue chez eux comme instinctive. La philosophie moderne, qui n’est en somme tout d’abord qu’une expression « systématisée » de la mentalité générale, avant de réagir à son tour sur celle-ci dans une certaine mesure, a suivi une marche parallèle à celle-là : cela a commencé avec l’éloge cartésien du « bon sens » dont nous parlions plus haut, et qui est bien caractéristique à cet égard, car la « vie ordinaire » est assurément, par excellence, le domaine de ce soi-disant « bon sens », dit aussi « sens commun », aussi borné qu’elle et de la même façon ; puis, du rationalisme, qui n’est au fond qu’un aspect plus spécialement philosophique de l’« humanisme », c’est-à-dire de la réduction de toutes choses à un point de vue exclusivement humain, on arrive peu à peu au matérialisme ou au positivisme : qu’on nie expressément, comme le premier, tout ce qui est au delà du monde sensible, ou qu’on se contente, comme le second (qui pour cette raison aime à s’intituler aussi « agnosticisme », se faisant ainsi un titre de gloire de ce qui n’est en réalité que l’aveu d’une incurable ignorance), de refuser de s’en occuper en le déclarant « inaccessible » ou « inconnaissable », le résultat, en fait, est exactement le même dans les deux cas, et il est bien celui-là même que nous venons de décrire.
Nous redirons encore ici que, chez la plupart, il ne s’agit naturellement que de ce qu’on peut appeler un matérialisme ou un positivisme « pratique », indépendant de toute théorie philosophique, qui est en effet et sera toujours chose fort étrangère à la majorité ; mais cela même n’en est que plus grave, non seulement parce qu’un tel état d’esprit acquiert par là une diffusion incomparablement plus grande, mais aussi parce qu’il est d’autant plus irrémédiable qu’il est plus irréfléchi et moins clairement conscient, car cela prouve qu’il a vraiment pénétré et comme imprégné toute la nature de l’individu. Ce que nous avons déjà dit du matérialisme de fait et de la façon dont s’en accommodent des gens qui se croient pourtant « religieux » le montre assez ; et, en même temps, on voit par cet exemple que, au fond, la philosophie proprement dite n’a pas toute l’importance que certains voudraient lui attribuer, ou que du moins elle en a surtout en tant qu’elle peut être considérée comme « représentative » d’une certaine mentalité, plutôt que comme agissant effectivement et directement sur celle-ci ; du reste, une conception philosophique quelconque pourrait-elle avoir le moindre succès si elle ne répondait à quelques-unes des tendances prédominantes de l’époque où elle est formulée ? Nous ne voulons pas dire par là que les philosophes ne jouent pas, tout comme d’autres, leur rôle dans la déviation moderne, ce qui serait certainement exagéré, mais seulement que ce rôle est plus restreint en fait qu’on ne serait tenté de le supposer à première vue, et assez différent de ce qu’il peut sembler extérieurement ; d’ailleurs, d’une façon tout à fait générale, ce qui est le plus apparent est toujours, suivant les lois mêmes qui régissent la manifestation, une conséquence plutôt qu’une cause, un aboutissement plutôt qu’un point de départ(1), et, en tout cas, ce n’est jamais là qu’il faut chercher ce qui agit de manière vraiment efficace dans un ordre plus profond, qu’il s’agisse en cela d’une action s’exerçant dans un sens normal et légitime, ou bien du contraire comme dans le cas dont nous parlons présentement.
Le mécanisme et le matérialisme eux-mêmes n’ont pu acquérir une influence généralisée qu’en passant du domaine philosophique au domaine scientifique ; ce qui se rapporte à ce dernier, ou ce qui se présente à tort ou à raison comme revêtu de ce caractère « scientifique », a en effet très certainement, pour des raisons diverses, beaucoup plus d’action que les théories philosophiques sur la mentalité commune, en laquelle il y a toujours une croyance au moins implicite à la vérité d’une « science » dont le caractère hypothétique lui échappe inévitablement, tandis que tout ce qui se qualifie de « philosophie » la laisse plus ou moins indifférente ; l’existence d’applications pratiques et utilitaires dans un cas, et leur absence dans l’autre, n’y est d’ailleurs sans doute pas entièrement étrangère. Ceci nous ramène justement encore à l’idée de la « vie ordinaire », dans laquelle il entre effectivement une assez forte dose de « pragmatisme » ; et ce que nous disons là est encore, bien entendu, tout à fait indépendant du fait que certains de nos contemporains ont voulu ériger le « pragmatisme » en système philosophique, ce qui n’a été rendu possible qu’en raison même de la tournure utilitaire qui est inhérente à la mentalité moderne et profane en général, et aussi parce que, dans l’état présent de déchéance intellectuelle, on en est arrivé à perdre complètement de vue la notion même de vérité, si bien que celle d’utilité ou de commodité a fini par s’y substituer entièrement. Quoi qu’il en soit, dès lors qu’il est convenu que la « réalité » consiste exclusivement en ce qui tombe sous les sens, il est tout naturel que la valeur qu’on attribue à une chose quelconque ait en quelque sorte pour mesure sa capacité de produire des effets d’ordre sensible ; or il est évident que la « science », considérée, à la façon moderne, comme essentiellement solidaire de l’industrie, sinon même confondue plus ou moins complètement avec celle-ci, doit à cet égard occuper le premier rang, et que par là elle se trouve mêlée aussi étroitement que possible à cette « vie ordinaire » dont elle devient même ainsi un des principaux facteurs ; par contrecoup, les hypothèses sur lesquelles elle prétend se fonder, si gratuites et si injustifiées qu’elles puissent être, bénéficieront elles-mêmes de cette situation privilégiée aux yeux du vulgaire. Il va de soi que, en réalité, les applications pratiques ne dépendent en rien de la vérité de ces hypothèses, et l’on peut d’ailleurs se demander ce que deviendrait une telle science, si nulle en tant que connaissance proprement dite, si on la séparait des applications auxquelles elle donne lieu ; mais, telle qu’elle est, c’est un fait que cette science « réussit », et, pour l’esprit instinctivement utilitariste du « public » moderne, la « réussite » ou le « succès » devient comme une sorte de « critérium de la vérité », si tant est qu’on puisse encore parler ici de vérité en un sens quelconque.
Qu’il s’agisse d’ailleurs de n’importe quel point de vue, philosophique, scientifique ou simplement « pratique », il est évident que tout cela, au fond, ne représente qu’autant d’aspects divers d’une seule et même tendance, et aussi que cette tendance, comme toutes celles qui sont, au même titre, constitutives de l’esprit moderne, n’a certes pas pu se développer spontanément ; nous avons déjà eu assez souvent l’occasion de nous expliquer sur ce dernier point, mais ce sont là des choses sur lesquelles on ne saurait jamais trop insister, et nous aurons encore à revenir dans la suite sur la place plus précise qu’occupe le matérialisme dans l’ensemble du « plan » suivant lequel s’effectue la déviation du monde moderne. Bien entendu, les matérialistes eux-mêmes sont, plus que quiconque, parfaitement incapables de se rendre compte de ces choses et même d’en concevoir la possibilité, aveuglés qu’ils sont par leurs idées préconçues, qui leur ferment toute issue hors du domaine étroit où ils sont habitués à se mouvoir ; et sans doute en seraient-ils tout aussi étonnés qu’ils le seraient de savoir qu’il a existé et qu’il existe même encore des hommes pour lesquels ce qu’ils appellent la « vie ordinaire » serait bien la chose la plus extraordinaire qu’on puisse imaginer, puisqu’elle ne correspond à rien de ce qui se produit réellement dans leur existence. C’est pourtant ainsi, et, qui plus est, ce sont ces hommes qui doivent être regardés comme véritablement « normaux », tandis que les matérialistes, avec tout leur « bon sens » tant vanté et tout le « progrès » dont ils se considèrent fièrement comme les produits les plus achevés et les représentants les plus « avancés », ne sont, au fond, que des êtres en qui certaines facultés se sont atrophiées au point d’être complètement abolies. C’est d’ailleurs à cette condition seulement que le monde sensible peut leur apparaître comme un « système clos », à l’intérieur duquel ils se sentent en parfaite sécurité ; il nous reste à voir comment cette illusion peut, en un certain sens et dans une certaine mesure, être « réalisée » du fait du matérialisme lui-même ; mais nous verrons aussi plus loin comment, malgré cela, elle ne représente en quelque sorte qu’un état d’équilibre éminemment instable, et comment, au point même où les choses en sont actuellement, cette sécurité de la « vie ordinaire », sur laquelle a reposé jusqu’ici toute l’organisation extérieure du monde moderne, risque fort d’être troublée par des « interférences » inattendues.