CHAPITRE XXVI
Chamanisme et sorcellerie

L’époque actuelle, par là même qu’elle correspond aux dernières phases d’une manifestation cyclique, doit en épuiser les possibilités les plus inférieures ; c’est pourquoi elle utilise en quelque sorte tout ce qui avait été négligé par les époques antérieures : les sciences expérimentales et quantitatives des modernes et leurs applications industrielles, notamment, n’ont, au fond, pas d’autre caractère que celui-là ; de là vient que les sciences profanes, comme nous l’avons dit, constituent souvent, et cela même historiquement aussi bien qu’au point de vue de leur contenu, de véritables « résidus » de quelques-unes des anciennes sciences traditionnelles(1). Un autre fait qui concorde encore avec ceux-là, pour peu qu’on en saisisse la véritable signification, c’est l’acharnement avec lequel les modernes ont entrepris d’exhumer les vestiges d’époques passées et de civilisations disparues, auxquels ils sont d’ailleurs incapables de rien comprendre en réalité ; et c’est même là un symptôme assez peu rassurant, à cause de la nature des influences subtiles qui restent attachées à ces vestiges et qui, sans que les investigateurs s’en doutent aucunement, sont ainsi ramenées au jour avec eux et mises pour ainsi dire en liberté par cette exhumation même. Pour que ceci puisse être mieux compris, nous allons être obligé de parler tout d’abord quelque peu de certaines choses qui, en elles-mêmes, sont, à vrai dire, tout à fait en dehors du monde moderne, mais qui n’en sont pas moins susceptibles d’être employées pour exercer, par rapport à celui-ci, une action particulièrement « désagrégeante » ; ce que nous en dirons ne sera donc une digression qu’en apparence, et ce sera d’ailleurs, en même temps, une occasion d’élucider certaines questions trop peu connues.

Il nous faut ici, avant tout, dissiper encore une confusion et une erreur d’interprétation dues à la mentalité moderne : l’idée qu’il existe des choses purement « matérielles », conception exclusivement propre à celle-ci, n’est au fond, si on la débarrasse de toutes les complications secondaires qu’y ajoutent les théories spéciales des physiciens, rien d’autre que l’idée qu’il existe des êtres et des choses qui ne sont que corporels, et dont l’existence et la constitution n’impliquent aucun élément d’un ordre autre que celui-là. Cette idée est en somme liée directement au point de vue profane tel qu’il s’affirme, sous sa forme en quelque sorte la plus complète, dans les sciences actuelles, car, celles-ci se caractérisant par l’absence de tout rattachement à des principes d’ordre supérieur, les choses qu’elles prennent pour objet de leur étude doivent être elles-mêmes conçues comme dépourvues d’un tel rattachement (en quoi se montre du reste encore le caractère « résiduel » de ces sciences) ; c’est là, pourrait-on dire, une condition pour que la science soit adéquate à son objet, puisque, si elle admettait qu’il en fût autrement, elle devrait par là même reconnaître que la vraie nature de cet objet lui échappe. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs la raison pour laquelle les « scientistes » se sont tant acharnés à discréditer toute conception autre que celle-là, en la présentant comme une « superstition » due à l’imagination des « primitifs », lesquels, pour eux, ne peuvent être autre chose que des sauvages ou des hommes de mentalité enfantine, comme le veulent les théories « évolutionnistes » ; et, que ce soit de leur part incompréhension pure et simple ou parti pris volontaire, ils réussissent en fait à en donner une idée suffisamment caricaturale pour qu’une telle appréciation paraisse entièrement justifiée à tous ceux qui les croient sur parole, c’est-à-dire à la grande majorité de nos contemporains. Il en est ainsi, en particulier, en ce qui concerne les théories des ethnologues sur ce qu’ils sont convenus d’appeler l’« animisme » ; un tel terme pourrait d’ailleurs, à la rigueur, avoir un sens acceptable, mais, bien entendu, à la condition de le comprendre tout autrement qu’ils ne le font et de n’y voir que ce qu’il peut signifier étymologiquement.

En effet, le monde corporel, en réalité, ne peut pas être considéré comme un tout se suffisant à lui-même, ni comme quelque chose d’isolé dans l’ensemble de la manifestation universelle ; au contraire, et quelles que puissent être les apparences dues actuellement à la « solidification », il procède tout entier de l’ordre subtil, dans lequel il a, peut-on dire, son principe immédiat, et par l’intermédiaire duquel il se rattache, de proche en proche, à la manifestation informelle, puis au non-manifesté ; s’il en était autrement, son existence ne pourrait être qu’une illusion pure et simple, une sorte de fantasmagorie derrière laquelle il n’y aurait rien, ce qui, en somme, revient à dire qu’il n’existerait en aucune façon. Dans ces conditions, il ne peut y avoir, dans ce monde corporel, aucune chose dont l’existence ne repose en définitive sur des éléments d’ordre subtil, et, au delà de ceux-ci, sur un principe qui peut être dit « spirituel », et sans lequel nulle manifestation n’est possible, à quelque degré que ce soit. Si nous nous en tenons à la considération des éléments subtils, qui doivent être ainsi présents en toutes choses, mais qui y sont seulement plus ou moins cachés suivant les cas, nous pouvons dire qu’ils y correspondent à ce qui constitue proprement l’ordre « psychique » dans l’être humain ; on peut donc, par une extension toute naturelle et qui n’implique aucun « anthropomorphisme », mais seulement une analogie parfaitement légitime, les appeler aussi « psychiques » dans tous les cas (et c’est pourquoi nous avons déjà parlé précédemment de « psychisme cosmique »), ou encore « animiques », car ces deux mots, si l’on se reporte à leur sens premier, suivant leur dérivation respectivement grecque et latine, sont exactement synonymes au fond. Il résulte de là qu’il ne saurait exister réellement d’objets « inanimés », et c’est d’ailleurs pourquoi la « vie » est une des conditions auxquelles est soumise toute existence corporelle sans exception ; c’est aussi pourquoi personne n’a jamais pu arriver à définir d’une façon satisfaisante la distinction du « vivant » et du « non-vivant », cette question, comme tant d’autres dans la philosophie et la science modernes, n’étant insoluble que parce qu’elle n’a aucune raison de se poser vraiment, puisque le « non-vivant » n’a pas de place dans le domaine envisagé, et qu’en somme tout se réduit à cet égard à de simples différences de degrés.

On peut donc, si l’on veut, appeler « animisme » une telle façon d’envisager les choses, en n’entendant par ce mot rien de plus ni d’autre que l’affirmation qu’il y a dans celles-ci des éléments « animiques » ; et l’on voit que cet « animisme » s’oppose directement au mécanisme, comme la réalité même s’oppose à la simple apparence extérieure ; il est d’ailleurs évident que cette conception est « primitive », mais tout simplement parce qu’elle est vraie, ce qui est à peu près exactement le contraire de ce que les « évolutionnistes » veulent dire quand ils la qualifient ainsi. En même temps, et pour la même raison, cette conception est nécessairement commune à toutes les doctrines traditionnelles ; nous pourrions donc dire encore qu’elle est « normale », tandis que l’idée opposée, celle des choses « inanimées » (qui a trouvé une de ses expressions les plus extrêmes dans la théorie cartésienne des « animaux-machines »), représente une véritable anomalie, comme il en est du reste pour toutes les idées spécifiquement modernes et profanes. Mais il doit être bien entendu qu’il ne s’agit aucunement, en tout cela, d’une « personnification » des forces naturelles que les physiciens étudient à leur façon, et encore moins de leur « adoration », comme le prétendent ceux pour qui l’« animisme » constitue ce qu’ils croient pouvoir appeler la « religion primitive » ; en réalité, ce sont des considérations qui relèvent uniquement du domaine de la cosmologie, et qui peuvent trouver leur application dans diverses sciences traditionnelles. Il va de soi aussi que, quand il est question d’éléments « psychiques » inhérents aux choses, ou de forces de cet ordre s’exprimant et se manifestant à travers celles-ci, tout cela n’a absolument rien de « spirituel » ; la confusion de ces deux domaines est, elle encore, purement moderne, et elle n’est sans doute pas étrangère à l’idée de faire une « religion » de ce qui est science au sens le plus exact de ce mot ; en dépit de leur prétention aux « idées claires » (héritage direct, d’ailleurs, du mécanisme et du « mathématisme universel » de Descartes), nos contemporains mélangent de bien singulière façon les choses les plus hétérogènes et les plus essentiellement distinctes !

Maintenant, il importe, pour ce à quoi nous voulons en venir présentement, de remarquer que les ethnologues ont l’habitude de considérer comme « primitives » des formes qui, au contraire, sont dégénérées à un degré ou à un autre ; pourtant, bien souvent, elles ne sont pas réellement d’un niveau aussi bas que leurs interprétations le font supposer ; mais, quoi qu’il en soit, ceci explique que l’« animisme », qui ne constitue en somme qu’un point particulier d’une doctrine, ait pu être pris pour caractériser celle-ci tout entière. En effet, dans les cas de dégénérescence, c’est naturellement la partie supérieure de la doctrine, c’est-à-dire son côté métaphysique et « spirituel », qui disparaît toujours plus ou moins complètement ; par suite, ce qui n’était originairement que secondaire, et notamment le côté cosmologique et « psychique », auquel appartiennent proprement l’« animisme » et ses applications, prend inévitablement une importance prépondérante ; le reste, même s’il subsiste encore dans une certaine mesure, peut facilement échapper à l’observateur du dehors, d’autant plus que celui-ci, ignorant la signification profonde des rites et des symboles, est incapable d’y reconnaître ce qui relève d’un ordre supérieur (pas plus qu’il ne le reconnaît dans les vestiges des civilisations entièrement disparues), et croit pouvoir tout expliquer indistinctement en termes de « magie », voire même parfois de « sorcellerie » pure et simple.

On peut trouver un exemple très net de ce que nous venons d’indiquer dans un cas comme celui du « chamanisme », qui est généralement regardé comme une des formes typiques de l’« animisme » ; cette dénomination, dont la dérivation est d’ailleurs assez incertaine, désigne proprement l’ensemble des doctrines et des pratiques traditionnelles de certains peuples mongols de la Sibérie ; mais certains l’étendent à ce qui, ailleurs, présente des caractères plus ou moins similaires. Pour beaucoup, « chamanisme » est presque synonyme de sorcellerie, ce qui est certainement inexact, car il y a là bien autre chose ; ce mot a subi ainsi une déviation inverse de celle de « fétichisme », qui, lui, a bien étymologiquement le sens de sorcellerie, mais qui a été appliqué à des choses dans lesquelles il n’y a pas que cela non plus. Signalons, à ce propos, que la distinction que certains ont voulu établir entre « chamanisme » et « fétichisme », considérés comme deux variétés de l’« animisme », n’est peut-être pas aussi nette ni aussi importante qu’ils le pensent : que ce soient des êtres humains, comme dans le premier, ou des objets quelconques, comme dans le second, qui servent principalement de « supports » ou de « condensateurs », si l’on peut dire, à certaines influences subtiles, c’est là une simple différence de modalités « techniques », qui, en somme, n’a rien d’absolument essentiel(2).

Si l’on considère le « chamanisme » proprement dit, on y constate l’existence d’une cosmologie très développée, et qui pourrait donner lieu à des rapprochements avec celles d’autres traditions sur de nombreux points, à commencer par la division des « trois mondes » qui semble en constituer la base même. D’autre part, on y rencontre également des rites comparables à quelques-uns de ceux qui appartiennent à des traditions de l’ordre le plus élevé : certains, par exemple, rappellent d’une façon frappante des rites vêdiques, et qui sont même parmi ceux qui procèdent le plus manifestement de la tradition primordiale, comme ceux où les symboles de l’arbre et du cygne jouent le rôle principal. Il n’est donc pas douteux qu’il y ait là quelque chose qui, à ses origines tout au moins, constituait une forme traditionnelle régulière et normale ; il s’y est d’ailleurs conservé, jusqu’à l’époque actuelle, une certaine « transmission » des pouvoirs nécessaires à l’exercice des fonctions du « chamane » ; mais, quand on voit que celui-ci consacre surtout son activité aux sciences traditionnelles les plus inférieures, telles que la magie et la divination, on peut soupçonner par là qu’il y a une dégénérescence très réelle, et même se demander si parfois elle n’irait pas jusqu’à une véritable déviation, à laquelle les choses de cet ordre, lorsqu’elles prennent un développement aussi excessif, ne peuvent que trop facilement donner lieu. À vrai dire, il y a, à cet égard, des indices assez inquiétants : l’un d’eux est le lien établi entre le « chamane » et un animal, lien concernant exclusivement un individu, et qui, par conséquent, n’est aucunement assimilable au lien collectif qui constitue ce qu’on appelle à tort ou à raison le « totémisme ». Nous devons dire d’ailleurs que ce dont il s’agit ici pourrait, en soi-même, être susceptible d’une interprétation tout à fait légitime et n’ayant rien à voir avec la sorcellerie ; mais ce qui lui donne un caractère plus suspect, c’est que, chez certains peuples, sinon chez tous, l’animal est alors considéré en quelque sorte comme une forme du « chamane » lui-même ; et, d’une semblable identification à la « lycanthropie », telle qu’elle existe surtout chez des peuples de race noire(3), il n’y a peut-être pas extrêmement loin.

Mais il y a encore autre chose, et qui touche plus directement à notre sujet : les « chamanes », parmi les influences psychiques auxquelles ils ont affaire, en distinguent tout naturellement de deux sortes, les unes bénéfiques et les autres maléfiques, et, comme il n’y a évidemment rien à redouter des premières, c’est des secondes qu’ils s’occupent presque exclusivement ; tel paraît être du moins le cas le plus fréquent, car il se peut que le « chamanisme » comprenne des formes assez variées et entre lesquelles il y aurait des différences à faire sous ce rapport. Il ne s’agit d’ailleurs nullement d’un « culte » rendu à ces influences maléfiques, et qui serait une sorte de « satanisme » conscient, comme on l’a parfois supposé à tort ; il s’agit seulement, en principe, de les empêcher de nuire, de neutraliser ou de détourner leur action. La même remarque pourrait s’appliquer aussi à d’autres prétendus « adorateurs du diable » qui existent en diverses régions ; d’une façon générale, il n’est guère vraisemblable que le « satanisme » réel puisse être le fait de tout un peuple. Cependant, il n’en est pas moins vrai que, quelle qu’en puisse être l’intention première, le maniement d’influences de ce genre, sans qu’il soit fait aucun appel à des influences d’un ordre supérieur (et encore bien moins à des influences proprement spirituelles), en arrive, par la force même des choses, à constituer une véritable sorcellerie, bien différente d’ailleurs de celle des vulgaires « sorciers de campagne » occidentaux, qui ne représente plus que les derniers débris d’une connaissance magique aussi dégénérée et réduite que possible et sur le point de s’éteindre entièrement. La partie magique du « chamanisme », assurément, a une tout autre vitalité, et c’est pourquoi elle représente quelque chose de véritablement redoutable à plus d’un égard ; en effet, le contact pour ainsi dire constant avec ces forces psychiques inférieures est des plus dangereux, d’abord pour le « chamane » lui-même, cela va de soi, mais aussi à un autre point de vue dont l’intérêt est beaucoup moins étroitement « localisé ». En effet, il peut arriver que certains, opérant de façon plus consciente et avec des connaissances plus étendues, ce qui ne veut pas dire d’ordre plus élevé, utilisent ces mêmes forces pour de tout autres fins, à l’insu des « chamanes » ou de ceux qui agissent comme eux, et qui ne jouent plus en cela que le rôle de simples instruments pour l’accumulation des forces en question en des points déterminés. Nous savons qu’il y a ainsi, par le monde, un certain nombre de « réservoirs » d’influences dont la répartition n’a assurément rien de « fortuit », et qui ne servent que trop bien aux desseins de certaines « puissances » responsables de toute la déviation moderne ; mais cela demande encore d’autres explications, car on pourrait, à première vue, s’étonner que les restes de ce qui fut autrefois une tradition authentique se prêtent à une « subversion » de ce genre.