CHAPITRE XXXIV
Les méfaits
de la psychanalyse

Si de la philosophie nous passons à la psychologie, nous constatons que les mêmes tendances y apparaissent, dans les écoles les plus récentes, sous un aspect bien plus dangereux encore, car, au lieu de ne se traduire que par de simples vues théoriques, elles y trouvent une application pratique d’un caractère fort inquiétant ; les plus « représentatives » de ces méthodes nouvelles, au point de vue où nous nous plaçons, sont celles qu’on connaît sous la désignation générale de « psychanalyse ». Il est d’ailleurs à remarquer que, par une étrange incohérence, ce maniement d’éléments qui appartiennent incontestablement à l’ordre subtil continue cependant à s’accompagner, chez beaucoup de psychologues, d’une attitude matérialiste, due sans doute à leur éducation antérieure, et aussi à l’ignorance où ils sont de la véritable nature de ces éléments qu’ils mettent en jeu(1) ; un des caractères les plus singuliers de la science moderne n’est-il pas de ne jamais savoir exactement à quoi elle a affaire en réalité, même quand il s’agit simplement des forces du domaine corporel ? Il va de soi, d’ailleurs, qu’une certaine « psychologie de laboratoire », aboutissement du processus de limitation et de matérialisation dans lequel la psychologie « philosophico-littéraire » de l’enseignement universitaire ne représentait qu’un stade moins avancé, et qui n’est plus réellement qu’une sorte de branche accessoire de la physiologie, coexiste toujours avec les théories et les méthodes nouvelles ; et c’est à celle-là que s’applique ce que nous avons dit précédemment des tentatives faites pour réduire la psychologie elle-même à une science quantitative.

Il y a certainement bien plus qu’une simple question de vocabulaire dans le fait, très significatif en lui-même, que la psychologie actuelle n’envisage jamais que le « subconscient », et non le « superconscient » qui devrait logiquement en être le corrélatif ; c’est bien là, à n’en pas douter, l’expression d’une extension qui s’opère uniquement par le bas, c’est-à-dire du côté qui correspond, ici dans l’être humain comme ailleurs dans le milieu cosmique, aux « fissures » par lesquelles pénètrent les influences les plus « maléfiques » du monde subtil, nous pourrions même dire celles qui ont un caractère véritablement et littéralement « infernal »(2). Certains adoptent aussi, comme synonyme ou équivalent de « subconscient », le terme d’« inconscient », qui, pris à la lettre, semblerait se référer à un niveau encore inférieur, mais qui, à vrai dire, correspond moins exactement à la réalité ; si ce dont il s’agit était vraiment inconscient, nous ne voyons même pas bien comment il serait possible d’en parler, et surtout en termes psychologiques ; et d’ailleurs en vertu de quoi, si ce n’est d’un simple préjugé matérialiste ou mécaniste, faudrait-il admettre qu’il existe réellement quelque chose d’inconscient ? Quoi qu’il en soit, ce qui est encore digne de remarque, c’est l’étrange illusion par laquelle les psychologues en arrivent à considérer des états comme d’autant plus « profonds » qu’ils sont tout simplement plus inférieurs ; n’y a-t-il pas déjà là comme un indice de la tendance à aller à l’encontre de la spiritualité, qui seule peut être dite véritablement profonde, puisque seule elle touche au principe et au centre même de l’être ? D’autre part, le domaine de la psychologie ne s’étant point étendu vers le haut, le « superconscient », naturellement, lui demeure aussi complètement étranger et fermé que jamais ; et, lorsqu’il lui arrive de rencontrer quelque chose qui s’y rapporte, elle prétend l’annexer purement et simplement en l’assimilant au « subconscient » ; c’est là, notamment, le caractère à peu près constant de ses prétendues explications concernant des choses telles que la religion, le mysticisme, et aussi certains aspects des doctrines orientales comme le Yoga ; et, dans cette confusion du supérieur avec l’inférieur, il y a déjà quelque chose qui peut être regardé proprement comme constituant une véritable subversion.

Remarquons aussi que, par l’appel au « subconscient », la psychologie, tout aussi bien que la « philosophie nouvelle », tend de plus en plus à rejoindre la « métapsychique »(3) ; et, dans la même mesure, elle se rapproche inévitablement, quoique peut-être sans le vouloir (du moins quant à ceux de ses représentants qui entendent demeurer matérialistes malgré tout), du spiritisme et des autres choses plus ou moins similaires, qui toutes s’appuient, en définitive, sur les mêmes éléments obscurs du psychisme inférieur. Si ces choses, dont l’origine et le caractère sont plus que suspects, font ainsi figure de mouvements « précurseurs » et alliés de la psychologie récente, et si celle-ci en arrive, fût-ce par un chemin détourné, mais par là même plus aisé que celui de la « métapsychique » qui est encore discutée dans certains milieux, à introduire les éléments en question dans le domaine courant de ce qui est admis comme science « officielle », il est bien difficile de penser que le vrai rôle de cette psychologie, dans l’état présent du monde, puisse être autre que de concourir activement à la seconde phase de l’action antitraditionnelle. À cet égard, la prétention de la psychologie ordinaire, que nous signalions tout à l’heure, à s’annexer, en les faisant rentrer de force dans le « subconscient », certaines choses qui lui échappent entièrement par leur nature même, ne se rattache encore, malgré son caractère assez nettement subversif, qu’à ce que nous pourrions appeler le côté enfantin de ce rôle, car les explications de ce genre, tout comme les explications « sociologiques » des mêmes choses, sont, au fond, d’une naïveté « simpliste » qui va parfois jusqu’à la niaiserie ; en tout cas, cela est incomparablement moins grave, quant à ses conséquences effectives, que le côté véritablement « satanique » que nous allons avoir à envisager maintenant d’une façon plus précise en ce qui concerne la psychologie nouvelle.

Ce caractère « satanique » apparaît avec une netteté toute particulière dans les interprétations psychanalytiques du symbolisme, ou de ce qui est donné comme tel à tort ou à raison ; nous faisons cette restriction parce que, sur ce point comme sur tant d’autres, il y aurait, si l’on voulait entrer dans le détail, bien des distinctions à faire et bien des confusions à dissiper : ainsi, pour prendre seulement un exemple typique, un songe dans lequel s’exprime quelque inspiration « supra-humaine » est véritablement symbolique, tandis qu’un rêve ordinaire ne l’est nullement, quelles que puissent être les apparences extérieures. Il va de soi que les psychologues des écoles antérieures avaient déjà tenté bien souvent, eux aussi, d’expliquer le symbolisme à leur façon et de le ramener à la mesure de leurs propres conceptions ; en pareil cas, si c’est vraiment de symbolisme qu’il s’agit, ces explications par des éléments purement humains, là comme partout où l’on a affaire à des choses d’ordre traditionnel, méconnaissent ce qui en constitue tout l’essentiel ; si au contraire il ne s’agit réellement que de choses humaines, ce n’est plus qu’un faux symbolisme, mais le fait même de le désigner par ce nom implique encore la même erreur sur la nature du véritable symbolisme. Ceci s’applique également aux considérations auxquelles se livrent les psychanalystes, mais avec cette différence qu’alors ce n’est plus d’humain qu’il faut parler seulement, mais aussi, pour une très large part, d’« infra-humain » ; on est donc cette fois en présence, non plus d’un simple rabaissement, mais d’une subversion totale ; et toute subversion, même si elle n’est due, immédiatement du moins, qu’à l’incompréhension et à l’ignorance (qui sont d’ailleurs ce qui se prête le mieux à être exploité pour un tel usage), est toujours, en elle-même, proprement « satanique ». Du reste, le caractère généralement ignoble et répugnant des interprétations psychanalytiques constitue, à cet égard, une « marque » qui ne saurait tromper ; et ce qui est encore particulièrement significatif à notre point de vue, c’est que, comme nous l’avons montré ailleurs(4), cette même « marque » se retrouve précisément aussi dans certaines manifestations spirites ; il faudrait assurément beaucoup de bonne volonté, pour ne pas dire un complet aveuglement, pour ne voir là encore rien de plus qu’une simple « coïncidence ». Les psychanalystes peuvent naturellement, dans la plupart des cas, être tout aussi inconscients que les spirites de ce qu’il y a réellement sous tout cela ; mais les uns et les autres apparaissent comme également « menés » par une volonté subversive utilisant dans les deux cas des éléments du même ordre, sinon exactement identiques, volonté qui, quels que soient les êtres dans lesquels elle est incarnée, est certainement bien consciente chez ceux-ci tout au moins, et répond à des intentions sans doute fort différentes de tout ce que peuvent imaginer ceux qui ne sont que les instruments inconscients par lesquels s’exerce leur action.

Dans ces conditions, il est trop évident que l’usage principal de la psychanalyse, qui est son application thérapeutique, ne peut être qu’extrêmement dangereux pour ceux qui s’y soumettent, et même pour ceux qui l’exercent, car ces choses sont de celles qu’on ne manie jamais impunément ; il ne serait pas exagéré d’y voir un des moyens spécialement mis en œuvre pour accroître le plus possible le déséquilibre du monde moderne et conduire celui-ci vers la dissolution finale(5). Ceux qui pratiquent ces méthodes sont, nous n’en doutons pas, bien persuadés au contraire de la bienfaisance de leurs résultats ; mais c’est justement grâce à cette illusion que leur diffusion est rendue possible, et c’est là qu’on peut voir toute la différence qui existe entre les intentions de ces « praticiens » et la volonté qui préside à l’œuvre dont ils ne sont que des collaborateurs aveugles. En réalité, la psychanalyse ne peut avoir pour effet que d’amener à la surface, en le rendant clairement conscient, tout le contenu de ces « bas-fonds » de l’être qui forment ce qu’on appelle proprement le « subconscient » ; cet être, d’ailleurs, est déjà psychiquement faible par hypothèse, puisque, s’il en était autrement, il n’éprouverait aucunement le besoin de recourir à un traitement de cette sorte ; il est donc d’autant moins capable de résister à cette « subversion », et il risque fort de sombrer irrémédiablement dans ce chaos de forces ténébreuses imprudemment déchaînées ; si cependant il parvient malgré tout à y échapper, il en gardera du moins, pendant toute sa vie, une empreinte qui sera en lui comme une « souillure » ineffaçable.

Nous savons bien ce que certains pourraient objecter ici en invoquant une similitude avec la « descente aux Enfers », telle qu’elle se rencontre dans les phases préliminaires du processus initiatique ; mais une telle assimilation est complètement fausse, car le but n’a rien de commun, non plus d’ailleurs que les conditions du « sujet » dans les deux cas ; on pourrait seulement parler d’une sorte de parodie profane, et cela même suffirait à donner à ce dont il s’agit un caractère de « contrefaçon » plutôt inquiétant. La vérité est que cette prétendue « descente aux Enfers », qui n’est suivie d’aucune « remontée », est tout simplement une « chute dans le bourbier », suivant le symbolisme usité dans certains Mystères antiques ; on sait que ce « bourbier » avait notamment sa figuration sur la route qui menait à Éleusis, et que ceux qui y tombaient étaient des profanes qui prétendaient à l’initiation sans être qualifiés pour la recevoir, et qui n’étaient donc victimes que de leur propre imprudence. Nous ajouterons seulement qu’il existe effectivement de tels « bourbiers » dans l’ordre macrocosmique aussi bien que dans l’ordre microcosmique ; ceci se rattache directement à la question des « ténèbres extérieures »(6), et l’on pourrait rappeler, à cet égard, certains textes évangéliques dont le sens concorde exactement avec ce que nous venons d’indiquer. Dans la « descente aux Enfers », l’être épuise définitivement certaines possibilités inférieures pour pouvoir s’élever ensuite aux états supérieurs ; dans la « chute dans le bourbier », les possibilités inférieures s’emparent au contraire de lui, le dominent et finissent par le submerger entièrement.

Nous venons de parler encore ici de « contrefaçon » ; cette impression est grandement renforcée par d’autres constatations, comme celle de la dénaturation du symbolisme que nous avons signalée, dénaturation qui tend d’ailleurs à s’étendre à tout ce qui comporte essentiellement des éléments « suprahumains », ainsi que le montre l’attitude prise à l’égard de la religion(7), et même des doctrines d’ordre métaphysique et initiatique telles que le Yoga, qui n’échappent pas davantage à ce nouveau genre d’interprétation, à tel point que certains vont jusqu’à assimiler leurs méthodes de « réalisation » spirituelle aux procédés thérapeutiques de la psychanalyse. Il y a là quelque chose de pire encore que les déformations plus grossières qui ont cours également en Occident, comme celle qui veut voir dans ces mêmes méthodes du Yoga une sorte de « culture physique » ou de thérapeutique d’ordre simplement physiologique, car celles-ci sont, par leur grossièreté même, moins dangereuses que celles qui se présentent sous des aspects plus subtils. La raison n’en est pas seulement que ces dernières risquent de séduire des esprits sur lesquels les autres ne sauraient avoir aucune prise ; cette raison existe assurément, mais il y en a une autre, d’une portée beaucoup plus générale, qui est celle même pour laquelle les conceptions matérialistes, comme nous l’avons expliqué, sont moins dangereuses que celles qui font appel au psychisme inférieur. Bien entendu, le but purement spirituel, qui seul constitue essentiellement le Yoga comme tel, et sans lequel l’emploi même de ce mot n’est plus qu’une véritable dérision, n’est pas moins totalement méconnu dans un cas que dans l’autre ; en fait, le Yoga n’est pas plus une thérapeutique psychique qu’il n’est une thérapeutique corporelle, et ses procédés ne sont en aucune façon ni à aucun degré un traitement pour des malades ou des déséquilibrés quelconques ; bien loin de là, ils s’adressent au contraire exclusivement à des êtres qui, pour pouvoir réaliser le développement spirituel qui en est l’unique raison d’être, doivent être déjà, du fait de leurs seules dispositions naturelles, aussi parfaitement équilibrés que possible ; il y a là des conditions qui, comme il est facile de le comprendre, rentrent strictement dans la question des qualifications initiatiques(8).

Ce n’est pas tout encore, et il y a même autre chose qui, sous le rapport de la « contrefaçon », est peut-être encore plus digne de remarque que tout ce que nous avons mentionné jusqu’ici : c’est la nécessité imposée, à quiconque veut pratiquer professionnellement la psychanalyse, d’être préalablement « psychanalysé » lui-même. Cela implique avant tout la reconnaissance du fait que l’être qui a subi cette opération n’est plus jamais tel qu’il était auparavant, ou que, comme nous le disions tout à l’heure, elle lui laisse une empreinte ineffaçable, comme l’initiation, mais en quelque sorte en sens inverse, puisque, au lieu d’un développement spirituel, c’est d’un développement du psychisme inférieur qu’il s’agit ici. D’autre part, il y a là une imitation manifeste de la transmission initiatique ; mais, étant donnée la différence de nature des influences qui interviennent, et comme il y a cependant un résultat effectif qui ne permet pas de considérer la chose comme se réduisant à un simple simulacre sans aucune portée, cette transmission serait bien plutôt comparable, en réalité, à celle qui se pratique dans un domaine comme celui de la magie, et même plus précisément de la sorcellerie. Il y a d’ailleurs un point fort obscur, en ce qui concerne l’origine même de cette transmission : comme il est évidemment impossible de donner à d’autres ce qu’on ne possède pas soi-même, et comme l’invention de la psychanalyse est d’ailleurs chose toute récente, d’où les premiers psychanalystes tiennent-ils les « pouvoirs » qu’ils communiquent à leurs disciples, et par qui eux-mêmes ont-ils bien pu être « psychanalysés » tout d’abord ? Cette question, qu’il n’est cependant que logique de poser, du moins pour quiconque est capable d’un peu de réflexion, est probablement fort indiscrète, et il est plus que douteux qu’il y soit jamais donné une réponse satisfaisante ; mais, à vrai dire, il n’en est pas besoin pour reconnaître, dans une telle transmission psychique, une autre « marque » véritablement sinistre par les rapprochements auxquels elle donne lieu : la psychanalyse présente, par ce côté, une ressemblance plutôt terrifiante avec certains « sacrements du diable » !