CHAPITRE PREMIER
La multiplicité des états de l’être

Un être quelconque, que ce soit l’être humain ou tout autre, peut évidemment être envisagé à bien des points de vue différents, nous pouvons même dire à une indéfinité de points de vue, d’importance fort inégale, mais tous également légitimes dans leurs domaines respectifs, à la condition qu’aucun d’eux ne prétende dépasser ses limites propres, ni surtout devenir exclusif et aboutir à la négation des autres. S’il est vrai qu’il en est ainsi, et si par conséquent on ne peut refuser à aucun de ces points de vue, même au plus secondaire et au plus contingent d’entre eux, la place qui lui appartient par le seul fait qu’il répond à quelque possibilité, il n’est pas moins évident, d’autre part, que, au point de vue métaphysique, qui seul nous intéresse ici, la considération d’un être sous son aspect individuel est nécessairement insuffisante, puisque qui dit métaphysique dit universel. Aucune doctrine qui se borne à la considération des êtres individuels ne saura donc mériter le nom de métaphysique, quels que puissent être d’ailleurs son intérêt et sa valeur à d’autres égards ; une telle doctrine peut toujours être dite proprement « physique », au sens originel de ce mot, puisqu’elle se tient exclusivement dans le domaine de la « nature », c’est-à-dire de la manifestation, et encore avec cette restriction qu’elle n’envisage que la seule manifestation formelle, ou même plus spécialement un des états qui constituent celle-ci.

Bien loin d’être en lui-même une unité absolue et complète, comme le voudraient la plupart des philosophes occidentaux, et en tout cas les modernes sans exception, l’individu ne constitue en réalité qu’une unité relative et fragmentaire. Ce n’est pas un tout fermé et se suffisant à lui-même, un « système clos » à la façon de la « monade » de Leibnitz ; et la notion de la « substance individuelle », entendue en ce sens, et à laquelle ces philosophes attachent en général une si grande importance, n’a aucune portée proprement métaphysique : au fond, ce n’est pas autre chose que la notion logique du « sujet », et, si elle peut sans doute être d’un grand usage à ce titre, elle ne peut légitimement être transportée au delà des limites de ce point de vue spécial. L’individu, même envisagé dans toute l’extension dont il est susceptible, n’est pas un être total, mais seulement un état particulier de manifestation d’un être, état soumis à certaines conditions spéciales et déterminées d’existence, et occupant une certaine place dans la série indéfinie des états de l’être total. C’est la présence de la forme parmi ces conditions d’existence qui caractérise un état comme individuel ; il va de soi, d’ailleurs, que cette forme ne doit pas être conçue nécessairement comme spatiale, car elle n’est telle que dans le seul monde corporel, l’espace étant précisément une des conditions qui définissent proprement celui-ci(1).

Nous devons rappeler ici, au moins sommairement, la distinction fondamentale du « Soi » et du « moi », ou de la « personnalité » et de l’« individualité », sur laquelle nous avons déjà donné ailleurs toutes les explications nécessaires(2). Le « Soi », avons-nous dit, est le principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par exemple, n’est qu’une modification transitoire et contingente, modification qui ne saurait d’ailleurs aucunement affecter le principe. Immuable en sa nature propre, il développe ses possibilités dans toutes les modalités de réalisation, en multitude indéfinie, qui sont pour l’être total autant d’états différents, états dont chacun a ses conditions d’existence limitatives et déterminantes, et dont un seul constitue la portion ou plutôt la détermination particulière de cet être qui est le « moi » ou l’individualité humaine. Du reste, ce développement n’en est un, à vrai dire, qu’autant qu’on l’envisage du côté de la manifestation, en dehors de laquelle tout doit nécessairement être en parfaite simultanéité dans l’« éternel présent » ; c’est pourquoi la « permanente actualité » du « Soi » n’en est pas affectée. Le « Soi » est ainsi le principe par lequel existent, chacun dans son domaine propre, que nous pouvons appeler un degré d’existence, tous les états de l’être ; et ceci doit s’entendre, non seulement des états manifestés, individuels comme l’état humain ou supra-individuels, c’est-à-dire, en d’autres termes, formels ou informels, mais aussi, bien que le mot « exister » devienne alors impropre, des états non manifestés, comprenant toutes les possibilités qui, par leur nature même, ne sont susceptibles d’aucune manifestation, en même temps que les possibilités de manifestation elles-mêmes en mode principiel ; mais ce « Soi » lui-même n’est que par soi, n’ayant et ne pouvant avoir, dans l’unité totale et indivisible de sa nature intime, aucun principe qui lui soit extérieur.

Nous venons de dire que le mot « exister » ne peut pas s’appliquer proprement au non-manifesté, c’est-à-dire en somme à l’état principiel ; en effet, pris dans son sens strictement étymologique (du latin ex-stare), ce mot indique l’être dépendant à l’égard d’un principe autre que lui-même, ou, en d’autres termes, celui qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante, c’est-à-dire l’être contingent, qui est la même chose que l’être manifesté(3). Lorsque nous parlerons de l’Existence, nous entendrons donc par là la manifestation universelle, avec tous les états ou degrés qu’elle comporte, degrés dont chacun peut être désigné également comme un « monde », et qui sont en multiplicité indéfinie ; mais ce terme ne conviendrait plus au degré de l’Être pur, principe de toute la manifestation et lui-même non-manifesté, ni, à plus forte raison, à ce qui est au delà de l’Être même.

Nous pouvons poser en principe, avant toutes choses, que l’Existence, envisagée universellement suivant la définition que nous venons d’en donner, est unique dans sa nature intime, comme l’Être est un en soi-même, et en raison précisément de cette unité, puisque l’Existence universelle n’est rien d’autre que la manifestation intégrale de l’Être, ou, pour parler plus exactement, la réalisation, en mode manifesté, de toutes les possibilités que l’Être comporte et contient principiellement dans son unité même. D’autre part, pas plus que l’unité de l’Être sur laquelle elle est fondée, cette « unicité » de l’Existence, s’il nous est permis d’employer ici un terme qui peut paraître un néologisme(4), n’exclut la multiplicité des modes de la manifestation ou n’en est affectée, puisqu’elle comprend également tous ces modes par là même qu’ils sont également possibles, cette possibilité impliquant que chacun d’eux doit être réalisé selon les conditions qui lui sont propres. Il résulte de là que l’Existence, dans son « unicité », comporte, comme nous l’avons déjà indiqué tout à l’heure, une indéfinité de degrés, correspondant à tous les modes de la manifestation universelle ; et cette multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence implique corrélativement, pour un être quelconque envisagé dans sa totalité, une multiplicité pareillement indéfinie d’états possibles, dont chacun doit se réaliser dans un degré déterminé de l’Existence.

Cette multiplicité des états de l’être, qui est une vérité métaphysique fondamentale, est vraie déjà lorsque nous nous bornons à considérer les états de manifestation, comme nous venons de le faire ici, et comme nous devons le faire dès lors qu’il s’agit seulement de l’Existence ; elle est donc vraie a fortiori si l’on considère à la fois les états de manifestation et les états de non-manifestation, dont tout l’ensemble constitue l’être total, envisagé alors, non plus dans le seul domaine de l’Existence, même pris dans toute l’intégralité de son extension, mais dans le domaine illimité de la Possibilité universelle. Il doit être bien compris, en effet, que l’Existence ne renferme que les possibilités de manifestation, et encore avec la restriction que ces possibilités ne sont conçues alors qu’en tant qu’elles se manifestent effectivement, puisque, en tant qu’elles ne se manifestent pas, c’est-à-dire principiellement, elles sont au degré de l’Être. Par conséquent, l’Existence est loin d’être toute la Possibilité, conçue comme véritablement universelle et totale, en dehors et au delà de toutes les limitations, y compris même cette première limitation qui constitue la détermination la plus primordiale de toutes, nous voulons dire l’affirmation de l’Être pur(5).

Quand il s’agit des états de non-manifestation d’un être, il faut encore faire une distinction entre le degré de l’Être et ce qui est au-delà ; dans ce dernier cas, il est évident que le terme d’« être » lui-même ne peut plus être rigoureusement appliqué dans son sens propre ; mais nous sommes cependant obligé, en raison de la constitution même du langage, de le conserver à défaut d’un autre plus adéquat, en ne lui attribuant plus alors qu’une valeur purement analogique et symbolique, sans quoi il nous serait tout à fait impossible de parler d’une façon quelconque de ce dont il s’agit. C’est ainsi que nous pourrons continuer à parler de l’être total comme étant en même temps manifesté dans certains de ses états et non-manifesté dans d’autres états, sans que cela implique aucunement que, pour ces derniers, nous devions nous arrêter à la considération de ce qui correspond au degré qui est proprement celui de l’Être(6).

Les états de non-manifestation sont essentiellement extra-individuels, et, de même que le « Soi » principiel dont ils ne peuvent être séparés, ils ne sauraient en aucune façon être individualisés ; quant aux états de manifestation, certains sont individuels, tandis que d’autres sont non-individuels, différence qui correspond, suivant ce que nous avons indiqué, à la distinction de la manifestation formelle et de la manifestation informelle. Si nous considérons en particulier le cas de l’homme, son individualité actuelle, qui constitue à proprement parler l’état humain, n’est qu’un état de manifestation parmi une indéfinité d’autres, qui doivent être tous conçus comme également possibles et, par là même, comme existant au moins virtuellement, sinon comme effectivement réalisés pour l’être que nous envisageons, sous un aspect relatif et partiel, dans cet état individuel humain.