CHAPITRE II
L’Homme Universel
La réalisation effective des états multiples de l’être se réfère à la conception de ce que différentes doctrines traditionnelles, et notamment l’ésotérisme islamique, désignent comme l’« Homme Universel »(1), conception qui, comme nous l’avons dit ailleurs, établit l’analogie constitutive de la manifestation universelle et de sa modalité individuelle humaine, ou, pour employer le langage de l’hermétisme occidental, du « macrocosme » et du « microcosme »(2). Cette notion peut d’ailleurs être envisagée à différents degrés et avec des extensions diverses, la même analogie demeurant valable dans tous ces cas(3) : ainsi, elle peut être restreinte à l’humanité elle-même, envisagée soit dans sa nature spécifique, soit même dans son organisation sociale, car c’est sur cette analogie que repose essentiellement, entre autres applications, l’institution des castes(4). À un autre degré, déjà plus étendu, la même notion peut embrasser le domaine d’existence correspondant à tout l’ensemble d’un état d’être déterminé, quel que soit d’ailleurs cet état(5) ; mais cette signification, surtout s’il s’agit de l’état humain, même pris dans le développement intégral de toutes ses modalités, ou d’un autre état individuel, n’est encore proprement que « cosmologique », et ce que nous devons envisager essentiellement ici, c’est une transposition métaphysique de la notion de l’homme individuel, transposition qui doit être effectuée dans le domaine extra-individuel et supra-individuel. En ce sens, et si l’on se réfère à ce que nous rappelions tout à l’heure, la conception de l’« Homme Universel » s’appliquera tout d’abord, et le plus ordinairement, à l’ensemble des états de manifestation ; mais on peut la rendre encore plus universelle, dans la plénitude de la vraie acception de ce mot, en l’étendant également aux états de non-manifestation, donc à la réalisation complète et parfaite de l’être total, celui-ci étant entendu dans le sens supérieur que nous avons indiqué précédemment, et toujours avec la réserve que le terme « être » lui-même ne peut plus être pris alors que dans une signification purement analogique.
Il est essentiel de remarquer ici que toute transposition métaphysique du genre de celle dont nous venons de parler doit être regardée comme l’expression d’une analogie au sens propre de ce mot ; et nous rappellerons, pour préciser ce qu’il faut entendre par là, que toute véritable analogie doit être appliquée en sens inverse : c’est ce que figure le symbole bien connu du « sceau de Salomon », formé de l’union de deux triangles opposés(6). Ainsi, par exemple, de même que l’image d’un objet dans un miroir est inversée par rapport à l’objet, ce qui est le premier ou le plus grand dans l’ordre principiel est, du moins en apparence, le dernier ou le plus petit dans l’ordre de la manifestation(7). Pour prendre des termes de comparaison dans le domaine mathématique, comme nous l’avons déjà fait à ce propos afin de rendre la chose plus aisément compréhensible, c’est ainsi que le point géométrique est nul quantitativement et n’occupe aucun espace, bien qu’il soit (et ceci sera précisément expliqué plus complètement par la suite) le principe par lequel est produit l’espace tout entier, qui n’est que le développement ou l’expansion de ses propres virtualités. C’est ainsi également que l’unité arithmétique est le plus petit des nombres si on l’envisage comme située dans leur multiplicité, mais qu’elle est le plus grand en principe, puisqu’elle les contient tous virtuellement et produit toute leur série par la seule répétition indéfinie d’elle-même.
Il y a donc analogie, mais non pas similitude, entre l’homme individuel, être relatif et incomplet, qui est pris ici comme type d’un certain mode d’existence, ou même de toute existence conditionnée, et l’être total, inconditionné et transcendant par rapport à tous les modes particuliers et déterminés d’existence, et même par rapport à l’Existence pure et simple, être total que nous désignons symboliquement comme l’« Homme Universel ». En raison de cette analogie, et pour appliquer ici, toujours à titre d’exemple, ce que nous venons d’indiquer, on pourra dire que, si l’« Homme Universel » est le principe de toute la manifestation, l’homme individuel devra en être en quelque façon, dans son ordre, la résultante et comme l’aboutissement, et c’est pourquoi toutes les traditions s’accordent à le considérer en effet comme formé par la synthèse de tous les éléments et de tous les règnes de la nature(8). Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’analogie soit exacte, et elle l’est effectivement ; mais, pour la justifier complètement, et avec elle la désignation même de l’« Homme Universel », il faudrait exposer, sur le rôle cosmogonique qui est propre à l’être humain, des considérations qui, si nous voulions leur donner tout le développement qu’elles comportent, s’écarteraient un peu trop du sujet que nous nous proposons de traiter plus spécialement, et qui trouveront peut-être mieux leur place en quelque autre occasion. Nous nous bornerons donc, pour le moment, à dire que l’être humain a, dans le domaine d’existence individuelle qui est le sien, un rôle que l’on peut véritablement qualifier de « central » par rapport à tous les autres êtres qui se situent pareillement dans ce domaine ; ce rôle fait de l’homme l’expression la plus complète de l’état individuel considéré, dont toutes les possibilités s’intègrent pour ainsi dire en lui, au moins sous un certain rapport, et à la condition de le prendre, non pas dans sa seule modalité corporelle, mais dans l’ensemble de toutes ses modalités, avec l’extension indéfinie dont elles sont susceptibles(9). C’est là que résident les raisons les plus profondes parmi toutes celles sur lesquelles peut se baser l’analogie que nous envisageons ; et c’est cette situation particulière qui permet de transposer valablement la notion même de l’homme, plutôt que celle de tout autre être manifesté dans le même état, pour la transformer en la conception traditionnelle de l’« Homme Universel »(10).
Nous ajouterons encore une remarque qui est des plus importantes : c’est que l’« Homme Universel » n’existe que virtuellement, et en quelque sorte négativement, à la façon d’un archétype idéal, tant que la réalisation effective de l’être total ne lui a pas donné l’existence actuelle et positive ; et cela est vrai pour tout être, quel qu’il soit, considéré comme effectuant ou devant effectuer une telle réalisation(11). Disons d’ailleurs, pour écarter tout malentendu, qu’une telle façon de parler, qui présente comme successif ce qui est essentiellement simultané en soi, n’est valable qu’autant qu’on se place au point de vue spécial d’un état de manifestation de l’être, cet état étant pris comme point de départ de la réalisation. D’autre part, il est évident que des expressions comme celles d’« existence négative » et d’« existence positive » ne doivent pas être prises à la lettre, là où la notion même d’« existence » ne s’applique proprement que dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point ; mais les imperfections qui sont inhérentes au langage, par le fait même qu’il est lié aux conditions de l’état humain et même plus particulièrement de sa modalité corporelle et terrestre, nécessitent souvent l’emploi, avec quelques précautions, d’« images verbales » de ce genre, sans lesquelles il serait tout à fait impossible de se faire comprendre, surtout dans des langues aussi peu adaptées à l’expression des vérités métaphysiques que le sont les langues occidentales.