CHAPITRE XXVII
Place de l’état individuel humain
dans l’ensemble de l’être

D’après ce que nous avons dit dans le chapitre précédent au sujet de l’anthropomorphisme, il est clair que l’individualité humaine, même envisagée dans son intégralité (et non pas restreinte à la seule modalité corporelle), ne saurait avoir une place privilégiée et « hors série » dans la hiérarchie indéfinie des états de l’être total ; elle y occupe son rang comme n’importe lequel des autres états et au même titre exactement, sans rien de plus ni de moins, conformément à la loi d’harmonie qui régit les rapports de tous les cycles de l’Existence universelle. Ce rang est déterminé par les conditions particulières qui caractérisent l’état dont il s’agit et en délimitent le domaine ; et, si nous ne pouvons le connaître actuellement, c’est qu’il ne nous est pas possible, en tant qu’individus humains, de sortir de ces conditions pour les comparer à celles des autres états, dont les domaines nous sont forcément inaccessibles ; mais il nous suffit évidemment, toujours comme individus, de comprendre que ce rang est ce qu’il doit être et ne peut pas être autre qu’il est, chaque chose étant rigoureusement à la place qu’elle doit occuper comme élément de l’ordre total. En outre, en vertu de cette même loi d’harmonie à laquelle nous venons de faire allusion, « l’hélice évolutive étant régulière partout et en tous ses points, le passage d’un état à un autre se fait aussi logiquement et aussi simplement que le passage d’une situation (ou modification) à une autre dans l’intérieur d’un même état »(1), sans que, à ce point de vue tout au moins, il y ait nulle part dans l’Univers la moindre solution de continuité.

Si nous devons cependant faire une restriction en ce qui concerne la continuité (sans laquelle la causalité universelle ne saurait être satisfaite, car elle exige que tout s’enchaîne sans aucune interruption), c’est que, comme nous l’avons indiqué plus haut, il y a, à un point de vue autre que celui du parcours des cycles, un moment de discontinuité dans le développement de l’être : ce moment qui a un caractère absolument unique, c’est celui où se produit, sous l’action du « Rayon Céleste » opérant sur un plan de réflexion, la vibration qui correspond au Fiat Lux cosmogonique et qui illumine, par son irradiation, tout le chaos des possibilités. À partir de ce moment, l’ordre succède au chaos, la lumière aux ténèbres, l’acte à la puissance, la réalité à la virtualité ; et, lorsque cette vibration a atteint son plein effet en s’amplifiant et se répercutant jusqu’aux confins de l’être, celui-ci, ayant dès lors réalisé sa plénitude totale, n’est évidemment plus assujetti à parcourir tel ou tel cycle particulier, puisqu’il les embrasse tous dans la parfaite simultanéité d’une compréhension synthétique et « non-distinctive ». C’est là ce qui constitue à proprement parler la « transformation », conçue comme impliquant le « retour des êtres en modification dans l’Être immodifié », en dehors et au delà de toutes les conditions spéciales qui définissent les degrés de l’Existence manifestée. « La modification, dit le sage Shi-ping-wen, est le mécanisme qui produit tous les êtres ; la transformation est le mécanisme dans lequel s’absorbent tous les êtres »(2).

Cette « transformation » (au sens étymologique de passage au delà de la forme), par laquelle s’effectue la réalisation de l’« Homme Universel », n’est pas autre chose que la « Délivrance » (en sanscrit Moksha ou Mukti) dont nous avons parlé ailleurs(3) ; elle requiert, avant tout, la détermination préalable d’un plan de réflexion du « Rayon Céleste », de telle sorte que l’état correspondant devienne par là même l’état central de l’être. D’ailleurs, cet état, en principe, peut être quelconque, puisque tous sont parfaitement équivalents quand ils sont envisagés de l’Infini ; et le fait que l’état humain n’est en rien distingué parmi les autres comporte évidemment, pour lui aussi bien que pour n’importe quel autre état, la possibilité de devenir cet état central. La « transformation » peut donc être atteinte à partir de l’état humain pris comme base, et même à partir de toute modalité de cet état, ce qui revient à dire qu’elle est notamment possible pour l’homme corporel et terrestre ; en d’autres termes, et comme nous l’avons dit en son lieu(4), la « Délivrance » peut s’obtenir « dans la vie » (jîvan-mukti), ce qui n’empêche pas qu’elle implique essentiellement, pour l’être qui l’obtient ainsi comme dans tout autre cas, la libération absolue et complète des conditions limitatives de toutes les modalités et de tous les états.

Pour ce qui est du processus effectif de développement qui permet à l’être de parvenir, après avoir traversé certaines phases préliminaires, à ce moment précis où s’opère la « transformation », nous n’avons nullement l’intention d’en parler ici, car il est évident que sa description, même sommaire, ne saurait rentrer dans le cadre d’une étude comme celle-ci, dont le caractère doit rester purement théorique. Nous avons seulement voulu indiquer quelles sont les possibilités de l’être humain, possibilités qui, d’ailleurs, sont nécessairement, sous le rapport de la totalisation, celles de l’être en chacun de ses états, puisque ceux-ci ne sauraient maintenir entre eux aucune différenciation au regard de l’Infini, où réside la Perfection.