CHAPITRE PREMIER
Les antécédents de Mme Blavatsky

Helena Petrowna Hahn naquit en 1831(A) à Ekaterinoslaw ; elle était fille du colonel Peter Hahn, et petite-fille du lieutenant-général Alexis Hahn von Rottenstern-Hahn, d’une famille d’origine mecklembourgeoise établie en Russie. Sa mère, Helena Fadeeff, était fille du conseiller privé André Fadeeff et de la princesse Helena Dolgorouki. La future Mme Blavatsky ne devait jamais oublier ses origines nobles, avec lesquelles les allures négligées et même grossières qu’elle affectait de se donner faisaient pourtant un étrange contraste. Dès son enfance, elle se conduisit d’une manière insupportable, entrant dans de violentes colères à la moindre contrariété, ce qui, malgré son intelligence, ne permit pas de lui donner une instruction sérieuse et suivie ; à quinze ans, elle « jurait à scandaliser un troupier », suivant l’expression de son ami Olcott lui-même, et elle conserva cette habitude toute sa vie. À seize ans, on la maria au général Nicéphore Blavatsky, qui était fort âgé ; elle partit avec son mari pour la province d’Erivan dont il était vice-gouverneur, mais, à la première remontrance, elle quitta le domicile conjugal. On a dit que le général était mort peu après ce départ, mais nous pensons qu’il n’en est rien et qu’il vécut encore au moins quinze ans, car Mme Blavatsky a déclaré l’avoir revu à Tiflis en 1863 et avoir passé alors quelques jours avec lui(1) ; ce point n’a d’ailleurs qu’une importance assez secondaire.

C’est donc en 1848 que commença l’extraordinaire vie d’aventures de Mme Blavatsky : en parcourant l’Asie Mineure avec son amie la comtesse Kiseleff, elle rencontra un Copte (d’autres disent un Chaldéen) nommé Paulos Metamon, qui se donnait comme magicien, et qui semble avoir été plus ou moins prestidigitateur(2). Elle continua son voyage en compagnie de ce personnage, avec qui elle alla en Grèce et en Égypte ; ensuite, ses ressources étant presque épuisées, elle revint en Europe, et on la retrouve à Londres en 1851, donnant des leçons de piano pour vivre. Ses amis ont prétendu qu’elle était allée dans cette ville avec son père pour y faire des études musicales ; cela est manifestement faux, car, à cette époque, elle était brouillée avec toute sa famille, et c’est pourquoi elle n’avait pas osé rentrer en Russie. À Londres, elle fréquenta à la fois les cercles spirites(3) et les milieux révolutionnaires ; elle se lia notamment avec Mazzini et, vers 1856, s’affilia à l’association carbonariste de la « Jeune Europe ».

À la même période se rattache une histoire fantastique dont il est bon de dire quelques mots : une ambassade du Népaul vint à Londres en 1851 suivant les uns, en 1854 suivant les autres ; Mme Blavatsky prétendit plus tard que, parmi les membres de cette ambassade, elle avait reconnu un personnage mystérieux que, depuis son enfance, elle voyait souvent à ses côtés, et qui venait toujours à son aide dans les moments difficiles ; ce protecteur, qui n’était autre que le « Mahâtmâ » Morya, lui aurait alors fait connaître le rôle qu’il lui destinait. La conséquence de cette rencontre aurait été un voyage dans l’Inde et au Thibet, où Mme Blavatsky aurait fait un séjour de trois ans, pendant lequel les « Maîtres » lui auraient enseigné la science occulte et auraient développé ses facultés psychiques. Telle est du moins la version qu’a donnée la comtesse Wachtmeister(4), pour qui ce séjour fut suivi d’un autre stage accompli en Égypte ; il ne peut s’agir ici que du second voyage que Mme Blavatsky fit dans ce dernier pays, et dont nous parlerons un peu plus loin. D’un autre côté, Sinnett déclare que « Mme Blavatsky couronna une carrière de trente-cinq à quarante années d’études mystiques par une retraite de sept ans dans les solitudes de l’Himâlaya »(5), et il semble placer cette retraite presque immédiatement avant son départ pour l’Amérique ; or, même s’il en était ainsi, comme Mme Blavatsky n’avait que quarante-deux ans lors de ce départ, il faudrait conclure qu’elle avait dû commencer ses « études mystiques » dès sa naissance, si ce n’est même un peu avant ! La vérité est que ce voyage au Thibet n’est qu’une pure invention de Mme Blavatsky, et il faut croire, d’après ce qu’on vient de voir, que les récits qu’elle en fit à différentes personnes étaient loin d’être concordants ; elle en écrivit pourtant une relation, dont Mme Besant possède le manuscrit, et, quand on prouva que le voyage n’avait pu avoir lieu à la date indiquée, Mme Besant prétendit que la relation n’était pas réellement de Mme Blavatsky, car celle-ci l’avait écrite sous la dictée d’un « Mahâtmâ » et l’on n’y reconnaissait même pas son écriture ; on a d’ailleurs raconté la même chose pour certaines parties de ses ouvrages, et c’est là une façon assez commode d’excuser toutes les contradictions et les incohérences qui s’y rencontrent. Quoi qu’il en soit, il semble bien établi que Mme Blavatsky n’alla jamais dans l’Inde avant 1878, et que, jusqu’à cette époque, il ne fut jamais question des « Mahâtmâs » ; la suite en fournira des preuves suffisantes(B).

Vers 1858, Mme Blavatsky se décida à retourner en Russie ; elle se réconcilia avec son père et demeura auprès de lui jusqu’en 1863, époque où elle se rendit au Caucase et y rencontra son mari. Un peu plus tard, elle est en Italie, où elle avait vraisemblablement été appelée par un ordre carbonariste ; en 1866, elle est avec Garibaldi, qu’elle accompagne dans ses expéditions ; elle combat à Viterbe, puis à Mentana, où elle est grièvement blessée et laissée pour morte sur le terrain ; elle s’en remet cependant et vient achever sa convalescence à Paris. Là, elle fut quelque temps sous l’influence d’un certain Victor Michal, magnétiseur et spirite(6), dont le nom a été parfois défiguré dans les récits qui se rapportent à cette partie de sa vie : certains l’ont appelé Martial, d’autres Marchal(7), ce qui l’a fait confondre avec un abbé Marchal qui s’occupait aussi d’hypnotisme et de recherches psychiques. Ce Michal, qui était journaliste, appartenait à la Maçonnerie, de même que son ami Rivail, dit Allan Kardec, ancien instituteur devenu directeur du théâtre des Folies-Marigny et fondateur du spiritisme français ; c’est Michal qui développa les facultés médiumniques de Mme Blavatsky, et, par la suite, il ne parlait jamais sans une sorte d’effroi de la « double personnalité » qu’elle manifestait dès cette époque, et qui rend assez bien compte des conditions très particulières dans lesquelles elle composa plus tard ses ouvrages. Mme Blavatsky était alors spirite elle-même, elle le disait du moins, et elle se donnait précisément comme appartenant à l’école d’Allan Kardec, dont elle garda ou reprit par la suite quelques idées, notamment en ce qui concerne la « réincarnation ». Si nous semblons mettre en doute la sincérité du spiritisme de Mme Blavatsky, malgré ses multiples affirmations de la période antérieure à la fondation de sa Société(8), c’est que, par la suite, elle déclara qu’elle n’avait jamais été « spiritualiste »(9) (on sait que ce mot, dans les pays anglo-saxons, est souvent pris comme synonyme de spirite) ; il est donc permis de se demander à quel moment elle a menti.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de certain, c’est que, de 1870 à 1872, Mme Blavatsky exerça la profession de médium au Caire, où elle avait retrouvé Metamon, et où, de concert avec lui et avec des hôteliers français, les époux Coulomb, dont nous aurons à reparler, elle fonda son premier « club à miracles ». Voici en quels termes cette fondation fut annoncée alors par un organe spirite : « Une société de spiritualistes a été formée au Caire (Égypte) sous la direction de Mme Blavatsky, une Russe, assistée de plusieurs médiums. Les séances ont lieu deux fois par semaine, le mardi et le vendredi soir, et les membres seuls y sont admis. On se propose d’établir, conjointement avec la société, un cabinet de lecture et une bibliothèque d’ouvrages spiritualistes et autres, de même qu’un journal qui aura pour titre La Revue Spiritualiste du Caire, et qui paraîtra les 1er et 15 de chaque mois »(10). Cependant, cette entreprise ne réussit pas, car, au bout de peu de temps, Mme Blavatsky fut convaincue de fraude, comme, un peu plus tard, elle devait l’être encore à plusieurs reprises en Amérique, où elle se remit à exercer le même métier(11). Ce cas est fort loin d’être rare parmi les médiums professionnels ; nous ne voulons pas dire par là que tout soit faux dans les phénomènes qui servent de base au spiritisme ; ces faits, en eux-mêmes, sont d’ailleurs parfaitement indépendants de l’interprétation absurde qu’en donnent les spirites ; mais, en tout cas, ils ont été fréquemment simulés par des mystificateurs, et tout individu qui fait de la production de ces phénomènes un métier est éminemment suspect, parce que, alors même qu’il aurait quelques qualités médiumniques réelles, son intérêt l’incite à frauder lorsque, pour une raison ou pour une autre, il se trouve dans l’impossibilité de présenter de vrais phénomènes. Tel a été certainement le cas de bien des médiums connus et réputés, comme la fameuse Eusapia Paladino par exemple ; tel a été probablement aussi, au début surtout, celui de Mme Blavatsky. Celle-ci, lorsqu’elle se vit démasquée, quitta précipitamment le Caire et revint à Paris, où elle essaya de vivre avec son frère ; mais, ne pouvant s’entendre avec lui, elle partit bientôt pour l’Amérique, où elle devait, deux ans plus tard, fonder sa Société Théosophique.