CHAPITRE IV
La question des Mahâtmâs

Nous avons laissé Mme Blavatsky au moment où, en 1876, elle songeait à partir pour l’Inde ; ce départ, qui ne devait s’accomplir que le 18 novembre 1878, semble bien avoir été déterminé surtout, sinon exclusivement, par les attaques très justifiées dont elle avait été l’objet. « C’est à cause de cela, écrivait-elle elle-même en faisant allusion à la publication des Incidents in my Life de Dunglas Home, que je vais dans l’Inde pour toujours ; et par honte et par chagrin, j’ai besoin d’aller où personne ne sache mon nom. La malignité de Home m’a ruinée pour jamais en Europe »(1), Elle devait toujours garder rancune au médium qui, à l’instigation du mystérieux M…, avait dénoncé ses supercheries, et qu’elle appelait « le Calvin du spiritisme » : « Voyez, écrivait-elle beaucoup plus tard à propos des dangers de la médiumnité, quelle a été la vie de Dunglas Home, un homme dont le cœur était rempli d’amertume, qui n’a jamais dit un mot en faveur de ceux qu’il croyait doués de pouvoirs psychiques, et qui a calomnié tous les autres médiums jusqu’à la fin »(2). À un certain moment, Mme Blavatsky avait songé aussi, pour les mêmes raisons, « à partir pour l’Australie et à changer son nom pour toujours »(3) ; puis, ayant renoncé à cette idée, elle se fit naturaliser Américaine, probablement en 1878 ; enfin, elle se décida à aller dans l’Inde, comme elle en avait eu l’intention tout d’abord. Ainsi, ce n’est pas dans l’intérêt de sa Société, mais dans le sien propre, qu’elle voulut entreprendre ce voyage, malgré l’opposition d’Olcott qu’elle finit pourtant par entraîner, et qui abandonna sa famille pour la suivre. En effet, trois ans plus tôt, Mme Blavatsky disait d’Olcott : « Il est loin d’être riche et n’a rien à laisser que ses travaux littéraires, et il a à entretenir sa femme et tout un tas d’enfants »(4). Personne n’en a plus jamais entendu parler depuis lors, et Olcott lui-même ne semble pas s’être soucié le moins du monde de savoir ce qu’ils étaient devenus.

Arrivés dans l’Inde, Mme Blavatsky et son associé s’installèrent d’abord à Bombay, puis, en 1882, à Adyar, près de Madras, où le siège central de la Société Théosophique fut établi et se trouve encore aujourd’hui. Là, une « section ésotérique » fut fondée, et les phénomènes fantastiques se multiplièrent d’une façon prodigieuse : coups frappés à volonté, tintements de clochettes invisibles, « apports » et « matérialisations » d’objets de toutes sortes, et surtout « précipitation » de correspondances transmises par voie « astrale ». On peut en trouver beaucoup d’exemples rapportés dans le Monde Occulte d’A. P. Sinnett ; l’auteur, qui contribua peut-être plus que tout autre à faire connaître en Europe le théosophisme à ses débuts, semble bien avoir été réellement trompé, à cette époque du moins, par toutes les jongleries de Mme Blavatsky. Il n’y avait pas que des lettres « précipitées », mais aussi des dessins et même des peintures ; celles-ci étaient sans doute produites par les mêmes procédés que les tableaux soi-disant médiumniques que Mme Blavatsky fabriquait jadis à Philadelphie, et qu’elle vendait fort cher à ses dupes, entre autres au général Lippitt, qui avait d’ailleurs fini par être désillusionné. Du reste, tous ces phénomènes n’étaient pas entièrement nouveaux, et les « clochettes astrales » s’étaient déjà fait entendre en Amérique devant Olcott et le baron de Palmes ; chose curieuse, en Angleterre, on les avait alors entendues également chez le Dr Speer et Stainton Moses ; peut-être même est-ce là une des circonstances qui firent dire plus tard à Olcott que « Stainton Moses et Mme Blavatsky avaient été inspirés par la même intelligence »(5), sans doute l’énigmatique Imperator dont il a été question précédemment, ce qui n’empêche que Stainton Moses, vers la fin de sa vie, avait écrit à son ami William Oxley que « la théosophie est une hallucination »(6).

C’est à l’époque où nous en sommes arrivé qu’entrent en scène les « Mahâtmâs » thibétains, à qui sera désormais attribuée la production de tous les phénomènes, et notamment, en premier lieu, le fameux Koot Hoomi Lal Singh, le nouveau « Maître » de Mme Blavatsky. Le nom sous lequel ce personnage est connu est, dit-on, « son nom mystique, d’origine thibétaine », car « les occultistes, à ce qu’il paraît, prennent de nouveaux noms au moment de leur initiation »(7) ; mais, si Koot Hoomi peut être un nom thibétain ou mongol, Lal Singh est certainement un nom hindou (de « kshatriya ») ou sikh, ce qui n’est pas du tout la même chose. Il n’en est pas moins vrai que le changement de nom est en effet une pratique qui existe dans beaucoup de sociétés secrètes, en Occident aussi bien qu’en Orient ; ainsi, dans les statuts de la « Rose-Croix d’Or » de 1714, on lit que « chaque Frère changera ses nom et prénoms après avoir été reçu, et fera de même chaque fois qu’il changera de pays » ; ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, de sorte que le fait dont il s’agit est de ceux dont Mme Blavatsky pouvait avoir eu connaissance sans grande difficulté. Voici ce que Sinnett dit de Koot Hoomi, en racontant les débuts de sa correspondance avec lui : « C’était un natif du Panjab, d’après ce que j’appris plus tard, que les études occultes avaient attiré dès sa plus tendre enfance. Grâce à un de ses parents qui était lui-même un occultiste, il fut envoyé en Europe pour y être élevé dans la science occidentale, et, depuis, il s’était fait initier complètement dans la science supérieure de l’Orient »(8). Par la suite, on prétendra qu’il était déjà parvenu à cette initiation complète au cours de ses incarnations antérieures ; comme les « Maîtres », contrairement à ce qui a lieu pour les hommes ordinaires, conserveraient le souvenir de toutes leurs existences (et certains disent que Koot Hoomi en eut environ huit cents), ces diverses affirmations semblent difficiles à concilier.

Les « Mahâtmâs » ou « Maîtres de Sagesse » sont les membres du degré le plus élevé de la « Grande Loge Blanche », c’est-à-dire de la hiérarchie occulte qui, d’après les théosophistes, gouverne secrètement le monde. Au début, on admettait qu’ils étaient eux-mêmes subordonnés à un chef suprême unique(9) ; maintenant, il paraît que les chefs sont au nombre de sept, comme les « sept adeptes » rosicruciens qui possèdent l’« élixir de longue vie » (et la plus extraordinaire longévité fait aussi partie des qualités attribuées aux « Mahâtmâs »), et que ces sept chefs représentent « les sept centres de l’Homme Céleste », dont « le cerveau et le cœur sont constitués respectivement par le Manou et le Bodhisattwa qui guident chaque race humaine »(10). Cette union des deux conceptions du Manou et du Bodhisattwa, qui n’appartiennent pas à la même tradition, puisque la première est brâhmanique et la seconde bouddhique, fournit un exemple bien remarquable de la façon « éclectique » dont le théosophisme constitue sa prétendue doctrine. Dans les premiers temps, les « Mahâtmâs » étaient aussi appelés parfois du simple nom de « Frères » ; on préfère aujourd’hui la dénomination d’« Adeptes », terme emprunté par les théosophistes au langage rosicrucien, dans lequel, en effet, il désigne proprement les initiés qui ont atteint les plus hauts grades de la hiérarchie. Le Dr Ferrand, dans l’article que nous avons déjà mentionné, a cru devoir faire une distinction entre les « Mahâtmâs » et les « maîtres ou adeptes », et il pense que ceux-ci ne sont que les chefs réels de la Société Théosophique(11) ; c’est là une erreur, car ces derniers affectent au contraire de ne jamais se donner que le modeste qualificatif d’« étudiants ». Les « Mahâtmâs » et les « Adeptes » sont, pour les théosophistes, une seule et même chose, et cette identification avait été déjà suggérée par le Dr Franz Hartmann(12) ; c’est à eux aussi qu’a été appliqué exclusivement le titre de « Maîtres », d’abord d’une façon tout à fait générale(13), et ensuite avec une restriction : pour M. Leadbeater, « tous les Adeptes ne sont pas des Maîtres, car tous ne prennent pas d’élèves », et l’on ne doit, en toute rigueur, appeler Maîtres que ceux qui, comme Koot Hoomi et quelques autres, « consentent, sous certaines conditions, à prendre comme élèves ceux qui se montrent dignes de cet honneur »(14).

La question des « Mahâtmâs », qui tient une place considérable dans l’histoire de la Société Théosophique et même dans ses enseignements, peut être grandement éclaircie par tout ce que nous avons exposé précédemment. En effet, cette question est plus complexe qu’on ne le pense d’ordinaire, et il ne suffit pas de dire que ces « Mahâtmâs » n’existèrent jamais que dans l’imagination de Mme Blavatsky et de ses associés ; sans doute, le nom de Koot Hoomi, par exemple, est une invention pure et simple, mais, comme ceux des « guides spirituels » auxquels il succédait, il a fort bien pu servir de masque à une influence réelle. Seulement, il est certain que les vrais inspirateurs de Mme Blavatsky, quels qu’ils aient été, ne répondaient point à la description qu’elle en donne, et, d’un autre côté, le mot même de « Mahâtmâ » n’a jamais eu en sanscrit la signification qu’elle lui attribue, car ce mot désigne en réalité un principe métaphysique et ne peut s’appliquer à des êtres humains ; peut-être est-ce même parce qu’on a fini par s’apercevoir de cette méprise qu’on a renoncé à peu près complètement à l’emploi de ce terme. Pour ce qui est des phénomènes soi-disant produits par l’intervention des « Maîtres », ils étaient exactement de même nature que ceux des « clubs à miracles » du Caire, de Philadelphie et de New-York ; c’est ce qui fut amplement établi, en 1884, par l’enquête du Dr Richard Hodgson, ainsi que nous le verrons plus loin. Les « messages précipités » étaient fabriqués par Mme Blavatsky avec la complicité d’un certain Damodar K. Mavalankar (un Brâhmane qui répudia publiquement sa caste) et de quelques autres, comme le déclara dès 1883 M. Allen O. Hume, qui, après avoir commencé à collaborer avec Sinnett à la rédaction du Bouddhisme Ésotérique, s’était retiré en constatant les multiples contradictions contenues dans la prétendue correspondance de Koot Hoomi qui devait servir de base à ce livre ; et Sinnett lui-même a avoué, d’autre part, que « plus les lecteurs connaîtront l’Inde, moins ils voudront croire que les lettres de Koot Hoomi ont été écrites par un natif de l’Inde »(15) ! Déjà, au moment même de la rupture avec l’Arya Samâj, on avait découvert qu’une des lettres en question, reproduite dans le Monde Occulte qui parut en juin 1881(16), était tout simplement, pour une bonne partie, la copie d’un discours prononcé à Lake Pleasant, en août 1880, par le professeur Henry Kiddle, de New-York, et publié le même mois dans le journal spirite Banner of Light. Kiddle écrivit à Sinnett pour lui demander des explications ; celui-ci ne daigna même pas répondre, et, entre temps, des branches de la Société Théosophique furent fondées à Londres et à Paris. Mais le scandale n’allait pas tarder à éclater : en 1883, Kiddle, à bout de patience, se décida à rendre publique sa protestation(17), ce qui provoqua immédiatement, surtout dans la branche de Londres, de nombreuses et retentissantes démissions, notamment celles de C. C. Massey, qui en était alors président (et qui fut remplacé par Sinnett), de Stainton Moses, de F. W. Percival et de Miss Mabel Collins, l’auteur de la Lumière sur le Sentier(A) et des Portes d’Or. Le Dr George Wyld, qui avait été le premier président de cette même branche de Londres, s’était déjà retiré en mai 1882, parce que Mme Blavatsky avait dit dans un article du Theosophist : « Il n’y a pas de Dieu personnel ou impersonnel », à quoi il avait répondu fort logiquement : « S’il n’y a pas de Dieu, il ne peut y avoir d’enseignement théo-sophique. » Du reste, partout et à toutes les époques, nombre de personnes qui étaient imprudemment entrées dans la Société Théosophique s’en retirèrent de même lorsqu’elles furent suffisamment édifiées sur le compte de ses chefs ou sur la valeur de ses enseignements.

Ces faits déterminèrent, au moins momentanément, le remplacement de Koot Hoomi par un autre « Mahâtmâ » du nom de Morya, celui-là même que Mme Blavatsky prétendit ensuite avoir rencontré à Londres en 1851, et avec lequel Mme Besant devait, elle aussi, entrer en communication quelques années plus tard. Il y avait d’ailleurs des liens très étroits et très anciens entre Morya, Mme Blavatsky et le colonel Olcott, s’il faut en croire M. Leadbeater, qui raconte à ce sujet une histoire qui se serait passée il y a quelques milliers d’années dans l’Atlantide, où ces trois personnages se trouvaient déjà réunis(18) ! Morya, que Sinnett appelait « l’Illustre », et que Mme Blavatsky appelait plus familièrement « le général », n’est jamais désigné que par son initiale dans les appendices des rééditions du Monde Occulte (il n’était pas encore question de lui dans la première édition) ; voici la raison qui en est donnée : « Il est parfois difficile de savoir comment appeler les “Frères”, même quand on connaît leurs vrais noms ; moins on emploie ceux-ci, mieux cela vaut, pour plusieurs raisons, parmi lesquelles on peut ranger la profonde contrariété qu’éprouvent leurs vrais disciples quand de tels noms deviennent d’un usage fréquent et irrespectueux parmi les railleurs »(19). Mme Blavatsky a dit également : « Nos meilleurs théosophes préféreraient de beaucoup que les noms des Maîtres n’eussent jamais paru dans aucun de nos livres »(20) ; c’est pourquoi l’usage a prévalu de parler seulement des « Maîtres » K. H. (Koot Hoomi), M. (Morya), D. K. (Djwal Kûl). Ce dernier, qu’on donne pour la réincarnation d’Aryasanga, un disciple de Bouddha, est un nouveau venu parmi les « Mahâtmâs » ; il n’a atteint l’« Adeptat » qu’à une date toute récente, puisque M. Leadbeater dit qu’il n’y était pas encore parvenu lorsqu’il se montra à lui pour la première fois(21).

Koot Hoomi et Morya sont toujours regardés comme les deux principaux guides de la Société Théosophique, et il paraît qu’ils sont destinés à une situation encore plus élevée que celle qu’ils occupent actuellement ; c’est aussi M. Leadbeater qui nous en informe en ces termes : « Beaucoup, parmi nos étudiants, savent que le Maître M., le Grand Adepte auquel se rattachaient plus particulièrement nos deux fondateurs, a été choisi pour être le Manou de la sixième race-mère (celle qui doit succéder à la nôtre), et que son ami inséparable, le Maître K. H., doit en être l’instructeur religieux »(22), c’est-à-dire le Bodhisattwa. Dans les « vies d’Alcyone », dont nous aurons à parler plus tard, Morya est désigné sous le nom de Mars et Koot Hoomi sous celui de Mercure ; Djwal Kûl y est appelé Uranus, et le Bodhisattwa actuel Sûrya, nom sanscrit du soleil. Mars et Mercure sont, d’après l’enseignement théosophiste, celles des planètes physiques du système solaire qui appartiennent à la même « chaîne » que la terre : l’humanité terrestre se serait précédemment incarnée sur Mars, et elle devrait s’incarner ultérieurement sur Mercure. Le choix des noms de ces deux planètes, pour désigner respectivement le futur Manou et le futur Bodhisattwa, semble avoir été déterminé par le passage suivant de la Voix du Silence : « Regarde Migmar (Mars), alors qu’à travers ses voiles cramoisis son “Œil” caresse la terre ensommeillée. Regarde l’aura flamboyante de la “Main” de Lhagpa (Mercure) étendue avec amour protecteur sur la tête de ses ascètes »(23). Ici, l’œil correspond au cerveau, et la main correspond au cœur ; ces deux centres principaux de l’« Homme Céleste » représentent, d’autre part, dans l’ordre des facultés, la mémoire et l’intuition, dont la première se réfère au passé de l’humanité, et la seconde à son avenir ; ces concordances sont au moins curieuses à signaler à titre documentaire, et il faut y ajouter que le nom sanscrit de la planète Mercure est Budha. À propos de Mercure, il y a lieu de remarquer encore, dans la série des « vies d’Alcyone », une histoire où il apparaît sous la forme d’un pêcheur grec dont il avait pris le corps après avoir été tué par des barbares ; on profite de cette occasion pour citer un passage de Fénelon(24) où il est dit que le philosophe Pythagore avait été auparavant le pêcheur Pyrrhus, et qu’il avait passé pour le fils de Mercure, et on ajoute que « le rapprochement est intéressant »(25) ; il doit l’être en effet pour les théosophistes, qui croient fermement que leur « Maître » Koot Hoomi est la réincarnation de Pythagore.

Les théosophistes regardent les « Adeptes » comme des hommes vivants, mais des hommes qui ont développé en eux des facultés et des pouvoirs qui peuvent paraître surhumains : telle est, par exemple, la possibilité de connaître les pensées d’autrui et de communiquer directement et instantanément, par « télégraphie psychique », avec d’autres « Adeptes » ou avec leurs disciples, en quelque lieu qu’ils se trouvent, et celle de se transporter eux-mêmes, dans leur forme « astrale », non seulement d’une extrémité à l’autre de la terre, mais même sur d’autres planètes. Mais il ne suffit pas de savoir quelle idée les théosophistes se font de leurs « Mahâtmâs », et même ce n’est pas là ce qui importe le plus ; il faudrait encore, et surtout, savoir à quoi tout cela correspond dans la réalité. En effet, quand on a fait la part très large de la fraude et de la supercherie, et nous avons montré qu’il faut la faire, tout n’est pas encore dit sur ces personnages fantastiques, car il est peu d’impostures qui ne reposent pas sur une imitation ou, si l’on préfère, sur une déformation de la réalité, et c’est d’ailleurs le mélange du vrai et du faux qui, lorsqu’il est habilement fait, les rend plus dangereuses et plus difficiles à démasquer. La célèbre mystification de Léo Taxil fournirait à cet égard toute une série d’exemples fort instructifs ; et il y a là un rapprochement qui se présente assez naturellement à la pensée(26), parce que, comme Léo Taxil a fini par déclarer qu’il avait tout inventé, Mme Blavatsky a fait de même, quoique moins publiquement, dans certains moments de colère et de découragement. Non seulement elle a dit dans un de ses derniers ouvrages que l’accusation d’avoir imaginé les « Mahâtmâs » et leurs enseignements, loin de lui porter préjudice, fait un honneur excessif à son intelligence, ce qui est d’ailleurs contestable, et « qu’elle en est presque venue à préférer que l’on ne croie pas aux Maîtres »(27) ; mais encore, en ce qui concerne les « phénomènes », nous trouvons sous la plume d’Olcott cette déclaration fort nette : « À certains jours, elle se trouvait dans des dispositions telles qu’elle se prenait à nier les pouvoirs mêmes dont elle nous avait donné le plus de preuves soigneusement contrôlées par nous ; elle prétendait alors qu’elle avait mis son public dedans ! »(28). Et Olcott se demande à ce propos « si elle n’a pas voulu parfois se moquer de ses propres amis » ; c’est bien possible, mais est-ce lorsqu’elle leur montrait des « phénomènes » qu’elle se moquait d’eux, ou lorsqu’elle les prétendait faux ? Quoi qu’il en soit, les négations de Mme Blavatsky faillirent bien dépasser le cercle de ses familiers, car elle écrivit un jour ceci à son compatriote Solovioff : « Je dirai et publierai dans le Times et dans tous les journaux que le “Maître” (Morya) et le “Mahâtmâ Koot Hoomi” sont seulement le produit de ma propre imagination, que je les ai inventés, que les phénomènes sont plus ou moins des apparitions spiritualistes, et j’aurai vingt millions de spirites derrière moi »(29). Si cette menace n’avait pas suffi à produire l’effet voulu sur certains milieux qui devaient être visés à travers le destinataire de cette lettre, Mme Blavatsky n’aurait sans doute pas hésité à la mettre à exécution, et ainsi son équipée aurait fini exactement comme celle de Taxil ; mais celui qui a trompé en affirmant la vérité de tout ce qu’il racontait peut bien tromper encore en déclarant que tout cela était faux, soit pour échapper à des questions indiscrètes, soit pour toute autre raison. En tout cas, il est de toute évidence qu’on ne peut imiter que ce qui existe : c’est ce qu’on peut faire remarquer notamment au sujet des phénomènes dits « psychiques », dont la simulation même suppose qu’il existe au moins dans cet ordre quelques phénomènes réels. De même, si les soi-disant « Mahâtmâs » ont été inventés, ce qui ne fait pour nous aucun doute, non seulement ils l’ont été pour servir de masque aux influences qui agissaient effectivement derrière Mme Blavatsky, mais encore cette invention a été conçue d’après un modèle préexistant. Les théosophistes présentent volontiers les « Mahâtmâs » comme les successeurs des Rishis de l’Inde vêdique et des Arhats du Bouddhisme primitif(30) ; sur les uns et les autres, ils ne savent d’ailleurs pas grand’chose, mais l’idée très fausse qu’ils s’en forment a bien pu, en effet, fournir quelques-uns des traits qu’ils prêtent à leurs « Maîtres ». Seulement, l’essentiel est venu d’ailleurs, et de beaucoup moins loin : presque toutes les organisations initiatiques, même occidentales, se sont toujours réclamées de certains « Maîtres », auxquels des dénominations diverses ont été données ; tels furent précisément les « Adeptes » du Rosicrucianisme ; tels furent également les « Supérieurs Inconnus » de la haute Maçonnerie du xviiie siècle. Là aussi, il s’agit bien d’hommes vivants, possédant certaines facultés transcendantes ou supra-normales ; et Mme Blavatsky, bien que n’ayant certainement jamais eu la moindre relation avec des « Maîtres » de ce genre, avait pu cependant recueillir sur eux plus d’informations que sur les Rishis et les Arhats, qui d’ailleurs, n’ayant jamais été regardés en aucune façon comme les chefs d’une organisation quelconque, ne pouvaient en cela servir de type aux « Mahâtmâs ».

Nous avons vu que Mme Blavatsky fut en rapport avec des organisations rosicruciennes qui, tout en étant extrêmement éloignées à tous points de vue de la Rose-Croix originelle, n’en avaient pas moins conservé certaines notions relatives aux « Adeptes ». D’autre part, elle avait eu connaissance de divers ouvrages où se trouvent quelques données sur cette question ; ainsi, parmi les livres qu’elle étudia en Amérique en compagnie d’Olcott, et dont nous aurons à reparler, on trouve mentionnées l’Étoile Flamboyante du baron de Tschoudy et la Magia Adamica d’Eugenius Philalethes(31). Le premier de ces deux livres, publié en 1766, et dont l’auteur fut le créateur de plusieurs hauts grades maçonniques, contient un « Catéchisme des Philosophes Inconnus »(32), dont la plus grande partie est tirée des écrits du Rosicrucien Sendivogius, appelé aussi le Cosmopolite, et que certains croient être Michel Maier(B). Quant à l’auteur du second, qui date de 1650, c’est un autre Rosicrucien dont le vrai nom était, dit-on, Thomas Vaughan, bien qu’il ait été connu aussi sous d’autres noms dans divers pays : Childe en Angleterre, Zheil en Amérique, Carnobius en Hollande(33) ; c’est d’ailleurs un personnage fort mystérieux, et ce qui est peut-être le plus curieux, c’est qu’« une tradition prétend qu’il n’a pas encore quitté cette terre »(34). Les histoires de ce genre ne sont pas si rares qu’on pourrait le croire, et l’on cite des « Adeptes » qui auraient vécu plusieurs siècles et qui, apparaissant à des dates diverses, semblaient avoir toujours le même âge : nous citerons comme exemples l’histoire du comte de Saint-Germain, qui est sans doute la plus connue, et celle de Gualdi, l’alchimiste de Venise ; or les théosophistes racontent exactement les mêmes choses au sujet des « Mahâtmâs »(35). Il n’y a donc pas lieu de chercher ailleurs l’origine de ceux-ci, et l’idée même de situer leur demeure dans l’Inde ou dans l’Asie centrale provient des mêmes sources ; en effet, dans un ouvrage publié en 1714 par Sincerus Renatus, le fondateur de la « Rose-Croix d’Or », il est dit que les Maîtres de la Rose-Croix sont partis pour l’Inde depuis quelque temps, et qu’il n’en reste plus aucun en Europe ; la même chose avait déjà été annoncée précédemment par Henri Neuhaus, qui ajoutait que ce départ avait eu lieu après la déclaration de la guerre de Trente Ans. Quoi qu’il faille penser de ces assertions (dont il convient de rapprocher celle de Swedenborg, que c’est désormais parmi les Sages du Thibet et de la Tartarie qu’il faut chercher la « Parole perdue », c’est-à-dire les secrets de l’initiation), il est certain que les Rose-Croix eurent des liens avec des organisations orientales, musulmanes surtout ; en dehors de leurs propres affirmations, il y a à cet égard des rapprochements remarquables : le voyageur Paul Lucas, qui parcourut la Grèce et l’Asie Mineure sous Louis XIV, raconte qu’il rencontra à Brousse quatre derviches dont l’un, qui semblait parler toutes les langues du monde (ce qui est aussi une faculté attribuée aux Rose-Croix), lui dit qu’il faisait partie d’un groupe de sept personnes qui se retrouvaient tous les vingt ans dans une ville désignée à l’avance ; il lui assura que la pierre philosophale permettait de vivre un millier d’années, et lui raconta l’histoire de Nicolas Flamel que l’on croyait mort et qui vivait aux Indes avec sa femme(36)(C).

Nous ne prétendons pas formuler ici une opinion sur l’existence des « Maîtres » et la réalité de leurs facultés extraordinaires ; il faudrait entrer dans de longs développements pour traiter comme il convient ce sujet, qui est d’une importance capitale pour tous ceux qui s’intéressent à l’étude des questions maçonniques, et en particulier de la question si controversée des « pouvoirs occultes » ; peut-être aurons-nous quelque jour l’occasion d’y revenir. Tout ce que nous avons voulu montrer, c’est que Mme Blavatsky a simplement attribué aux « Mahâtmâs » ce qu’elle savait ou croyait savoir au sujet des « Maîtres » ; elle commit en cela certaines méprises, et il lui arriva de prendre à la lettre des récits qui étaient surtout symboliques ; mais elle n’eut pas de grands efforts d’imagination à faire pour composer le portrait de ces personnages, qu’elle relégua finalement dans une région inaccessible du Thibet pour rendre toute vérification impossible. Elle dépassait donc la mesure quand elle écrivait à Solovioff la phrase que nous avons citée plus haut, car le type selon lequel elle avait conçu les « Mahâtmâs » n’était nullement de son invention ; elle l’avait seulement déformé par sa compréhension imparfaite, et parce que son attention était surtout tournée du côté des « phénomènes », que les associations initiatiques sérieuses ont toujours regardés au contraire comme une chose fort négligeable ; de plus, elle établissait, plus ou moins volontairement, une confusion entre ces « Mahâtmâs » et ses vrais inspirateurs cachés, qui ne possédaient assurément aucun des caractères qu’elle leur prêtait ainsi fort gratuitement. Par la suite, partout où les théosophistes rencontrèrent quelque allusion aux « Maîtres », dans le Rosicrucianisme ou ailleurs, et partout où ils trouvèrent quelque chose d’analogue dans le peu qu’ils purent connaître des traditions orientales, ils prétendirent qu’il s’agissait des « Mahâtmâs » et de leur « Grande Loge Blanche » ; c’est là proprement renverser l’ordre naturel des choses, car il est évident que la copie ne peut être antérieure au modèle. Ces mêmes théosophistes ont d’ailleurs cherché à utiliser de la même façon des éléments de provenances fort diverses et parfois inattendues ; c’est ainsi qu’ils ont voulu tirer parti des visions d’Anne-Catherine Emmerich, en identifiant au séjour mystérieux de leurs « Maîtres de Sagesse » le lieu, peut-être symbolique, que la religieuse westphalienne décrit sous le nom de « Montagne des Prophètes »(37)(D).

La plupart des « Maîtres », avons-nous dit, sont censés habiter le Thibet : tels sont ceux que nous avons eu l’occasion de mentionner jusqu’ici, et ce sont ces « Maîtres » thibétains qui sont proprement les « Mahâtmâs », bien que ce terme, comme nous l’avons fait remarquer, soit quelque peu tombé en désuétude. Il en est pourtant quelques autres dont la résidence est moins lointaine, au dire des théosophistes, du moins depuis que les « Mahâtmâs » se sont décidément identifiés aux « Adeptes » au sens rosicrucien du mot ; l’un d’eux(E), notamment, séjournerait habituellement dans les Balkans ; il est vrai que le rôle qui est attribué à celui-là concerne plutôt le Rosicrucianisme, précisément, que le théosophisme ordinaire. À ce « Maître », qui paraît bien être un des « sept adeptes » dont parlait le comte Mac-Gregor, se rattache pour nous un souvenir personnel : il y a quelques années, en 1913 si nous ne nous trompons, on nous proposa de nous mettre en rapport avec lui (il s’agissait d’ailleurs d’une affaire avec laquelle, en principe, le théosophisme n’avait rien à voir) ; comme cela ne nous engageait à rien, nous acceptâmes volontiers, sans pourtant nous faire beaucoup d’illusions sur ce qui en résulterait. Au jour qui avait été fixé pour la rencontre (laquelle ne devait point avoir lieu « en astral »), il vint seulement un membre influent de la Société Théosophique, qui, arrivant de Londres où devait alors se trouver le « Maître », prétendit que celui-ci n’avait pu l’accompagner dans son voyage, et trouva un prétexte quelconque pour l’en excuser. Depuis lors, il ne fut plus jamais question de rien, et nous apprîmes seulement que la correspondance adressée au « Maître » était interceptée par Mme Besant. Sans doute, cela ne prouve pas l’inexistence du « Maître » dont il s’agit ; aussi nous garderions-nous bien de tirer la moindre conclusion de cette histoire, à laquelle, d’autre part, se trouva encore mêlé, comme par hasard, le nom du mystérieux Imperator.

La foi aux « Maîtres », et aux « Maîtres » rigoureusement tels qu’ils ont été définis par Mme Blavatsky et ses successeurs, est en quelque sorte la base même de tout le théosophisme, dont les enseignements ne peuvent avoir que cette seule garantie : ou ils sont l’expression du savoir acquis par les « Maîtres » et communiqué par eux, ou ils ne sont qu’un amas de rêveries sans valeur ; aussi la comtesse Wachtmeister a-t-elle dit que, « s’il n’existait pas de Mahâtmâs ou Adeptes, les enseignements dits “théosophiques” seraient faux »(38), tandis que Mme Besant, de son côté, a déclaré formellement : « Sans les Mahâtmâs, la Société est une absurdité »(39). Avec les « Mahâtmâs », au contraire, la Société prend un caractère unique, une importance exceptionnelle : « elle occupe dans la vie moderne une place toute spéciale, car son origine diffère entièrement de celle de toutes les institutions actuelles »(40), « elle est un des grands monuments de l’histoire du monde »(41), et « le fait d’entrer dans la Société Théosophique équivaut à se placer sous la protection directe des guides suprêmes de l’humanité »(42). Donc, si les « Maîtres ont pu sembler, à certains moments, rentrer un peu dans l’ombre, il n’en est pas moins vrai qu’ils n’ont jamais disparu et ne pouvaient pas disparaître du théosophisme ; peut-être ne se manifestent-ils pas par des « phénomènes » aussi éclatants qu’au début, mais, dans la Société, on parle tout autant d’eux aujourd’hui que du temps de Mme Blavatsky.

Malgré cela, les membres subalternes de la Société Théosophique reportent parfois sur leurs chefs visibles la vénération dont les « Maîtres » seuls étaient primitivement l’objet, vénération qui va jusqu’à une véritable idolâtrie ; est-ce parce qu’ils trouvent les « Maîtres » trop éloignés et trop inaccessibles, ou parce que le prestige de ces êtres extraordinaires rejaillit sur ceux que l’on croit être en relations constantes avec eux ? Peut-être l’une et l’autre de ces deux raisons y ont-elles une part ; on conseille à l’« étudiant » qui désire se mettre en rapport avec les « Maîtres » de passer d’abord par l’intermédiaire de leurs disciples, et surtout de la présidente de la Société Théosophique : « Il pourra, dit M. Wedgwood, mettre son esprit à l’unisson du sien (c’est-à-dire de celui de Mme Besant) au moyen de ses ouvrages, de ses écrits ou de ses conférences. Il s’aidera de son image pour atteindre à elle dans sa méditation. Chaque jour, à intervalles réguliers, il fixera cette image dans son esprit et lui enverra des pensées d’amour, de dévotion, de gratitude et de force »(43). Quand nous parlons d’idolâtrie, il ne faut pas croire qu’il y ait là la moindre exagération de notre part ; outre le texte précédent, où l’emploi du mot « dévotion » est déjà assez significatif, on pourra en juger par ces deux exemples : il y a quelques années, dans une lettre confidentielle qu’il adressait à ses collègues en une circonstance critique, M. George S. Arundale, principal du « Central Hindu College » de Bénarès, appelait Mme Besant « la future conductrice des dieux et des hommes » ; et plus récemment, dans une ville du Midi de la France, à la fête du « Lotus Blanc » (commémoration de la mort de Mme Blavatsky), un délégué du « Centre Apostolique » s’écriait devant le portrait de la fondatrice : « Adorez-la, comme je l’adore moi-même ! » Tout commentaire serait superflu, et nous n’ajouterons qu’un mot à ce sujet : si absurdes que soient des choses comme celles-là, il n’y a pas lieu de s’en étonner outre mesure, car, quand on sait à quoi s’en tenir sur les « Mahâtmâs », on est autorisé, par la déclaration de Mme Besant en personne, à conclure que le théosophisme n’est qu’une « absurdité ».