CHAPITRE V
L’affaire de la Société
des recherches psychiques

L’incident du professeur Kiddle avait été un premier coup porté publiquement à la Société Théosophique(A) ; Sinnett, qui avait tout d’abord gardé le silence sur cette affaire, se décida à présenter, dans la quatrième édition du Monde Occulte, une explication assez maladroite fournie par Koot Hoomi lui-même : l’apparence du plagiat était due, disait celui-ci, à la maladresse et à la négligence d’un « chéla » (disciple régulier) qu’il avait chargé de « précipiter » et de transmettre son message, et qui en avait omis précisément la partie qui montrait que le passage incriminé n’était qu’une citation. Le « Maître » se trouvait obligé d’avouer qu’il avait eu l’« imprudence » de laisser partir sa lettre sans l’avoir relue pour la corriger ; il paraît qu’il était très fatigué, et il faut le croire, car il avait singulièrement manqué de « clairvoyance » en cette occasion(1). Après avoir rétabli ce qui devait être le texte intégral du message et avoir présenté à M. Kiddle de bien tardives excuses, Sinnett, faisant contre fortune bon cœur, terminait en ces termes : « Nous ne devons pas regretter trop l’incident, car il a donné lieu à des explications utiles et nous a permis de connaître plus intimement quelques détails pleins d’intérêt, ayant rapport aux méthodes dont les adeptes se servent parfois pour leur correspondance »(2).

Sinnett voulait parler des explications du soi-disant Koot Hoomi sur les procédés de « précipitation » ; mais les vraies méthodes qui étaient employées réellement pour cette correspondance, ce sont les déclarations de M. Allen O. Hume qui, vers la même époque, avaient commencé à les faire connaître. Si les phénomènes se produisaient plus facilement et plus abondamment au quartier général de la Société que partout ailleurs, les causes n’en étaient peut-être pas « le magnétisme supérieur et sympathique possédé par Mme Blavatsky et une ou deux autres personnes, la pureté de vie de tous ceux qui y résident habituellement, et les influences que les Frères eux-mêmes y répandent constamment »(3). La vérité est que Mme Blavatsky, à Adyar, était entourée de compères qu’elle n’aurait pu emmener partout avec elle sans éveiller des soupçons : sans parler d’Olcott, il y avait là tout d’abord les époux Coulomb, ses anciens associés du « club à miracles » du Caire, qu’elle avait retrouvés dans l’Inde peu après son arrivée ; il y avait aussi un certain Babula, qui avait été au service d’un prestidigitateur français, et qui se vanta lui-même d’avoir « fabriqué et montré des Mahâtmâs en mousseline », tout comme les faux médiums à « matérialisations » ; il y avait encore plusieurs des prétendus « chélas », comme Damodar K. Mavalankar, Subba Rao et Mohini Mohun Chatterjee, qui aidaient Mme Blavatsky à écrire les « lettres précipitées », ainsi qu’elle-même l’avoua plus tard à Solovioff(4). Enfin, quand tous ces aides conscients ne suffisaient pas, il y avait encore les complices inconscients et involontaires, comme Dhabagiri Nath Bavadjî, qui, suivant la déclaration écrite qu’il fit le 30 septembre 1892, était totalement sous l’influence magnétique de Mme Blavatsky et de Damodar K. Mavalankar, croyait tout ce qu’ils lui disaient et faisait tout ce qu’ils lui suggéraient de faire. Avec un pareil entourage, bien des choses devaient être possibles, et Mme Blavatsky savait s’en servir à merveille lorsqu’il s’agissait de convertir des gens à ses théories, ou même d’en tirer des profits plus tangibles : « À présent, ma chère, écrivait-elle un jour à Mme Coulomb en parlant d’un M. Jacob Sassoon, changeons de programme ; il veut donner dix mille roupies, si seulement il voit un petit phénomène »(5).

Cependant, la multiplicité même des complices n’allait pas sans quelques inconvénients, car il était difficile de s’assurer de leur entière discrétion, et il paraît que les Coulomb ne furent pas irréprochables sous ce rapport. Aussi, voyant que les choses tournaient mal, Mme Blavatsky s’embarqua pour l’Europe avec Olcott et Mohini Mohun Chatterjee, après avoir formé un conseil d’administration composé de MM. Saint-George Lane Fox, le Dr Franz Hartmann, Devân Bahadur Ragunath Rao, Srinivas Rao et T. Subba Rao ; et elle avait demandé à M. Lane Fox de faire en sorte de la débarrasser des Coulomb. C’est ce qui fut fait sous un prétexte quelconque, en mai 1884, au moment même où Mme Blavatsky venait de proclamer à Londres : « Ma mission est de renverser le spiritualisme, de convertir les matérialistes et de prouver l’existence des Frères du Thibet »(6). Furieux, les Coulomb ne tardèrent pas à se venger ; on dit qu’ils vendirent à des missionnaires les lettres de Mme Blavatsky qui étaient en leur possession ; toujours est-il que ces lettres furent publiées peu après dans un journal de Madras(7). Il faut croire que cette riposte fut particulièrement sensible à Mme Blavatsky, car celle-ci, dès les premières nouvelles qu’elle en reçut, dépêcha Olcott à Adyar pour « arranger les choses » et écrivit à Solovioff : « Tout est perdu, même l’honneur. J’ai envoyé ma démission et je me retirerai de la scène d’action. J’irai en Chine, au Thibet, au diable s’il le faut, où personne ne me trouvera, ne me verra, ne saura où je suis. Je serai morte pour tous, excepté pour deux ou trois amis dévoués comme vous, et je désire que l’on croie que je suis morte. Alors, dans une couple d’années, si la mort m’épargne, je reparaîtrai avec une force renouvelée. Cela a été décidé et signé par le “général” (Morya) lui-même… L’effet de ma démission publiquement annoncée par moi sera immense »(8). Quelques jours après, elle écrivait encore : « J’ai démissionné, et à présent c’est le gâchis le plus étrange. Le “général” a ordonné cette stratégie, et il sait. Naturellement, je reste membre de la Société, mais un simple membre, et je vais disparaître pour un an ou deux du champ de bataille… Je désirerais aller en Chine, si le Mahâtmâ le permet ; mais je n’ai pas d’argent. Si l’on sait où je suis, tout est perdu… Mon programme est celui-ci : qu’on parle de nous aussi mystérieusement que possible, et vaguement. Que les théosophes soient entourés d’un tel mystère que le diable lui-même soit incapable d’y voir quoi que ce soit, même à travers des lunettes »(9). Mais elle se ravisa tout à coup : de Paris où elle se trouvait alors, elle se rendit à Londres pour quinze jours, puis repartit pour Adyar, où elle arriva au commencement de décembre 1884.

Or, pendant ce temps, la Société des recherches psychiques de Londres, dont l’attention avait été attirée par la propagande que la Société Théosophique faisait un peu partout en Europe, avait nommé une commission pour étudier la nature des « phénomènes » de Mme Blavatsky. Délégué par cette commission, le Dr Richard Hodgson se rendit à Adyar ; il y arriva en novembre 1884, et il y fit une minutieuse enquête qui dura jusqu’en avril 1885. Le résultat fut un long rapport dans lequel étaient exposés en détail tous les « trucs » employés par Mme Blavatsky, et qui aboutissait à cette conclusion formelle « qu’elle n’est pas le porte-parole de voyants que le public ignore, ni une aventurière vulgaire, mais qu’elle a conquis sa place dans l’histoire comme un des plus accomplis, des plus ingénieux et des plus intéressants imposteurs dont le nom mérite de passer à la postérité »(10). Ce rapport ne fut publié qu’en décembre 1885, après avoir été soigneusement examiné par la Société des recherches psychiques, qui déclara en conséquence Mme Blavatsky « coupable d’une combinaison longuement continuée avec d’autres personnes, en vue de produire, par des moyens ordinaires, une série d’apparentes merveilles pour le soutien du mouvement théosophique ». Cette nouvelle affaire eut un bien plus grand retentissement que les précédentes ; non seulement elle provoqua encore beaucoup de démissions à Londres, mais elle fut bientôt connue hors d’Angleterre(11), et, jointe à d’autres incidents que nous rapporterons plus loin, elle fut pour la branche de Paris la cause d’une ruine presque complète.

Le rapport du Dr Hodgson était appuyé de nombreux documents probants, et notamment de la correspondance échangée entre Mme Blavatsky et les Coulomb, correspondance dont il est impossible de contester l’authenticité : M. Alfred Alexander(B), qui se fit l’éditeur de ces lettres, défia Mme Blavatsky de le poursuivre en justice. Quelque temps après, les Coulomb ayant fait citer celle-ci comme témoin dans un procès qu’ils avaient intenté à un membre de la Société Théosophique, le général Morgan, dont ils avaient à se plaindre, elle s’empressa, quoique malade, de repartir pour l’Europe, laissant cette fois Olcott à Adyar ; c’était au début d’avril 1885. D’autre part, cette correspondance, soumise à l’examen de deux des plus habiles experts d’Angleterre, a été reconnue authentique par eux ; elle l’a été également par M. Massey, l’ancien président de la branche de Londres, qui, lors de l’affaire Kiddle, avait découvert que l’arrivée de « lettres précipitées » dans sa maison n’était due qu’à l’habileté d’une domestique aux gages de Mme Blavatsky(12). Ajoutons que les experts anglais examinèrent également les diverses lettres des « Mahâtmâs » que le Dr Hodgson avait pu se faire remettre, et qu’ils affirmèrent qu’elles étaient l’œuvre de Mme Blavatsky et de Damodar K. Mavalankar, ce qui est en parfait accord avec les différentes déclarations que nous avons déjà reproduites(C) ; du reste, Mavalankar quitta Adyar en même temps que Mme Blavatsky, et l’on prétendit qu’il était parti pour le Thibet.

Nous venons de dire que Mme Blavatsky était souffrante au moment de son départ ; elle profita de cette circonstance pour emmener avec elle le Dr Hartmann, qu’elle tenait à écarter d’Adyar, parce que son rôle avait été fort équivoque ; elle l’accusa même nettement d’avoir joué un double jeu et d’avoir fourni des armes à ses adversaires. « Cet homme affreux, écrivait-elle en parlant de lui, m’a fait plus de mal par sa défense, et souvent par sa fourberie, que les Coulomb par leurs francs mensonges… Un jour, il me défendit dans des lettres à Hume et à d’autres théosophes, et il insinua alors de telles infamies, que tous ses correspondants se retournèrent contre moi. C’est lui qui a converti d’ami en ennemi Hodgson, le représentant envoyé par la Société psychique de Londres pour enquêter sur les phénomènes dans l’Inde. C’est un cynique, un menteur, astucieux et vindicatif ; sa jalousie contre le Maître (sic) et son envie contre quiconque recevait du Maître la moindre attention, sont simplement répulsives… Actuellement, j’ai pu en débarrasser la Société en consentant à le prendre avec moi, sous prétexte qu’il est docteur. La Société et Olcott à sa tête en étaient si effrayés qu’ils n’ont pas osé l’expulser. Et il a fait tout cela dans l’intention de me dominer, de tirer de moi tout ce que je sais, de ne pas me voir accorder à Subba Rao d’écrire la Doctrine Secrète, et de l’écrire lui-même sous ma direction. Mais il s’est grandement abusé. Je l’ai amené ici, et je lui ai dit que je n’écrirais pas à présent la Doctrine Secrète, mais que j’écrirais pour les revues russes, et j’ai refusé de lui parler d’un simple mot d’occultisme. Voyant que j’avais fait le vœu de garder le silence et de ne rien lui enseigner, il est enfin parti. Aucun doute qu’il ne se mette à répandre des mensonges à mon sujet dans la Société allemande ; mais cela m’est égal maintenant, laissez-le mentir »(13). Vraiment, il faut convenir que ces apôtres de la « fraternité universelle » ont une façon tout à fait charmante de se traiter entre eux ! Les faits qui avaient donné lieu à ces accusations de Mme Blavatsky sont d’ailleurs assez obscurs : Hartmann avait, sur l’ordre des « Mahâtmâs », préparé une réponse au rapport d’Hodgson, mais, le général Morgan ayant menacé de faire du bruit parce que son nom s’y trouvait, Olcott avait fait détruire ce travail(14) ; le rôle de ce Morgan, général de l’armée des Indes, est encore un point énigmatique. Hartmann prit sa revanche quelques années plus tard, en 1889, en faisant publier (et on se demande comment il y parvint) par la revue théosophiste Lucifer, organe personnel de Mme Blavatsky, une nouvelle intitulée L’Image parlante d’Urur, qui n’était, sous le voile d’une allégorie transparente (Urur est le nom d’une localité voisine d’Adyar), qu’une âpre satire de la Société et de ses fondateurs.

À entendre Mme Blavatsky, ce qui arrivait était la faute de la Société qu’elle avait fondée et dont les membres n’avaient cessé de lui demander des merveilles : « C’est le “karma” de la Société Théosophique, disait-elle à la comtesse Wachtmeister, et il tombe sur moi. Je suis le bouc émissaire ; je suis destinée à supporter tous les péchés de la Société… Ô phénomènes maudits, que j’ai seulement produits pour plaire à des amis particuliers et pour instruire ceux qui m’entouraient !(15) Les gens me tourmentaient continuellement. C’était toujours : “Oh ! matérialisez ceci”, ou : “Faites-moi entendre la clochette astrale”, et ainsi de suite. Alors, comme je n’aimais pas les désappointer, j’accédais à leurs demandes ; à présent, je dois en souffrir »(16). « Ces phénomènes maudits, lui écrivait-elle encore un peu plus tard, ont perdu ma réputation, ce qui est une petite affaire et ce que j’accepte allègrement, mais ils ont perdu aussi la Théosophie en Europe… Les phénomènes sont la malédiction et la ruine de la Société »(17). Quoi qu’il en soit, et si malheureuse que Mme Blavatsky ait été réellement alors, il est à supposer que, si ses « phénomènes » avaient été de bon aloi, elle n’aurait pas manqué, dès son retour en Europe, de demander à les reproduire devant la Société des recherches psychiques, dont le jugement définitif n’était pas encore rendu à cette époque, et dont plusieurs membres, d’ailleurs, appartenaient en même temps à la branche théosophique de Londres(18) ; mais elle se garda bien de recourir à cette expérience, qui aurait cependant constitué la seule réponse valable qu’elle pût faire à ses accusateurs. Au lieu de cela, elle se borna à dire que, « si on ne la retenait pas », et « s’il n’était des questions auxquelles elle avait solennellement juré de ne jamais répondre », elle poursuivrait ceux-ci devant les tribunaux, et à traiter de « mensonges », maintenant qu’elle était au loin, les révélations des Coulomb(19) ; et les « phénomènes » cessèrent à peu près complètement, tandis qu’ils s’étaient produits en abondance durant le séjour qu’elle avait fait en Europe au cours de l’année précédente(20).

À ce propos, nous devons dire que certains croient qu’il n’est plus question aujourd’hui, dans le théosophisme, de ces phénomènes occultes qui tinrent une si grande place dans ses débuts, soit parce qu’on aurait fini par se désintéresser de leur étude, soit parce qu’ils ne servaient au fond qu’à attirer des adhérents (Mme Blavatsky elle-même leur attribuait ce rôle, au dire de la comtesse Wachtmeister)(21) et qu’on pourrait désormais se passer d’y avoir recours pour cet usage. En réalité, si les mésaventures de Mme Blavatsky ont mis fin aux exhibitions tapageuses, parce qu’elles n’avaient que trop montré combien certaines maladresses sont dangereuses pour la réputation de leurs auteurs, les théosophistes n’en ont pas moins continué à s’occuper du « développement des pouvoirs latents de l’organisme humain », et tel a toujours été le but essentiel de la « section ésotérique », appelée aussi « École théosophique orientale ». Voici un extrait de la déclaration de principes de la Société Théosophique (assez différente de la première déclaration de New-York) qui en donne la preuve : « La Société Théosophique a pour but : 1o de former le noyau d’une fraternité universelle, sans distinction de sexe, couleur, race, rang, credo ni parti ; 2o d’encourager l’étude des littératures, religions et sciences âryennes et orientales ; 3o d’approfondir les lois inexpliquées de la nature et les pouvoirs psychiques latents chez l’homme. Les deux premiers de ces objets sont exotériques et se basent sur l’unité de la Vie et de la Vérité sous toutes les divergences de forme et d’époque. Le troisième est ésotérique et s’appuie sur la possibilité de réaliser cette unité et de comprendre cette vérité. » Du reste, pour se convaincre qu’il en est toujours ainsi, il n’y a qu’à parcourir les ouvrages de M. Leadbeater, où il n’est question que de « clairvoyance », de manifestations d’« Adeptes », d’« élémentals » et autres entités du « monde astral », et cela même dans les plus récents. Assurément, ces choses n’ont, en elles-mêmes, qu’un intérêt fort limité, mais les théosophistes ne les jugent pas de cette façon, elles ont le plus vif attrait pour la plupart d’entre eux, et il en est même qui ne s’intéressent à rien d’autre ; en tout cas, elles ont sur les théories, même d’un ordre peu élevé, le grand avantage d’être à la portée de toutes les intelligences et de pouvoir donner quelque apparence de satisfaction aux esprits les plus grossiers et les plus bornés(22).

Il y a des personnes qui pensent que la « section ésotérique » n’existe plus dans la Société Théosophique, mais il n’en est rien ; la vérité est que, pour donner le change, on en a fait une organisation nominalement séparée de la Société, mais néanmoins toujours soumise à la même direction. D’autre part, on a jugé bon de supprimer les signes de reconnaissance qui étaient autrefois en usage parmi les membres de la Société Théosophique, à l’imitation de la Maçonnerie et de bien d’autres sociétés secrètes, et qu’on regarde communément, mais à tort, comme constituant un des traits caractéristiques essentiels de toute société secrète. Nous disons à tort, car nous savons qu’il y a, surtout en Orient, certaines organisations qui sont précisément parmi les plus fermées de toutes, et qui ne font usage d’aucun moyen extérieur de reconnaissance ; cela, les théosophistes l’ignorent peut-être, et leur organisation ne peut à aucun égard être comparée à celles-là ; mais nous entendons simplement montrer par là que la suppression des signes ne prouve absolument rien et qu’il n’y faut attacher aucune importance, d’autant plus que ces signes, contrairement à ce qui a lieu ailleurs, pour la Maçonnerie par exemple, ne pouvaient pas avoir, dans cette société de création si récente, la moindre valeur symbolique traditionnelle.