CHAPITRE VI
Mme Blavatsky et Solovioff

Après son retour en Europe, Mme Blavatsky s’installa d’abord en Allemagne, à Wurtzbourg ; là se passèrent encore des faits qu’il est intéressant de rapporter. Mme Blavatsky avait invité Solovioff à venir passer quelque temps auprès d’elle, en lui promettant de tout lui enseigner et de lui montrer autant de phénomènes qu’il en voudrait(1) ; mais Solovioff se méfiait, et, chaque fois que Mme Blavatsky tenta quelque chose, elle fut prise en flagrant délit de fraude, d’autant plus facilement qu’elle n’avait plus alors pour aide que le seul Bavadjî, qui l’avait accompagnée dans son voyage, ainsi que le Dr Hartmann et une certaine Miss Flynes. En septembre 1885, Bavadjî, de passage à Paris, déclara à Mme Émilie de Morsier, alors secrétaire de la branche parisienne, et qui devait bientôt démissionner, que « Mme Blavatsky, sachant qu’elle ne pouvait gagner M. Solovioff que par l’occultisme, lui promettait toujours de lui enseigner de nouveaux mystères », et qu’elle demandait parfois : « Mais que puis-je lui dire encore ? Bavadjî, sauvez-moi, trouvez quelque chose ; je ne sais plus qu’inventer. » Mme de Morsier écrivit ces déclarations et, un peu plus tard, les remit sous sa signature à Solovioff ; celui-ci devait à son tour, en 1892, publier le récit de tout ce qu’il avait vu, ainsi que les lettres de Mme Blavatsky et les confidences orales qu’elle lui avait faites, dans des articles qui furent ensuite réunis en volume et traduits en anglais par le Dr Leaf, sous le titre A modern priestess of Isis ; cette traduction parut sous les auspices de la Société des recherches psychiques(A).

Un jour, Solovioff trouva Bavadjî, plongé dans un état hypnotique, écrivant péniblement quelque chose en russe, langue qu’il ignorait entièrement ; c’était un prétendu message dicté par un « Mahâtmâ », mais, par malheur, il s’y glissa une grossière erreur : par l’omission de quelques lettres, une phrase comme celle-ci : « Heureux sont ceux qui croient », était devenue : « Heureux sont ceux qui mentent »(2) ; en voyant cela, Mme Blavatsky entra dans une véritable fureur et prétendit que Bavadjî avait été le jouet d’un « élémental »(3). Une autre fois, une involontaire maladresse de Mme Blavatsky révéla à Solovioff le secret de la « clochette astrale » : « Un jour que sa fameuse clochette d’argent se faisait entendre, un objet tomba soudainement auprès d’elle sur le parquet. Je m’empressai de le ramasser. C’était une petite pièce d’argent, délicatement travaillée et façonnée. Helena Petrowna changea aussitôt de contenance et m’arracha l’objet des mains. Je toussai d’une manière significative et tournai la conversation sur des choses indifférentes »(4). Un autre jour encore, Solovioff trouva dans un tiroir un paquet d’enveloppes chinoises, exactement pareilles à celles dans lesquelles étaient habituellement contenues les prétendues lettres des « Maîtres »(5).

Solovioff finit par déclarer à Mme Blavatsky qu’il était temps de cesser toute cette comédie, et qu’il y avait déjà longtemps qu’il était convaincu de la fausseté de ses phénomènes ; mais, pour provoquer ses confidences, il ajouta : « Remplir le rôle que vous jouez, vous faire suivre des foules, intéresser les savants, fonder des sociétés dans des terres lointaines, créer un mouvement comme celui-là ! Pourquoi donc suis-je attiré à vous contre ma volonté ? De ma vie, je n’ai jamais rencontré une femme aussi extraordinaire que vous, et je suis sûr de ne jamais en rencontrer une autre. Oui, Helena Petrowna, je vous admire comme une force véritable. » Mme Blavatsky, se laissant prendre à cette flatterie, répondit : « Ce n’est pas pour rien que nous nous sommes rencontrés… Olcott est utile dans sa place, mais il est généralement semblable à un âne (sic). Combien de fois il m’a laissée là, combien de soucis il m’a causés par son incurable stupidité ! Si vous voulez seulement me venir en aide, nous étonnerons le monde à nous deux, nous aurons toutes choses dans nos mains »(6). C’est alors que Solovioff se fit désigner les véritables auteurs des lettres de Koot Hoomi ; il se fit même montrer encore la clochette magique que Mme Blavatsky dissimulait sous son châle, mais elle ne voulut pas lui en laisser examiner le mécanisme à loisir. Pour conclure cet entretien, Mme Blavatsky lui dit : « Préparez le terrain pour que je travaille en Russie ; je croyais que je ne pourrais jamais y retourner, mais à présent c’est possible. Quelques personnes font là-bas tout ce qu’elles peuvent, mais vous pouvez plus qu’aucune d’elles maintenant. Écrivez davantage, louangez la Société Théosophique, excitez l’intérêt, et créez les lettres russes de Koot Hoomi ; je vous donnerai tous les matériaux pour cela »(7). Solovioff aurait certainement pu rendre à Mme Blavatsky les services qu’elle lui demandait, car, fils d’un historien célèbre et écrivain lui-même, il occupait en outre une situation à la Cour de Russie ; mais, loin d’accepter, il prit congé d’elle deux ou trois jours après et partit pour Paris, en se promettant bien de ne rien tenter en sa faveur, soit dans les milieux littéraires et les journaux russes, soit auprès de la Société des recherches psychiques dont le rapport était alors sous presse.

Au bout de quelque temps, Mme Blavatsky adressa à Solovioff la lettre dont nous avons déjà reproduit des extraits, et dans laquelle, pensant bien que le destinataire la communiquerait à quelques membres de la Société, elle menaçait de proclamer publiquement l’inexistence des « Mahâtmâs », tout en s’étendant beaucoup sur sa vie privée qui ne regardait personne. Quelques jours plus tard, elle écrivait encore une autre lettre, suppliant son compatriote de ne pas la « trahir » ; pour toute réponse, Solovioff adressa, le 16 février 1886, sa démission à M. Oakley, secrétaire de la Société d’Adyar, en donnant comme principal motif celui-ci : « Mme Blavatsky a voulu profiter de mon nom et m’a fait signer et publier le récit d’un phénomène obtenu par fraude au mois d’avril 1884. » C’était d’ailleurs l’habitude de Mme Blavatsky d’agir ainsi, et elle pensait tenir ses dupes par leur signature : « Croiriez-vous, avait-elle dit à Solovioff, qu’avant comme après la fondation de la Société Théosophique, je n’ai pas rencontré plus de deux ou trois hommes capables d’observer, de voir et de remarquer ce qui se passait autour d’eux ? C’est simplement étonnant. Au moins neuf personnes sur dix sont entièrement dépourvues de la capacité d’observation et du pouvoir de se rappeler exactement ce qui a eu lieu quelques heures auparavant. Combien de fois il est arrivé que, sous ma direction et sous ma révision, des procès-verbaux relatifs à des phénomènes ont été rédigés ! Les personnes les plus innocentes et les plus consciencieuses, même des sceptiques, même ceux qui me suspectent actuellement, ont signé en toutes lettres comme témoins au bas des procès-verbaux ; et toujours je savais que ce qui était arrivé n’était nullement ce qui était rapporté dans ces procès-verbaux »(8).

Si Solovioff avait signé comme bien d’autres, il y eut pourtant quelques exceptions ; en effet, voici ce que le Dr Charles Richet écrivit à Solovioff le 12 mars 1893 : « J’ai connu Mme Blavatsky à Paris, en 1884, par l’entremise de Mme de Barrau(B) Lorsque je vous ai vu, vous m’avez dit : “Réservez votre jugement, elle m’a montré des choses qui me paraissent très étonnantes, mon opinion n’est pas faite encore, mais je crois bien que c’est une femme extraordinaire, douée de propriétés exceptionnelles. Attendez, et je vous donnerai de plus amples explications.” J’ai attendu, et vos explications ont été assez conformes à ce que je supposais tout d’abord, à savoir que c’était sans doute une mystificatrice, très intelligente assurément, mais dont la bonne foi était douteuse. Alors sont arrivées les discussions que la Société anglaise des recherches psychiques a publiées, et le doute n’a plus été possible. Cette histoire me paraît fort simple. Elle était habile, adroite, faisait des jongleries ingénieuses, et elle nous a, au premier abord, tous déroutés. Mais je mets au défi qu’on cite une ligne de moi, imprimée ou manuscrite, qui témoigne d’autre chose que d’un doute immense et d’une réserve prudente. À vrai dire, je n’ai jamais cru sérieusement à son pouvoir, car, en fait d’expériences, la seule vraie constatation que je puisse admettre, elle ne m’a jamais rien montré de démonstratif »(9). Il eût été bien souhaitable que le Dr Richet continuât toujours à faire preuve d’autant de prudence et de perspicacité qu’à cette époque ; mais lui aussi devait en arriver plus tard à signer des procès-verbaux de phénomènes médiumniques qui valaient bien ceux de Mme Blavatsky, et de « matérialisations » de tout point comparables à celles de John King et aux « Mahâtmâs en mousseline » de Babula.

Les informations de Solovioff, confirmant le rapport d’Hodgson, provoquèrent la démission de Mme de Morsier, de M. Jules Baissac et des autres membres les plus sérieux de la branche parisienne Isis(C), qui avait été organisée en 1884 sous la présidence d’un ancien membre de la Commune, Louis Dramard, ami intime de Benoît Malon et son collaborateur à la Revue Socialiste(10) ; aussi cette branche ne tarda-t-elle pas à être obligée de se dissoudre, et Dramard attribua ce résultat aux menées des « cléricaux »(11). Un peu plus tard, une autre branche fut constituée pour remplacer l’Isis par Arthur Arnould(12), ancien « communard » lui aussi (de même encore qu’Edmond Bailly, l’éditeur des publications théosophistes), et reçut le titre distinctif d’Hermès ; elle compta d’abord parmi ses membres le Dr Gérard Encausse (Papus), qui en était le secrétaire, et plusieurs occultistes de son école(13). Mais, en 1890, à la suite d’un différend dont les causes n’ont jamais été complètement éclaircies, Papus et ses partisans démissionnèrent ou furent expulsés ; Papus lui-même prétendit ensuite que, alors qu’il avait déjà donné sa démission, il avait appris des faits particulièrement graves qui l’auraient déterminé à demander son expulsion(14). Quoi qu’il en soit, cette affaire provoqua encore la dissolution de l’Hermès, qui fut décidée le 8 septembre 1890, et une autre réorganisation eut lieu presque aussitôt ; la nouvelle branche, appelée Le Lotus, fut aussi présidée par Arthur Arnould, « sous la haute direction de Mme Blavatsky », et elle devait à son tour, en 1892, être transformée en « Loge Ananta ». Par la suite, les théosophistes accusèrent à maintes reprises les occultistes français de « faire de la magie noire » ; leurs adversaires ripostèrent en leur reprochant leur « orgueil » et leur « ivresse mentale ». Du reste, les querelles de ce genre sont loin d’être rares entre les différentes écoles que l’on peut appeler « néo-spiritualistes », et elles sont presque toujours d’une violence et d’une âpreté inouïes ; comme nous le faisions déjà remarquer précédemment, tous ces gens qui prêchent la « fraternité universelle » feraient bien de commencer par faire preuve de sentiments un peu plus « fraternels » dans les rapports qu’ils ont entre eux(15).

Pour ce qui est spécialement de l’accusation de « magie noire », elle est celle que les théosophistes portent le plus habituellement, et à peu près indistinctement, contre tous ceux qu’ils regardent comme leurs ennemis ou leurs concurrents ; nous avons déjà vu cette accusation formulée contre les membres de l’« Ordre de la Rosée et de la Lumière », et nous en trouverons encore un autre cas plus loin, cette fois dans une dispute entre théosophistes. D’ailleurs, Mme Blavatsky elle-même fut la première à donner l’exemple d’une semblable attitude, car, dans ses ouvrages, elle fait de fréquentes allusions aux « magiciens noirs », qu’elle appelle aussi Dougpas et « Frères de l’Ombre », et qu’elle oppose aux « Adeptes » de la « Grande Loge Blanche ». En réalité, les Dougpas sont, au Thibet, les Lamas rouges, c’est-à-dire les Lamas du rite primitif, antérieur à la réforme de Tsong-khapa ; les Lamas jaunes, ceux du rite réformé, sont appelés Gelougpas, et il n’y a d’ailleurs aucun antagonisme entre les uns et les autres. On peut se demander pourquoi Mme Blavatsky avait voué aux Dougpas une telle haine ; peut-être est-ce tout simplement qu’elle avait échoué dans quelque tentative pour entrer en relations avec eux, et qu’elle en avait ressenti un profond dépit ; c’est du moins, sans que nous puissions rien affirmer d’une façon absolue, l’explication qui nous paraît la plus vraisemblable, et d’ailleurs la plus conforme au caractère colère et vindicatif que ses meilleurs amis n’ont pu s’empêcher de reconnaître à la fondatrice de la Société Théosophique.