CHAPITRE VII
Pouvoir de suggestion de Mme Blavatsky

Malgré tout ce qu’on peut dire contre Mme Blavatsky, il reste cependant qu’elle avait une certaine habileté, et même quelque valeur intellectuelle, très relative sans doute, mais qui semble bien faire totalement défaut à ses successeurs ; avec ceux-ci, en effet, le côté doctrinal du théosophisme a tendu de plus en plus à passer au second plan, pour faire place à des déclamations sentimentales de la plus déplorable banalité. Ce qu’on ne saurait non plus contester à la fondatrice de la Société Théosophique, c’est un étrange pouvoir de suggestion, de fascination en quelque sorte, qu’elle exerçait sur son entourage et qu’elle se plaisait parfois à souligner dans les termes les plus désobligeants pour ses disciples : « Vous voyez comme ils sont fous, disait-elle à propos de Judge qui jeûnait et voyait des apparitions, et de quelle manière je les conduis par le nez »(1). Nous avons déjà vu comment, plus tard, elle appréciait Olcott, dont la stupidité ne devait pourtant pas être aussi « incurable » que celle de certains autres, mais qui se comportait parfois maladroitement dans les fonctions présidentielles qu’elle lui avait confiées pour pouvoir s’abriter derrière lui, et qui tremblait devant tous ceux qui, comme Franz Hartmann, en savaient trop long sur les dessous de la Société(A).

Au cours de ses confidences à Solovioff, Mme Blavatsky dit encore : « Que doit-on faire quand, pour gouverner les hommes, il est nécessaire de les tromper ; quand, pour leur persuader de se laisser conduire où vous voulez, vous devez leur promettre et leur montrer des joujoux ?… Supposez que mes livres et le Theosophist aient été mille fois plus intéressants et plus sérieux, croyez-vous que j’aurais eu le moindre succès quelque part, si derrière tout cela il n’y avait pas eu les “phénomènes” ?… Savez-vous bien que, presque invariablement, plus un “phénomène” est simple et grossier, plus il a de chances de réussir ?… L’immense majorité des individus qui se considèrent et que les autres considèrent comme habiles est inconcevablement bête. Si vous saviez seulement combien de lions et d’aigles, dans tous les coins du globe, se sont changés en ânes à mon coup de sifflet, et ont agité avec obéissance leurs grandes oreilles au moment où je forçais la note ! »(2). Ces passages sont tout à fait caractéristiques de la mentalité de Mme Blavatsky, et ils définissent admirablement le vrai rôle des « phénomènes », qui furent toujours le principal élément de succès du théosophisme dans certains milieux, et qui contribuèrent puissamment à faire vivre la Société… et ses chefs.

Ainsi, comme l’a reconnu Solovioff, « Mme Blavatsky était douée d’une sorte de magnétisme qui attirait avec une force irrésistible »(3) ; lui-même, s’il sut finalement se soustraire à cette influence, n’y avait pas toujours échappé complètement, puisqu’il avait signé au moins un des fameux procès-verbaux que Mme de Morsier, avec la plus entière bonne foi, elle aussi, rédigeait « sous la direction et la révision » de Mme Blavatsky. Arthur Arnould a déclaré également que « sa puissance de suggestion était formidable » ; il racontait à ce propos que souvent, à Londres, il lui arrivait de dire à quelqu’un : « Regardez sur vos genoux » ; et celui qui regardait apercevait, épouvanté, une araignée énorme ; alors elle disait en souriant : « Cette araignée n’existe pas, c’est moi qui vous la fais voir. » Olcott, de son côté, a écrit ceci dans ses Old Diary Leaves : « Nul ne fascinait mieux qu’elle quand elle le voulait, et elle le voulait quand elle désirait attirer les personnes dans son travail public. Alors, elle se faisait caressante de ton et de manières, donnait à sentir à la personne qu’elle la regardait comme sa meilleure, sinon sa seule amie… Je ne saurais dire qu’elle était loyale… Nous n’étions pour elle, je crois, rien de plus que des pions dans un jeu d’échecs, car elle n’avait pas d’amitié sincère. »(B)

Nous avons cité plus haut le cas de Bavadjî, amené par la suggestion hypnotique à se faire le complice des fraudes de Mme Blavatsky, et cela d’une façon inconsciente, tout au moins tant qu’il fut à Adyar. Le plus souvent, cependant, Mme Blavatsky usait de la suggestion à l’état de veille, comme on le voit dans l’anecdote rapportée par Arthur Arnould ; ce genre de suggestion est habituellement plus difficile à réaliser que l’autre et demande une force de volonté et un entraînement beaucoup plus grands, mais il était généralement facilité par le régime alimentaire fort restreint que Mme Blavatsky imposait à ses disciples sous prétexte de les « spiritualiser ». C’est déjà ainsi que les choses se passaient à New-York : « Nos théosophes, disait-elle, sont en général tenus, non seulement de ne pas prendre une goutte de boisson, mais de jeûner continuellement. Je leur enseigne à ne pas manger quoi que ce soit ; s’ils ne meurent pas, ils apprendront ; mais ils ne peuvent pas résister, ce qui est tant mieux pour eux »(4). Il va sans dire que Mme Blavatsky elle-même était loin de s’appliquer un semblable régime : tout en recommandant énergiquement le végétarisme et en le proclamant même indispensable au « développement spirituel », elle ne l’adopta jamais pour son propre compte, non plus qu’Olcott d’ailleurs ; elle avait de plus l’habitude de fumer presque sans interruption du matin au soir. Mais tout le monde n’est pas également accessible à la suggestion ; c’est probablement quand celle-ci était impuissante à provoquer des hallucinations de la vue et de l’ouïe que Mme Blavatsky avait recours aux « Mahâtmâs de mousseline » et à sa clochette d’argent.

L’attraction qu’exerçait Mme Blavatsky est d’autant plus étonnante que son aspect physique était fort loin d’être agréable ; W. T. Stead a même dit qu’elle était « hideusement laide, monstrueusement grosse, avec des manières grossières et violentes, un caractère horrible et une langue profane », et encore qu’elle était « cynique, moqueuse, insensée, passionnée », en un mot qu’elle était « tout ce qu’un hiérophante des mystères divins ne doit pas être »(5). Malgré cela, son action magnétique est indéniable, et l’on en trouve encore un exemple frappant dans l’influence qu’elle prit tout de suite sur Mme Annie Besant lorsque celle-ci lui fut présentée, en 1889, par le socialiste Herbert Burrows. La farouche libre penseuse qu’avait été jusqu’alors la future présidente de la Société Théosophique fut conquise dès la première entrevue, et sa « conversion » fut d’une telle soudaineté qu’on aurait peine à y croire, si elle-même n’en avait raconté toutes les circonstances avec une naïveté vraiment déconcertante(6). Il est vrai que Mme Besant semble avoir été, à cette époque tout au moins, particulièrement changeante et impressionnable ; un de ses anciens amis a dit : « Elle n’a pas le don de l’originalité ; elle est à la merci de ses émotions et spécialement de ses derniers amis »(7). Aussi fut-elle très probablement de bonne foi au début, peut-être même tant que vécut Mme Blavatsky, qui en fit sa secrétaire, et qui, au cours d’un voyage à Fontainebleau, fit apparaître devant elle le « Mahâtmâ » Morya. Par contre, il est extrêmement douteux, pour ne pas dire plus, qu’il ait continué à en être de même par la suite, quoique, comme Mme Blavatsky elle-même, comme Olcott et d’autres encore, elle ait pu souvent être suggestionnée avant de suggestionner les autres. Ce qui fait hésiter avant de porter un jugement absolu en pareille matière, c’est que tous ces personnages paraissent n’avoir été, ni vraiment inconscients du rôle qu’ils ont joué, ni tout à fait libres de s’y soustraire à volonté.