CHAPITRE VIII
Dernières années de Mme Blavatsky

Après son séjour à Wurtzbourg, qui avait été entrecoupé de quelques voyages à Elberfeld où elle avait des amis, M. et Mme Gebhard, anciens disciples d’Éliphas Lévi, Mme Blavatsky alla à Ostende, où elle vécut quelque temps avec la comtesse Wachtmeister, et où elle se remit à la rédaction de la Doctrine Secrète. Il paraît, au dire des témoins, qu’elle travaillait avec un véritable acharnement, écrivant de six heures du matin à six heures du soir, et ne s’interrompant que tout juste pour prendre ses repas. Au commencement de 1887, elle retourna s’installer en Angleterre, à Norwood d’abord, puis, en septembre de la même année, à Londres ; elle était alors aidée dans son travail par les frères Bertram et Archibald Keightley, qui corrigeaient son mauvais anglais, et par D. E. Fawcett, qui collabora à la partie de l’ouvrage qui traite de l’évolution. C’est aussi en 1887 que fut fondée la revue anglaise Lucifer, sous la direction immédiate de Mme Blavatsky ; la Société n’avait eu jusqu’alors qu’un organe officiel, le Theosophist, publié à Adyar, auquel il faut ajouter le Path, organe spécial de la section américaine(A).

En 1887 parut également la première revue théosophiste française, intitulée Le Lotus, qui, dépourvue d’ailleurs de caractère officiel, fit preuve d’une certaine indépendance ; cette revue cessa sa publication au bout de deux ans, en mars 1889(1), et son directeur, F.-K. Gaboriau, s’exprima alors fort sévèrement sur ce qu’il appelait le « cas pathologique » de Mme Blavatsky, et avoua qu’il avait été entièrement trompé sur son compte lorsqu’il l’avait vue à Ostende en novembre 1886, « réfutant avec une habileté merveilleuse, que nous prenions alors pour de la sincérité, toutes les attaques portées contre elle, dénaturant les choses, faisant dire aux personnes des paroles que nous avons reconnues erronées longtemps après, bref, nous offrant, pendant les huit jours que nous avons demeuré dans la solitude avec elle, le type parfait de l’innocence, de l’être supérieur, bon, dévoué, pauvre et calomnié… Comme je suis plus porté à défendre qu’à accuser, il m’a fallu des preuves indubitables de la duplicité de cette personne extraordinaire pour que je vienne l’affirmer ici. » Suit un jugement peu flatteur sur la Doctrine Secrète, qui venait de paraître : « C’est une vaste encyclopédie sans ordre, avec une table des matières inexacte et incomplète, de tout ce qui s’agite depuis une dizaine d’années dans le cerveau de Mme Blavatsky… M. Subba Rao, qui devait corriger Secret Doctrine, y a renoncé en déclarant que c’était “un fouillis inextricable”(2) Certes, ce livre ne saurait prouver l’existence des Mahâtmâs, il en ferait plutôt douter… J’aime croire que les Adeptes du Thibet n’existent pas ailleurs que dans les Dialogues philosophiques de M. Renan, qui avait inventé avant Mme Blavatsky et M. Olcott une fabrique de Mahâtmâs au centre de l’Asie sous le nom d’Asgaard, et rédigé des entretiens dans le style de Koot Hoomi avant la manifestation de celui-ci »(B). Enfin, voici l’appréciation qui était formulée sur le compte d’Olcott : « Le jour où il est venu en personne, à Paris, se mêler de nos travaux, ç’a été une désillusion complète pour tous les théosophes, qui se sont retirés alors, laissant la place à de plus novices. Un aplomb américain imperturbable, une santé de fer, pas la moindre éloquence, pas la moindre instruction, mais des qualités spéciales de compilateur (encore un trait américain), pas de savoir-vivre, une crédulité frisant la complicité et excusant à la rigueur ses maladresses, et, je dois l’ajouter, car cela contraste avec son associée et dominatrice, une certaine bonté qui serait plutôt de la bonhomie : tel est l’homme qui, actuellement, est le commis-voyageur du Bouddhisme »(3).

Tout en abandonnant les fonctions administratives à Olcott, définitivement établi au quartier général d’Adyar, Mme Blavatsky s’était réservé ce qui concernait la « section ésotérique », où nul ne pouvait être admis sans son approbation. Cependant, le 25 décembre 1889, elle nomma Olcott « agent secret et unique représentant officiel de la section ésotérique pour les pays d’Asie » ; et, à la même date, Olcott, qui se trouvait alors à Londres, la nomma en retour directrice d’un bureau ayant pour membres Mme Annie Besant, William Kingsland et Herbert Burrows, avec le titre de « représentants personnels et fondés de pouvoirs officiels du président pour la Grande-Bretagne et l’Irlande ». De cette façon, Mme Blavatsky avait entre les mains, pour le Royaume-Uni, toute la direction de la Société dans ses deux sections, et il en était de même d’Olcott pour l’Inde ; nous disons l’Inde seulement, car nous ne pensons pas qu’il y ait eu alors de branches théosophiques dans les autres pays d’Asie(C). Par contre, en Europe, il y avait déjà des branches dans plusieurs pays ; et six mois plus tard, exactement le 9 juillet 1890, Olcott délégua à Mme Blavatsky pleine autorité pour s’entendre avec ces diverses branches et les grouper dans une section européenne unique. Cette section devait jouir d’une autonomie complète, au même titre que la section américaine, déjà constituée sous la direction de William Q. Judge, vice-président de la Société ; il y avait ainsi trois sections autonomes dans la Société Théosophique. Aujourd’hui, il y a autant de « Sociétés Théosophiques nationales », c’est-à-dire de sections autonomes, qu’il y a de pays où se trouvent des théosophistes en nombre suffisant pour en former une ; mais, bien entendu, toutes, sauf les groupements dissidents, sont toujours rattachées au quartier général d’Adyar et en reçoivent les directions, qui sont acceptées sans la moindre discussion ; il n’y a donc d’autonomie réelle que pour l’organisation purement administrative.

À l’époque où nous en sommes arrivé, des incidents fâcheux se produisirent dans la section américaine : le Dr Elliott E. Cowes(D), un savant connu qui s’y était fourvoyé, mais qui n’avait pas tardé à s’apercevoir de bien des choses, forma une Société indépendante à laquelle adhérèrent plusieurs des branches qui existaient aux États-Unis ; naturellement, on se hâta de prononcer son exclusion. Le Dr Cowes riposta en publiant un article dans lequel il faisait connaître que les prétendues révélations des « Mahâtmâs », à qui on attribuait maintenant l’inspiration d’Isis Dévoilée aussi bien que celle de la Doctrine Secrète, avaient été tirées en bonne partie, en ce qui concerne du moins le premier de ces deux ouvrages, des livres et manuscrits légués à Mme Blavatsky par le baron de Palmes ; et il faisait remarquer que ce qui aurait dû mettre sur la voie, c’est qu’un des auteurs les plus fréquemment cités dans ces communications soi-disant venues du Thibet était l’occultiste français Éliphas Lévi(4). Le baron de Palmes était mort à New-York en 1876, en léguant à la Société Théosophique tout ce qu’il possédait ; Sinnett a prétendu que, en dehors de sa bibliothèque, il n’avait absolument rien laissé(5) ; pourtant, Mme Blavatsky écrivait en juillet 1876 : « Il a laissé toute sa propriété à notre Société », et le 5 octobre suivant : « La propriété consiste en une bonne quantité de riches mines d’argent et dix-sept mille acres de terre. » Cela n’était sans doute pas à dédaigner ; mais, en tout cas, ce qui semble le mieux établi, c’est que le contenu de la bibliothèque fut largement utilisé pour la rédaction d’Isis Dévoilée, qui devait paraître l’année suivante(E). Les divulgations du Dr Cowes eurent quelque retentissement en Amérique, surtout à cause de la personnalité de leur auteur ; aussi Judge crut-il devoir engager un procès en dommages-intérêts contre celui-ci et contre le journal où son article avait paru, pour « calomnies contre l’honneur des fondateurs de la Société »(6) ; ce procès n’eut d’ailleurs aucune suite, car il fut abandonné au moment de la mort de Mme Blavatsky, au nom de laquelle il avait été intenté. Cette dernière avait pris prétexte de cette affaire pour adresser aux membres de la branche française, le 23 septembre 1890, une longue lettre dans laquelle, se plaignant que des « calomnies » analogues fussent répandues à Londres, elle déclarait que ses « ennemis personnels » étaient aidés par « un membre des plus actifs de la Société en France », qui n’était autre que Papus, et qui avait « traversé une ou deux fois la Manche dans ce but honorable » ; elle ajoutait que sa patience était à bout, et menaçait d’assigner devant les tribunaux quiconque se permettrait désormais de porter contre elle de semblables accusations.

Mme Blavatsky mourut à Londres le 8 mai 1891 ; elle était malade depuis longtemps, et il paraît même qu’elle avait été deux ou trois fois abandonnée par les médecins(7) ; mais on prétendit qu’elle était mieux au moment de sa mort, qu’on attribua à l’intervention d’une influence occulte. D’après Sinnett, elle serait alors passée immédiatement dans un autre corps, masculin cette fois, et déjà en pleine maturité ; plus récemment, M. Leadbeater a écrit de même à ce sujet : « Ceux qui furent dans l’intimité de notre grande fondatrice, Mme Blavatsky, savent généralement que, lorsqu’elle quitta le corps dans lequel nous la connûmes, elle entra dans un autre corps qui venait d’être à l’instant quitté par son premier occupant. Quant à savoir si ce corps avait été spécialement préparé pour son usage, je n’en ai aucune information ; mais il y a d’autres exemples connus où cela fut fait »(8). Nous aurons par la suite à revenir sur cette singulière idée du remplacement d’une personnalité par une autre, la première ayant été simplement chargée de préparer à la seconde un organisme approprié que celle-ci devait venir occuper au moment voulu. En mai 1897, soit tout juste six ans après la mort de Mme Blavatsky, Mme Besant annonça la prochaine manifestation de sa réincarnation masculine ; cette manifestation ne s’est pas encore produite, mais M. Leadbeater continue à répéter en toute occasion que Mme Blavatsky est déjà réincarnée, et que le colonel Olcott doit se réincarner très prochainement, lui aussi, pour travailler de nouveau à ses côtés(9)(F).

Ce sont là de remarquables exceptions à la loi qui avait été formulée par Mme Blavatsky elle-même et par Sinnett, et d’après laquelle il doit s’écouler normalement, entre deux vies successives, un intervalle de douze ou quinze cents ans ; il est vrai que, même pour les cas ordinaires, on a renoncé à cette prétendue loi, et c’est là un exemple assez curieux de la variation des doctrines théosophistes, en même temps que de la façon dont on s’efforce de la dissimuler. Mme Blavatsky avait écrit ceci dans la Doctrine Secrète : « Sauf dans le cas de jeunes enfants et d’individus dont la vie a été écourtée par quelque accident, aucune entité spirituelle ne peut se réincarner avant qu’une période de plusieurs siècles ne se soit écoulée »(10). Or M. Leadbeater a découvert que « l’expression entités spirituelles semble signifier que Mme Blavatsky n’avait en vue que les individus hautement développés »(11) ! Et il donne un tableau où, suivant les « degrés d’évolution » des individus humains, les intervalles vont de deux mille ans et plus pour « ceux qui sont entrés sur le Sentier », sauf exceptions, et de douze cents ans pour « ceux qui en approchent », jusqu’à quarante ou cinquante ans, et s’abaissent même à cinq ans quand on arrive aux « bas-fonds de l’humanité »(12). Pour ce qui est du passage où Sinnett disait nettement que « parler d’une renaissance avant au moins quinze cents ans est une chose presque impossible »(13), voici l’explication qu’en donne le même auteur : « On est fondé à croire que les lettres qui ont servi de base au Bouddhisme Ésotérique furent écrites par différents disciples des Maîtres sous la direction générale de ces derniers ; donc, tout en tenant compte des inexactitudes qui ont pu s’y introduire (nous savons qu’il s’en est glissé), il est impossible de supposer que les auteurs aient ignoré des faits très aisément accessibles à quiconque peut observer le processus de la réincarnation(14). Souvenons-nous que la lettre en question ne fut pas écrite pour le public, mais adressée particulièrement à M. Sinnett, afin sans doute qu’elle fût communiquée aux quelques personnes qui travaillaient avec lui. Une telle moyenne, établie pour eux, serait exacte, mais nous ne pouvons l’admettre pour la race humaine tout entière au temps présent »(15). Il est vraiment trop commode de s’en tirer ainsi, et la même méthode pourrait servir à effacer toutes les contradictions que M. Hume avait constatées dès 1883 ; quant aux « inexactitudes » mises sur le compte des disciples maladroits, n’est-ce pas Koot Hoomi lui-même qui, à propos de l’affaire Kiddle, avait donné l’exemple sur ce point ? Nous savons d’autre part que Mavalankar, Subba Rao et autres se donnaient pour des « chélas » ou disciples directs des « Maîtres » ; rien ne s’opposerait donc, d’après la citation que nous venons de faire, à ce qu’ils fussent les auteurs des lettres en question, comme ils le furent en effet, mais « sous la direction » de Mme Blavatsky. Dès lors qu’on n’attribue plus aux « Maîtres », dans la rédaction de ces messages, qu’un rôle de « direction générale », en passant d’ailleurs sous silence les procédés de « précipitation », il devient assurément beaucoup plus difficile de dénoncer une fraude manifeste. Il faut donc convenir que cette tactique ne manque pas d’une certaine habileté ; mais, pour s’y laisser prendre, il faudrait ignorer, comme l’ignorent peut-être bien des théosophistes actuels, toute l’histoire de la première période de la Société Théosophique ; il est vraiment regrettable pour celle-ci que, contrairement à l’usage des anciennes sociétés secrètes dont elle se prétend l’héritière, elle ait laissé derrière elle une telle abondance de documents écrits.