CHAPITRE X
Le Bouddhisme ésotérique

Nous avons dit dès le début qu’il n’y a pas à proprement parler de doctrine théosophiste, et l’on peut déjà s’en rendre compte maintenant par les quelques exemples de variations et de contradictions que nous avons donnés, soit chez Mme Blavatsky elle-même, soit entre elle et ses successeurs ; le mot de doctrine ne peut s’appliquer proprement en pareil cas. Cependant, la Société Théosophique prétend bien avoir une doctrine, ou plutôt elle prétend à la fois qu’elle n’en a pas et que pourtant elle en a une. Voici, en effet, ce que dit Mme Blavatsky elle-même : « Lorsque nous disons que la Société n’a aucune doctrine particulière, cela signifie qu’aucune croyance particulière n’est obligatoire ; mais cela ne s’applique, naturellement, qu’à la généralité des membres. Vous savez que la Société est divisée en cercles intérieur et extérieur. Les membres du cercle intérieur (c’est-à-dire de la « section ésotérique ») ont, en effet, une philosophie, ou, si vous le préférez, un système religieux particulier »(1). Ainsi, la croyance à cette doctrine est « obligatoire » tout au moins pour les membres qui veulent aller plus loin que le « cercle extérieur » ; sans doute, dans celui-ci, on fait preuve, en principe, de la plus large tolérance, en y admettant des personnes qui professent toutes les opinions ; mais, même là, cette tolérance disparaît bien vite si ces personnes se permettent de discuter certains « enseignements », et on sait bien, lorsqu’une telle chose arrive, leur faire comprendre que leur place n’est pas au sein de la Société. Quant à la « section ésotérique », ceux qui ont fait preuve du moindre esprit critique peuvent être sûrs qu’ils n’y pénétreront jamais ; d’ailleurs, la demande d’admission que l’on fait signer aux candidats comporte une formule par laquelle ils doivent affirmer expressément l’authenticité d’enseignements dont ils sont censés ne rien connaître encore(A) !

Ce soi-disant « système religieux particulier », qui constitue la doctrine officielle du théosophisme, et qu’on présente tout simplement comme « l’essence même de toutes les religions et de la vérité absolue »(2), porte la marque fort visible des sources multiples et discordantes d’où il a été tiré : loin d’être l’« origine commune » de toutes les doctrines, comme on voudrait le faire croire, il n’est que le résultat des emprunts qui y ont été faits sans grand discernement, et auxquels on s’est efforcé de donner artificiellement une apparence d’unité qui ne résiste pas à l’examen. Ce n’est en somme qu’un mélange confus de néo-platonisme, de gnosticisme, de kabbale judaïque, d’hermétisme et d’occultisme, le tout groupé tant bien que mal autour de deux ou trois idées qui, qu’on le veuille ou non, sont d’origine toute moderne et purement occidentale. C’est ce mélange hétéroclite qui a été présenté tout d’abord comme le « Bouddhisme ésotérique » ; mais, comme il était tout de même trop facile de s’apercevoir qu’il ne présentait avec le vrai Bouddhisme que des rapports bien vagues, il fallut essayer d’expliquer comment il pouvait être du Bouddhisme tout en n’en étant pas : « L’erreur (qui consiste à croire que nous sommes tous disciples de Gautama Bouddha) est venue d’un manque de compréhension du sens réel du titre de l’excellent ouvrage de M. A. P. Sinnett : Esoteric Buddhism ; ce dernier mot aurait dû être écrit avec un seul d, et alors Budhism aurait eu le sens réel qu’il devait avoir, celui de Religion de la Sagesse (de bodha, bodhi, intelligence, sagesse), au lieu de Bouddhisme, la philosophie religieuse de Gautama »(3). Pour montrer le peu de valeur de cette distinction subtile, il suffit de dire qu’il y a aussi en sanscrit, pour désigner l’intelligence, le mot buddhi, qui s’écrit (ou plutôt se transcrit) avec deux d ; signalons en passant, à propos de ce dernier terme, que Mme Besant a décidé de le traduire par « raison pure », alors que ce qu’il signifie exactement est l’« intuition intellectuelle » ; le changement de terminologie ne suffit pas pour faire disparaître les confusions ! En toute rigueur, le « Boudhisme » (avec un seul d) ne pourrait signifier que la « doctrine de Mercure », c’est-à-dire un équivalent « sanscritisé », si l’on peut s’exprimer ainsi, de l’« hermétisme » gréco-égyptien ; mais l’idée de cette interprétation semble n’être jamais venue aux théosophistes, car nous ne pensons pas qu’il y ait eu là une allusion volontaire et directe aux enseignements d’un autre « Mercure », qui n’était encore connu alors que sous le nom de Koot Hoomi, et c’est vraiment dommage, car une telle allusion n’eût pas été dépourvue d’une certaine ingéniosité.

La déclaration que nous venons de reproduire n’empêche pas Mme Blavatsky de contribuer elle-même à maintenir l’équivoque, en exposant aussitôt après que le Bouddhisme (avec deux d) comporte à la fois des enseignements exotériques et des enseignements ésotériques, de sorte qu’on est tout naturellement amené à se demander jusqu’à quel point le « Bouddhisme ésotérique » et le « Boudhisme ésotérique » peuvent être vraiment distincts l’un de l’autre. Du reste, Sinnett avait bien présenté la prétendue « doctrine ésotérique » qu’il était chargé d’exposer comme provenant du Bouddhisme proprement dit, ou d’une de ses branches, et en même temps comme constituant un lien entre celui-ci et le Brâhmanisme ; il établissait même ce lien de la façon la plus extraordinaire, en faisant de Shankarâchârya, qui fut un des plus irréductibles adversaires du Bouddhisme dans l’Inde, une « seconde incarnation » de Bouddha(4), et cela d’après les assertions d’un Brâhmane « initié » du Sud de l’Inde, « sanscritiste des plus distingués et occultiste des plus sérieux »(5), qui n’était autre que Subba Rao. Malgré tout, Sinnett ne pouvait s’empêcher de reconnaître que « cette manière de voir n’est nullement acceptée par les autorités hindoues non initiées », c’est-à-dire, en réalité, non théosophistes ; or tout Hindou ayant quelque autorité n’a jamais eu que le plus profond mépris pour le théosophisme, et de plus, ce n’est certes pas à Madras qu’il faut aller si l’on veut trouver des « sanscritistes distingués ». Il est vraiment bien facile, pour prévenir les objections de ses adversaires, de proclamer qu’ils ne sont pas « initiés », mais il le serait peut-être un peu moins de montrer des « initiés » de la sorte dont il s’agit qui n’aient aucune attache avec les milieux théosophistes.

En effet, la vérité est qu’il n’y eut jamais de « Bouddhisme ésotérique » authentique ; si l’on veut trouver de l’ésotérisme, ce n’est point là qu’il faut s’adresser, car le Bouddhisme fut essentiellement, à ses origines, une doctrine populaire servant d’appui théorique à un mouvement social à tendance égalitaire. Dans l’Inde, ce ne fut qu’une simple hérésie, qu’aucun lien réel n’a jamais pu rattacher à la tradition brâhmanique, avec laquelle elle avait au contraire rompu ouvertement, non seulement au point de vue social, en rejetant l’institution des castes, mais encore au point de vue purement doctrinal, en niant l’autorité du « Vêda ». Du reste, le Bouddhisme représentait quelque chose de tellement contraire à l’esprit hindou que, depuis longtemps, il a complètement disparu de la contrée où il avait pris naissance ; il n’y a plus guère qu’à Ceylan et en Birmanie qu’il existe encore à l’état à peu près pur, et, dans tous les autres pays où il s’est répandu, il s’est modifié au point de devenir tout à fait méconnaissable. On a généralement, en Europe, une tendance à s’exagérer l’importance du Bouddhisme, qui est certainement de beaucoup la moins intéressante de toutes les doctrines orientales, mais qui, précisément parce qu’il constitue pour l’Orient une déviation et une anomalie, peut sembler plus accessible à la mentalité occidentale et moins éloigné des formes de pensée auxquelles elle est accoutumée. C’est probablement là la principale raison de la prédilection dont l’étude du Bouddhisme a toujours été l’objet de la part de la grande majorité des orientalistes, encore que, chez quelques-uns d’entre eux, il s’y soit joint des intentions d’un tout autre ordre, qui consistaient à essayer d’en faire l’instrument d’un antichristianisme auquel il est évidemment, en soi, tout à fait étranger. Émile Burnouf, en particulier, ne fut pas exempt de ces dernières préoccupations, et c’est ce qui le poussa à s’allier aux théosophistes, animés du même esprit de concurrence religieuse ; il y eut aussi en France, il y a quelques années, une tentative faite, sans grand succès d’ailleurs, pour propager un certain « Bouddhisme éclectique » assez fantaisiste, inventé par Léon de Rosny(B), à qui, bien qu’il ne fût pas théosophiste(6), Olcott décerna des éloges dans l’introduction qu’il écrivit spécialement pour la traduction française de son Catéchisme Bouddhique.

D’un autre côté, on ne peut pas nier que la Société Théosophique ait tenté de s’annexer le Bouddhisme, même simplement « exotérique » ; cette tentative fut marquée en premier lieu par la publication, en 1881, de ce Catéchisme Bouddhique d’Olcott que nous venons de mentionner. Cet opuscule était revêtu de l’approbation du Rév. H. Sumangala, principal du Vidyodaya Parivena (collège) de Colombo, qui s’intitulait pour la circonstance « Grand-Prêtre de l’Église Bouddhique du Sud », dignité dont personne n’avait jusqu’alors soupçonné l’existence. Quelques années plus tard, le même Olcott, après un voyage au Japon(C) et une tournée en Birmanie, se vanta d’avoir opéré la réconciliation des Églises Bouddhiques du Nord et du Sud(7). Sumangala écrivait alors : « Nous devons au colonel Olcott le catéchisme dans lequel nos enfants apprennent les premiers principes de notre religion, et nos relations fraternelles d’à présent avec nos coreligionnaires du Japon et d’autres pays bouddhistes »(8). Il convient d’ajouter que les écoles où était enseigné le catéchisme d’Olcott n’étaient que des créations théosophistes ; nous avons sur ce point le témoignage de Mme Blavatsky, qui écrivait en 1890 : « À Ceylan, nous avons rappelé à la vie et commencé à purifier le Bouddhisme ; nous avons établi des écoles supérieures, pris à peu près une cinquantaine d’écoles de moindre importance sous notre surveillance »(9). D’autre part, vers la même époque, Sir Edwin Arnold, auteur de la Lumière de l’Asie, s’était rendu dans l’Inde pour travailler, lui aussi, au rapprochement des Églises Bouddhiques ; n’est-il pas permis de trouver bien suspectes ces initiatives occidentales en pareille matière ? C’est peut-être pour légitimer le rôle d’Olcott que M. Leadbeater a raconté qu’il avait été, dans une de ses incarnations antérieures, le roi Ashoka, grand protecteur du Bouddhisme, après avoir été aussi, dans une autre, Gushtasp, roi de Perse et protecteur du Zoroastrisme(10) ; les spirites ne sont donc pas seuls à avoir la manie de se croire des réincarnations de personnages illustres ! Quand Olcott mourut, on plaça sur son corps, avec le drapeau américain, « l’étendard bouddhiste qu’il avait imaginé lui-même et sur lequel étaient disposées, dans leur ordre, les couleurs de l’aura du Seigneur Bouddha »(11) : fantaisie de « clairvoyant » à laquelle les Bouddhistes authentiques n’ont jamais pu accorder la moindre importance. Au fond, toute cette histoire se rattache surtout au rôle politique de la Société Théosophique, sur lequel nous aurons l’occasion de nous expliquer plus loin ; elle semble d’ailleurs n’avoir pas eu de suite en ce qui concerne l’union des différentes branches du Bouddhisme, mais il faut croire que les théosophistes n’ont pas renoncé à utiliser le Bouddhisme du Sud, car l’un d’entre eux, M. C. Jinarâjadâsa(D), annonçait récemment qu’il avait reçu du « Grand-Prêtre de Colombo » le pouvoir d’admettre dans la religion bouddhique les Européens qui le désirent(12). Cela réduit l’Église en question, comme certaine Église chrétienne dont nous parlerons, au rang des multiples organisations que la Société Théosophique emploie comme auxiliaires pour sa propagande et pour la réalisation de ses desseins spéciaux.