CHAPITRE XI
Principaux points
de l’enseignement théosophiste

Si l’on considère dans son ensemble la soi-disant doctrine théosophiste, on s’aperçoit tout d’abord que ce qui en constitue le point central, c’est l’idée d’« évolution »(1) ; or cette idée est absolument étrangère aux Orientaux, et, même en Occident, elle est de date fort récente. En effet, l’idée même de « progrès », dont elle n’est qu’une forme plus ou moins compliquée par des considérations prétendues « scientifiques », ne remonte guère au delà de la seconde moitié du xviiie siècle(A), ses véritables promoteurs ayant été Turgot et Condorcet ; il n’y a donc pas besoin de remonter bien loin pour trouver l’origine historique de cette idée, que tant de gens en sont arrivés, par l’effet de leurs habitudes mentales, à croire essentielle à l’esprit humain, alors que la plus grande partie de l’humanité continue pourtant à l’ignorer ou à n’en tenir aucun compte. De là résulte immédiatement une conclusion fort nette : dès lors que les théosophistes sont « évolutionnistes » (et ils le sont au point d’admettre généralement jusqu’au transformisme, qui est l’aspect le plus grossier de l’évolutionnisme, tout en s’écartant cependant sur certains points de la théorie darwinienne)(2), ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et leur système ne peut pas « avoir pour base la plus ancienne philosophie du monde »(3). Sans doute, les théosophistes sont loin d’être les seuls à prendre pour une « loi » ce qui n’est qu’une simple hypothèse, et même, à notre avis, une hypothèse fort vaine ; toute leur originalité consiste ici à présenter cette prétendue loi comme une donnée traditionnelle, alors qu’elle serait plutôt tout le contraire. D’ailleurs, on ne voit pas très bien comment la croyance au progrès peut se concilier avec l’attachement à une « doctrine archaïque » (l’expression est de Mme Blavatsky) : pour quiconque admet l’évolution, la doctrine la plus moderne devrait logiquement être la plus parfaite ; mais les théosophistes, qui n’en sont pas à une contradiction près, ne semblent pas même se poser la question.

Nous ne nous arrêterons pas bien longuement sur l’histoire fantastique de l’évolution de l’humanité, telle que la décrivent les théosophistes : sept « races-mères » se succèdent au cours d’une « période mondiale », c’est-à-dire pendant que la « vague de vie » séjourne sur une même planète ; chaque « race » comprend sept « sous-races », dont chacune se divise elle-même en sept « branches ». D’autre part, la « vague de vie » parcourt successivement sept globes dans une « ronde », et cette « ronde » se répète sept fois dans une même « chaîne planétaire », après quoi la « vague de vie » passe à une autre « chaîne », composée également de sept planètes, et qui sera parcourue sept fois à son tour ; il y a ainsi sept « chaînes » dans un « système planétaire », appelé aussi « entreprise d’évolution », et enfin notre système solaire est formé de dix « systèmes planétaires » ; il y a d’ailleurs quelque flottement sur ce dernier point. Nous en sommes actuellement à la cinquième « race » de notre « période mondiale », et à la quatrième « ronde » de la « chaîne » dont la terre fait partie, et dans laquelle elle occupe le quatrième rang ; cette « chaîne » est également la quatrième de notre « système planétaire », et elle comprend, comme nous l’avons déjà indiqué, deux autres planètes physiques, Mars et Mercure, plus quatre globes qui sont invisibles et appartiennent à des « plans supérieurs » ; la « chaîne » précédente est appelée « chaîne lunaire », parce qu’elle n’est représentée sur le « plan physique » que par la lune. Certains théosophistes interprètent d’ailleurs ces données d’une façon assez différente, et prétendent qu’il ne s’agit en tout cela que d’états divers et d’« incarnations » successives de la terre elle-même, les noms des autres planètes n’étant ici que des désignations purement symboliques ; ces choses sont vraiment bien obscures, et nous n’en finirions pas si nous voulions relever toutes les assertions contradictoires auxquelles elles ont donné lieu. Il faut encore ajouter qu’il y a sept règnes, qui sont trois règnes « élémentals », puis les règnes minéral, végétal, animal et humain, et que, en passant d’une « chaîne » à la suivante, les êtres d’un de ces règnes passent en général au règne immédiatement supérieur ; en effet, ce sont toujours les mêmes êtres qui sont censés accomplir leur évolution par de multiples incarnations au cours des différentes périodes que nous venons d’énumérer.

Les chiffres qui sont indiqués pour la durée de ces périodes ne sont pas moins invraisemblables que tout le reste : ainsi, d’après la Doctrine Secrète, l’apparition de l’homme sur la terre dans la quatrième « ronde » remonte à dix-huit millions d’années, et il y en a trois cents millions que la « vague de vie » a atteint notre globe dans la première « ronde ». Il est vrai qu’on est beaucoup moins affirmatif aujourd’hui à cet égard qu’on ne l’était au début ; M. Leadbeater en est même venu à déclarer que « nous ignorons si toutes les rondes et toutes les périodes raciales ont une longueur égale », et que d’ailleurs « il est inutile de chercher à évaluer en années ces énormes périodes de temps »(4). En ce qui concerne les périodes plus restreintes, Sinnett a affirmé que « la présente race de l’humanité, la cinquième race de la quatrième ronde, a commencé à évoluer il y a un million d’années », que c’est là « un nombre vrai, que l’on peut prendre à la lettre » (c’est lui-même qui souligne)(5) ; d’autre part, d’après les auteurs des « vies d’Alcyone » auxquelles nous avons déjà fait allusion, « la fondation de la cinquième race remonte à l’an 79997 avant Jésus-Christ »(6) ; cette dernière affirmation, qui est d’une précision étonnante, ne semble guère pouvoir se concilier avec la précédente, et ce n’est vraiment pas la peine de se moquer des savants qui, sans doute, ne s’accordent guère mieux dans l’évaluation de la durée des périodes géologiques, mais qui, du moins, ne présentent leurs calculs que comme purement hypothétiques. Ici, au contraire, nous avons affaire à des gens qui prétendent être en mesure de vérifier directement leurs assertions, et avoir à leur disposition, pour reconstituer l’histoire des races disparues(7), les « archives âkâshiques », c’est-à-dire les images mêmes des événements passés, enregistrées fidèlement et d’une façon indélébile dans l’« atmosphère invisible » de la terre.

Les conceptions que nous venons de résumer ne sont au fond qu’une absurde caricature de la théorie hindoue des cycles cosmiques ; celle-ci est en réalité tout autre et n’a, bien entendu, rien d’évolutionniste ; de plus, les nombres qui s’y rapportent sont essentiellement symboliques, et les prendre littéralement pour des nombres d’années ne peut être que l’effet d’une ignorance grossière, dont les théosophistes ne sont d’ailleurs pas seuls à faire preuve ; nous pouvons même dire, sans y insister davantage, que cette théorie est une de celles dont la véritable signification est le plus difficilement accessible aux Occidentaux en général. Pour en revenir aux conceptions théosophistes, si on entrait dans le détail, on y trouverait encore bien d’autres singularités : la description des premières races humaines et de leur solidification progressive en est un exemple ; d’autre part, dans la « ronde » actuelle, la séparation des sexes ne se serait effectuée que vers le milieu de la troisième race. Il paraît aussi que chaque « ronde » est consacrée plus spécialement au développement d’un des principes constitutifs de l’homme ; certains ajoutent même qu’un sens nouveau se développe à l’apparition de chaque race ; comment se fait-il donc que les peuples qu’on nous représente comme des vestiges des races antérieures, plus précisément de la troisième et de la quatrième, aient pourtant cinq sens tout comme nous ? Cette difficulté n’empêche pas de préciser que la « clairvoyance », qu’on s’attache tout particulièrement à obtenir dans la « section ésotérique », est le germe du sixième sens, qui deviendra normal dans la sixième « race-mère », celle qui doit succéder immédiatement à la nôtre. D’ailleurs, c’est naturellement aux investigations des « clairvoyants » qu’est attribué tout ce roman préhistorique, dans lequel ce qu’on rapporte des civilisations antiques ressemble vraiment un peu trop aux inventions et aux découvertes de la science moderne : on y trouve jusqu’à l’aviation et à la radioactivité(8), ce qui montre bien par quelles préoccupations les auteurs sont réellement influencés, et les considérations relatives à l’organisation sociale ne sont pas moins caractéristiques sous ce rapport(9). Au même ordre de préoccupations très modernes, il faut rattacher encore le rôle que joue dans les théories théosophistes, aussi bien que dans les théories spirites, la « quatrième dimension » de l’espace ; les théosophistes vont même plus loin dans les « dimensions supérieures », et ils déclarent catégoriquement que « l’espace a sept dimensions »(10), ce qui sera trouvé fort arbitraire par les mathématiciens qui conçoivent des géométries à un nombre quelconque de dimensions, tout en ne les regardant d’ailleurs que comme de simples constructions algébriques, traduites en termes spatiaux par analogie avec la géométrie analytique ordinaire. On peut encore ranger dans la catégorie des fantaisies pseudo-scientifiques la description détaillée des différentes sortes d’atomes(11) ; c’est encore par la « clairvoyance » que ces atomes ont été soi-disant observés, de même que c’est à cette faculté qu’on doit de connaître les couleurs des éléments invisibles de l’homme(12) : il faut croire que ces organismes « hyperphysiques » sont doués de propriétés physiques ! Nous ajouterons, du reste, qu’il n’y a pas de « clairvoyants » que chez les théosophistes, et qu’ils ne manquent pas non plus chez les occultistes et les spirites ; le malheur est que les uns et les autres ne s’entendent pas, et que les visions de chacun sont toujours conformes aux théories professées par l’école à laquelle il appartient ; dans ces conditions, il faut assurément beaucoup de bonne volonté pour accorder quelque importance à toutes ces rêveries.

Nous venons de faire allusion aux éléments ou principes constitutifs de l’être humain ; cette question de la constitution de l’homme tient une grande place dans les « enseignements » des théosophistes, qui lui ont consacré un certain nombre de traités spéciaux(13) ; elle est d’ailleurs loin d’être aussi simple au fond qu’on se l’imagine souvent. En effet, ce n’est pas en quelques lignes qu’on pourrait montrer à quel point les théosophistes ont dénaturé, ici comme partout ailleurs, les conceptions orientales ; nous nous proposons de publier, lorsque les circonstances nous le permettront, un travail dans lequel nous exposerons les véritables conceptions hindoues sur cette question(B), et on pourra alors se rendre compte que les théosophistes n’en ont guère tiré qu’une terminologie qu’ils se sont appropriée sans la comprendre. Nous nous bornerons donc ici à dire que, pour les théosophistes, il y a dans l’homme sept principes distincts ; il y a du reste quelques divergences, non seulement quant à leur nomenclature (nous avons dit que Mme Besant avait fini par abandonner les termes sanscrits), mais même, ce qui est plus grave, quant à l’ordre dans lequel ils doivent être classés. Quoi qu’il en soit, ces principes sont regardés comme autant de « corps », qui seraient en quelque sorte emboîtés les uns dans les autres, ou qui tout au moins s’interpénétreraient, ne différant en somme que par leur plus ou moins grande subtilité ; c’est là une conception qui matérialise singulièrement les choses, et il n’existe naturellement rien de tel dans les doctrines hindoues. D’ailleurs, les théosophistes qualifient volontiers leur théorie de « matérialisme transcendant » ; pour eux, « tout est matière » sous des états différents, et « matière, espace, mouvement, durée, constituent la seule et même substance éternelle de l’Univers »(14). Il se peut que des propositions comme celles-là aient un sens pour certains Occidentaux modernes ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles en sont totalement dépourvues pour des Orientaux, qui n’ont même pas la notion de « matière » à proprement parler (on ne trouve en sanscrit aucun mot qui y corresponde, même d’une façon très approximative) ; et, pour nous, elles ne peuvent que montrer les limitations très étroites où est enfermée la pensée théosophiste. Ce qu’il faut retenir, c’est que les théosophistes s’accordent tous à regarder la constitution de l’homme comme septénaire (ce que ne fait d’ailleurs aucune école hindoue) ; ce n’est qu’après coup que certains occultistes ont cherché à établir une correspondance entre cette conception et leur propre conception ternaire, en réunissant dans un même groupe des éléments qui sont distingués dans la première, et ils n’y sont pas toujours arrivés de la façon la plus heureuse ; cela est bon à noter pour éviter toute confusion entre des théories qui, bien qu’ayant manifestement des points de contact, n’en présentent pas moins des divergences importantes. Du reste, les théosophistes tiennent tellement à retrouver partout le septénaire (on a déjà pu s’en apercevoir dans l’exposé des périodes d’évolution) que, là où ils rencontrent des classifications qui ne comprennent que cinq principes ou cinq éléments, ce qui arrive fréquemment dans l’Inde aussi bien qu’en Chine, ils prétendent qu’il existe deux autres termes qu’on a tenus cachés ; naturellement, personne ne peut donner la raison d’une si singulière discrétion.

Une autre question qui est connexe de la précédente est celle des états que l’homme doit traverser après la mort(15) ; pour comprendre ce qui en est dit, il faut savoir que le septénaire humain est regardé comme comprenant, d’une part, un quaternaire inférieur, formé d’éléments périssables, et, d’autre part, un ternaire supérieur, formé d’éléments immortels ; ajoutons à ce propos que les principes supérieurs ne sont pleinement constitués que chez les hommes les plus « évolués », et qu’ils ne le seront chez tous qu’à la fin de la « septième ronde ». L’homme doit se dépouiller successivement de chacun de ses « corps » inférieurs, après un séjour plus ou moins long sur le « plan » correspondant ; ensuite vient une période de repos, dite « état dêvachanique », où il jouit de ce qu’il a acquis au cours de sa dernière existence terrestre, et qui prend fin lorsqu’il doit se revêtir de nouveaux « véhicules » inférieurs pour « retourner en incarnation ». C’est cette période « dêvachanique » dont on avait prétendu tout d’abord fixer la durée d’une façon uniforme ; nous avons vu comment on était revenu par la suite sur cette première opinion ; ce qu’il y a de remarquable, c’est que la durée d’un pareil état, qualifié par ailleurs de « subjectif », soit mesurable en unités de temps terrestre ! C’est toujours la même façon de matérialiser toutes choses, et on est assez mal venu, dans ces conditions, à tourner en ridicule le « Summerland » des spirites anglo-saxons(16), qui n’est qu’un peu plus grossièrement matériel encore ; entre ces deux conceptions, il n’y a guère, après tout, qu’une différence de degré, et, de part et d’autre, on pourrait trouver une foule d’exemples des représentations saugrenues que l’imagination peut produire dans cet ordre d’idées, en transportant à d’autres états ce qui est essentiellement propre à la vie terrestre. Du reste, il serait peu utile de s’attarder à discuter la théorie que nous venons de résumer très sommairement, en la simplifiant le plus possible et en négligeant les cas exceptionnels ; pour montrer qu’elle manque absolument de base, il suffira de dire qu’elle suppose avant tout la réalité de quelque chose qui est proprement une absurdité : nous voulons parler de la réincarnation.

Nous avons eu déjà plus d’une occasion de mentionner cette conception de la réincarnation, qui est regardée comme le moyen par lequel s’accomplit l’évolution, d’abord pour chaque homme en particulier, et ensuite, par voie de conséquence, pour l’humanité tout entière et même pour l’ensemble de l’univers. Certains vont même jusqu’à dire que la réincarnation est « le corollaire obligé de la loi d’évolution »(17), ce qui doit être exagéré, puisqu’il est bien des évolutionnistes qui ne l’admettent nullement ; il serait assez curieux de voir discuter cette question entre évolutionnistes de différentes écoles, encore que nous doutions fort que d’une semblable discussion puisse sortir la moindre lumière. Quoi qu’il en soit, cette idée de réincarnation est encore, comme celle d’évolution, une idée très moderne ; elle paraît avoir surtout pris corps, vers 1830 ou 1848, dans certains milieux socialistes français : la plupart des révolutionnaires de cette époque étaient des « mystiques » dans le plus mauvais sens du mot, et l’on sait à quelles extravagances donnèrent lieu parmi eux les théories fouriéristes, saint-simoniennes, et autres de ce genre. Pour ces socialistes, la conception dont il s’agit, et dont les premiers inventeurs furent peut-être Fourier et Pierre Leroux(18), avait comme unique raison d’être d’expliquer l’inégalité des conditions sociales, ou du moins de lui enlever ce qu’ils y trouvaient de choquant, en l’attribuant aux conséquences des actions accomplies dans quelque existence antérieure ; il arrive aussi parfois aux théosophistes de mettre cette raison en avant(19), bien qu’ils y insistent généralement moins que les spirites. Au fond, une théorie comme celle-là n’explique rien du tout et ne fait que reculer la difficulté, si difficulté il y a, car, s’il y avait eu vraiment égalité au début, cette égalité n’aurait jamais pu être rompue, à moins qu’on ne conteste formellement la validité du principe de raison suffisante ; mais, dans ce dernier cas, la question ne se pose plus, et l’idée même de loi naturelle qu’on veut faire intervenir dans sa solution ne signifie plus rien. Du reste, il y a encore beaucoup mieux à dire que cela contre la réincarnation, car, en se plaçant au point de vue de la métaphysique pure, on peut en démontrer l’impossibilité absolue, et cela sans aucune exception du genre de celles qu’admettait la H. B. of L. ; nous entendons d’ailleurs ici l’impossibilité de la réincarnation, non seulement sur la terre, mais aussi bien sur un astre quelconque(20), ainsi que de certaines autres conceptions bizarres comme celle d’une multiplicité d’incarnations simultanées sur des planètes différentes(21) ; pour les théosophistes, il y a, comme on l’a vu, de très longues séries d’incarnations sur chacun des globes qui font partie d’un même système. La même démonstration métaphysique vaut également contre des théories telles que celle du « retour éternel » de Nietzsche ; mais, bien qu’elle soit fort simple en elle-même, son exposé nous entraînerait beaucoup trop loin, à cause de tout ce qu’il présuppose pour être bien compris(C). Nous dirons seulement, pour réduire à leur juste valeur les prétentions des théosophistes, qu’aucune doctrine traditionnelle n’a jamais admis la réincarnation, et que cette idée fut complètement étrangère à toute l’antiquité, bien qu’on ait voulu l’appuyer par une interprétation tendancieuse de quelques textes plus ou moins symboliques ; dans le Bouddhisme même, il est seulement question de « changements d’état », ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose qu’une pluralité de vies terrestres successives, et ce n’est que symboliquement, nous le répétons, que des états différents ont pu être parfois décrits comme des « vies » par analogie avec l’état actuel de l’être humain et avec les conditions de son existence terrestre(22). La vérité est donc tout simplement celle-ci : c’est aux milieux socialistes dont nous avons parlé qu’appartenaient les premiers spirites de l’école d’Allan Kardec, c’est là qu’ils prirent, comme quelques écrivains de la même époque(23), l’idée de réincarnation, et c’est dans l’école spirite française que Mme Blavatsky, comme un peu plus tard les occultistes de l’école papusienne, trouva cette idée à son tour ; ce que nous savons de la première période de sa vie ne permet aucun doute à cet égard. Nous avons vu, cependant, que la fondatrice de la Société Théosophique avait eu parfois quelques hésitations, et qu’elle avait même abandonné pendant un certain temps la théorie réincarnationniste, dont ses disciples, par contre, ont fait un véritable article de foi, qu’on doit affirmer sans même chercher à le justifier ; mais, d’une façon générale, et en laissant de côté la période où elle fut sous l’influence de la H. B. of L., elle aurait pu conserver et faire sienne la devise d’Allan Kardec : « Naître, mourir, renaître et progresser sans cesse, telle est la loi. » S’il y a eu divergence de vues entre Mme Blavatsky et les spirites français, ce n’est pas sur le principe même, mais seulement sur les modalités de la réincarnation, et ce dernier point est d’une importance bien secondaire par rapport au premier ; du reste, nous avons vu que les théosophistes actuels y ont encore introduit quelques modifications. Il est assez curieux de remarquer, d’autre part, que les spirites anglais et américains, contrairement aux spirites français, rejettent formellement la réincarnation ; du moins, ils la rejetaient tous du temps de Mme Blavatsky, mais il en est aujourd’hui quelques-uns qui l’admettent, probablement, bien qu’ils ne s’en rendent pas compte, sous l’influence des idées théosophistes, qui se sont si prodigieusement répandues dans les pays anglo-saxons. Bien entendu, il en est ici exactement comme dans le cas des expériences des « clairvoyants » : les « communications » reçues par les uns et les autres de ces spirites confirment chacun dans sa théorie, comme si elles n’étaient que le simple reflet de ses propres idées ; nous ne voulons d’ailleurs pas dire qu’il n’y ait que cela dans toutes les « communications » de ce genre, mais, à l’ordinaire, il y a certainement beaucoup de cela.

À la prétendue loi de la réincarnation se rattache la loi dite du « karma »(D), d’après laquelle les conditions de chaque existence seraient déterminées par les actions accomplies au cours des existences précédentes : c’est « cette loi invisible et inconnue(24) qui adapte avec sagesse, intelligence et équité, chaque effet à chaque cause, et qui, par cette dernière, arrive jusqu’à celui qui l’a produite »(25). Mme Blavatsky l’appelle « loi de la rétribution », et Sinnett « loi de la causalité éthique » ; c’est bien, en effet, une causalité d’un genre spécial, dont la conception est subordonnée à des préoccupations d’ordre moral ; c’est, si l’on veut, une espèce de « justice immanente ». Une semblable conception se retrouve également, sauf le mot qui la désigne ici, chez les occultistes et chez les spirites, dont beaucoup vont même jusqu’à prétendre déterminer avec une extraordinaire précision, et dans les moindres détails, les relations entre ce qui arrive à un individu dans sa vie présente et ce qu’il a fait dans ses vies antérieures ; c’est surtout dans les ouvrages spirites que ces considérations abondent, et elles atteignent parfois le comble du ridicule. On doit reconnaître que les théosophistes, en général, ne vont pas tout à fait jusque-là ; mais ils n’en traitent pas moins avec de grands développements la théorie du « karma », dont le caractère moral explique la place de plus en plus large qu’elle tient dans leurs enseignements, car le théosophisme, entre les mains des successeurs de Mme Blavatsky, tend à devenir toujours plus « moraliste » et sentimental. D’autre part, certains en sont arrivés à personnifier le « karma », et ce pouvoir plus ou moins mystérieux et vague est devenu pour eux une entité véritable, une sorte d’agent chargé d’appliquer la sanction de chaque acte ; Mme Blavatsky s’était contentée d’attribuer ce rôle à des êtres spéciaux qu’elle appelait les « Seigneurs du karma », et auxquels elle donnait aussi le nom de « Lipikas », c’est-à-dire « ceux qui écrivent » ou enregistrent les actions humaines(26). Dans cette conception théosophiste du « karma », nous trouvons un excellent exemple de l’abus des termes sanscrits mal compris, que nous avons déjà signalé : le mot « karma », en effet, signifie tout simplement « action », et rien d’autre ; il n’a jamais eu le sens de causalité (« cause » se dit en sanscrit « kârana »), et encore moins de cette causalité spéciale dont nous venons d’indiquer la nature. Mme Blavatsky a donc assigné tout à fait arbitrairement ce nom oriental de « karma » à une conception très occidentale, qu’elle n’a d’ailleurs pas inventée de toutes pièces, mais où il faut voir une déformation de certaines idées préexistantes, à commencer par l’idée même de causalité ; et cette déformation est encore, en partie tout au moins, un emprunt fait au spiritisme, car il va de soi qu’elle est étroitement liée au fond de la théorie réincarnationniste elle-même.

Nous n’insisterons pas sur les autres « enseignements », qui ont une moindre importance, et dont nous indiquerons seulement quelques points lorsque l’occasion s’en présentera dans la suite ; il en est d’ailleurs qui ne doivent pas être attribués à Mme Blavatsky elle-même, mais qui appartiennent en propre à ses successeurs. En tout cas, l’exposé que nous venons de donner, si succinct qu’il soit, nous paraît suffisant pour montrer le peu de sérieux de la soi-disant doctrine théosophiste, et surtout pour établir qu’elle ne repose, malgré ses prétentions, sur aucune base traditionnelle véritable. On doit la placer tout simplement, à côté du spiritisme et des diverses écoles d’occultisme, toutes choses avec lesquelles elle a une évidente parenté, dans cet ensemble de productions bizarres de la mentalité contemporaine auquel on peut donner la dénomination générale de « néo-spiritualisme ». La plupart des occultistes aiment aussi à se recommander d’une « tradition occidentale », qui est tout aussi fantaisiste que la « tradition orientale » des théosophistes, et pareillement formée d’un amalgame d’éléments disparates. Autre chose est de rechercher le fond identique qui peut très réellement, dans bien des cas, se dissimuler sous la diversité de forme des traditions des différents peuples, et autre chose de fabriquer une pseudo-tradition en empruntant aux unes et aux autres des lambeaux plus ou moins informes et en les rassemblant tant bien que mal, plutôt mal que bien, surtout quand on n’en comprend vraiment ni la portée ni la signification, ce qui est le cas de toutes ces écoles. Celles-ci, à part les objections d’ordre théorique qu’on peut leur adresser, ont toutes en commun un inconvénient dont on ne saurait se dissimuler la gravité : c’est de déséquilibrer et de détraquer irrémédiablement les esprits faibles qui sont attirés dans ces milieux ; le nombre des malheureux que ces choses ont conduits à la ruine, à la folie, parfois même à la mort, est bien autrement considérable que ne peuvent se l’imaginer les gens insuffisamment renseignés, et nous en avons connu les plus lamentables exemples. On peut dire, sans aucune exagération, que la diffusion du « néo-spiritualisme » sous toutes ses formes constitue un véritable danger public, qu’on ne saurait dénoncer avec trop d’insistance ; les ravages accomplis, surtout par le spiritisme qui en est la forme la plus répandue et la plus populaire, ne sont déjà que trop grands, et ce qui est le plus inquiétant, c’est qu’ils semblent actuellement s’accroître de jour en jour.

Un inconvénient d’un autre ordre, qui est spécial au théosophisme, en raison des prétentions particulières qu’il affiche sous ce rapport, c’est, par la confusion qu’il crée et qu’il entretient, de discréditer l’étude des doctrines orientales et d’en détourner beaucoup d’esprits sérieux ; c’est aussi, d’autre part, de donner aux Orientaux la plus fâcheuse idée de l’intellectualité occidentale, dont les théosophistes leur apparaissent comme de tristes représentants, non qu’ils soient seuls à faire preuve d’une totale incompréhension à l’égard de certaines choses, mais les allures d’« initiés » qu’ils veulent se donner rendent cette incompréhension plus choquante et plus inexcusable. Nous ne saurions trop insister sur ce point que le théosophisme ne représente absolument rien en fait de pensée orientale authentique, car il est tout à fait déplorable de voir avec quelle facilité les Occidentaux, par suite de l’ignorance complète où ils sont généralement de celle-ci, se laissent abuser par d’audacieux charlatans ; cela arrive même à des orientalistes professionnels, dont la compétence, il est vrai, ne dépasse guère le domaine de la linguistique ou celui de l’archéologie. Quant à nous, si nous sommes aussi affirmatif à ce sujet, c’est que l’étude directe que nous avons faite des véritables doctrines orientales nous en donne le droit ; et, de plus, nous savons très exactement ce qu’on pense du théosophisme dans l’Inde, où il n’eut jamais le moindre succès en dehors des milieux anglais ou anglophiles(E) ; la mentalité occidentale actuelle est seule susceptible d’accueillir avec faveur des productions de ce genre. Nous avons déjà dit que les vrais Hindous ont pour le théosophisme, quand ils le connaissent, un profond mépris ; et les chefs de la Société Théosophique s’en rendent si bien compte que, dans les bureaux que leur organisation possède dans l’Inde, on ne peut se procurer aucun de leurs traités d’inspiration soi-disant orientale, non plus que les traductions ridicules qu’ils ont faites de certains textes, mais seulement des ouvrages relatifs au Christianisme(27). Aussi le théosophisme est-il communément regardé, dans l’Inde, comme une secte protestante d’un caractère un peu particulier, et il faut bien reconnaître qu’il en a, aujourd’hui du moins, toutes les apparences : tendances « moralisatrices » de plus en plus accentuées et exclusives, hostilité systématique contre toutes les institutions traditionnelles hindoues, propagande britannique exercée sous le couvert d’œuvres de charité et d’éducation ; mais la suite le fera beaucoup mieux comprendre encore.