CHAPITRE XII
Le théosophisme et le spiritisme

Nous venons de dire que le théosophisme devait être classé dans ce que nous appelons, d’une façon générale, le « néo-spiritualisme », aussi bien pour en montrer le caractère essentiellement moderne que pour le distinguer du « spiritualisme » entendu dans son sens ordinaire et proprement philosophique, classique si l’on veut. Nous devons maintenant préciser que toutes les choses que nous réunissons sous ce nom, parce qu’elles possèdent en effet assez de caractères communs pour être regardées comme des espèces d’un même genre, et surtout parce qu’elles procèdent au fond d’une mentalité commune, n’en sont pas moins distinctes malgré tout. Ce qui nous oblige à y insister, c’est que, pour qui n’en a pas l’habitude, ces étranges dessous du monde contemporain, dont nous n’entendons présenter ici qu’une faible partie, font l’effet d’une véritable fantasmagorie ; c’est un chaos dans lequel il est certainement fort difficile de se reconnaître au premier abord, d’où résultent fréquemment des confusions, sans doute excusables, mais qu’il est bon d’éviter autant que possible. Occultisme(A) de différentes écoles, théosophisme, spiritisme, tout cela se ressemble assurément par certains côtés et jusqu’à un certain point, mais diffère aussi à d’autres égards et doit être soigneusement distingué, alors même qu’on se préoccupe d’en établir les rapports. D’ailleurs, nous avons eu déjà l’occasion de voir que les chefs de ces écoles sont fréquemment en lutte les uns avec les autres, et qu’il leur arrive parfois de s’injurier publiquement ; il faut pourtant ajouter que cela ne les empêche pas de s’allier à l’occasion et de se trouver réunis au sein de certains groupements, maçonniques ou autres. Dans ces conditions, on peut être tenté de se demander si leurs querelles sont bien sérieuses, ou si elles ne sont pas plutôt destinées à cacher un accord que la prudence commande de laisser ignorer au dehors ; nous ne prétendons pas donner ici une réponse à cette question, d’autant plus qu’on aurait probablement tort de généraliser ce qui, en pareille matière, peut être vrai dans certains cas particuliers : il peut arriver que des gens, sans cesser d’être adversaires ou rivaux, s’entendent néanmoins pour l’accomplissement de telle ou telle besogne déterminée, et ce sont là des choses qui se voient journellement, en politique par exemple. Pour nous, ce qu’il y a de plus réel dans les querelles dont nous parlons, ce sont les rivalités d’amour-propre entre les chefs d’écoles, ou entre ceux qui visent à l’être, et ce qui se passa dans le théosophisme après la mort de Mme Blavatsky nous en fournira un exemple typique. En somme, c’est à ces rivalités qu’on cherche à donner un prétexte avouable en mettant en avant des divergences théoriques qui, tout en étant très réelles aussi, n’ont peut-être qu’une importance assez secondaire pour des gens qui apparaissent tous comme dépourvus de principes stables et d’une doctrine bien définie, et dont les préoccupations dominantes n’appartiennent certainement pas à l’ordre de l’intellectualité pure.

Quoi qu’il en soit, pour ce qui concerne spécialement les rapports du théosophisme et du spiritisme, nous avons montré chez Mme Blavatsky, au moins depuis la fondation de sa Société (car il est difficile de savoir quel était précédemment le fond de sa pensée), une opposition manifeste aux théories spirites, « spiritualistes » comme on dit dans les pays anglo-saxons. Il serait facile de multiplier les textes où s’affirme cette attitude ; nous nous bornerons à en citer encore quelques fragments : « Si vous voulez parler de l’explication donnée par les spirites au sujet de certains phénomènes anormaux, nous n’y croyons certainement pas. Car, selon eux, toutes ces manifestations sont dues aux “esprits” de personnes (le plus souvent leurs parents) qui ont quitté ce monde et qui y reviennent pour entrer en communication avec ceux qu’ils ont aimés, ou auxquels ils sont restés attachés ; et voilà ce que nous nions formellement. Nous disons que les esprits des morts ne peuvent pas retourner sur la terre, sauf de rares exceptions,… et qu’ils n’ont de communication avec les hommes que par des moyens entièrement subjectifs »(1). Et Mme Blavatsky explique ensuite que les phénomènes spirites sont dus, soit au « corps astral » ou « double » du médium ou d’une des personnes présentes, soit à des « élémentals », soit enfin à des « coques », c’est-à-dire aux « dépouilles astrales » abandonnées par les défunts en quittant le « plan » correspondant, et qui, jusqu’à ce qu’elles se décomposent, demeureraient douées d’un certain automatisme leur permettant de répondre avec un semblant d’intelligence. Un peu plus loin, elle dit : « Certainement, nous rejetons en bloc la philosophie spirite, si par “philosophie” vous entendez les théories grossières des spirites ; mais, franchement, ils n’ont pas de philosophie, et, parmi leurs défenseurs, ce sont les plus zélés, les plus sérieux et les plus intelligents qui le disent » ; et elle reproduit à ce propos « ce que dit M. A. Oxon (Stainton Moses), un des rares spirites philosophes, touchant la bigoterie (sic) et le manque d’organisation du spiritisme »(2), Ailleurs, elle déclare « égoïste et cruelle » la doctrine du « retour des esprits », parce que, d’après celle-ci, « la malheureuse humanité n’est pas libérée, même par la mort, des douleurs de cette vie ; pas une goutte des misères et des souffrances contenues dans la coupe de la vie n’échappera à ses lèvres, et, nolens volens, puisqu’elle voit tout maintenant (après la mort), il lui faudra boire l’amertume jusqu’à la lie… Le bonheur est-il possible pour qui possède cette connaissance (des souffrances de ceux qu’il a laissés sur la terre) ? Alors, vraiment, le “bonheur” est la plus grande malédiction que l’on puisse imaginer, et la damnation orthodoxe paraît, en comparaison, un véritable soulagement »(3). À cette doctrine spirite, elle oppose la conception du « dêvachan », où l’homme « jouit d’un bonheur parfait, dans un oubli absolu de tout ce qui, durant sa dernière incarnation, lui a causé de la douleur ou du chagrin, et même dans l’oubli du fait qu’il existe au monde des choses telles que le chagrin et la douleur »(4).

Mme Blavatsky admettait seulement « la possibilité de communications entre les vivants et les esprits désincarnés » dans des cas qu’elle regardait comme tout à fait exceptionnels, et qui étaient les suivants : « La première exception peut avoir lieu durant les quelques jours qui suivent immédiatement la mort d’une personne, avant que l’Ego ne passe dans l’état dêvachanique. Ce qui reste douteux, c’est l’importance de l’avantage qu’un mortel quelconque ait pu retirer du retour d’un esprit dans le plan objectif… La seconde exception se rapporte aux Nirmânakâyas », c’est-à-dire « à ceux qui, ayant gagné le droit d’entrer en Nirvâna et d’obtenir le repos cyclique,… ont renoncé à cet état par pitié pour l’humanité et pour ceux qu’ils ont laissés sur cette terre »(5). La première de ces deux exceptions, si rare qu’on la suppose, n’en constituait pas moins une concession grave, ouvrant la porte à toutes sortes de compromissions : dès lors qu’on admet la moindre possibilité de communiquer avec les morts par des moyens matériels, il est difficile de savoir où l’on s’arrêtera(6)(B). En fait, il est des théosophistes qui ont adopté une attitude beaucoup moins intransigeante que celle de Mme Blavatsky, et qui, de même que certains occultistes, en sont arrivés à admettre que des « esprits » se manifestent réellement, et assez fréquemment, dans les séances spirites ; il est vrai qu’ils ajoutent que ces « esprits » sont des « élémentaires », c’est-à-dire des êtres humains de l’ordre le plus inférieur, et avec lesquels il est plutôt dangereux d’entrer en relations : nous doutons fort que des concessions de ce genre soient susceptibles de concilier à leurs auteurs les faveurs des purs spirites, qui ne se résoudront jamais à les regarder comme de vrais « croyants ».

Du reste, en pratique, les chefs du théosophisme n’ont jamais cessé de déconseiller les expériences spirites, et ils se sont appliqués souvent à en faire ressortir les dangers. Mme Blavatsky, oubliant ou feignant d’oublier ce qu’elle avait été à ses débuts, écrivait vers la fin de sa vie : « C’est parce que je crois à ces phénomènes… que mon être tout entier est pris d’un profond dégoût pour eux… Cela ne réussit qu’à ouvrir la porte à un essaim de “fantômes”, bons, mauvais ou indifférents, dont le médium devient l’esclave pour le reste de sa vie. Je proteste donc, non pas contre le mysticisme spirituel, mais contre cette médiumnité qui vous met en rapport avec tous les lutins qui peuvent vous atteindre ; l’un est une chose sainte, qui élève et ennoblit ; l’autre est un phénomène du genre de ceux qui, il y a deux siècles, ont causé la perte de tant de sorciers et de sorcières… Je dis que tous ces rapports avec les morts sont, consciemment ou inconsciemment, de la nécromancie, par conséquent une pratique fort dangereuse… La sagesse collective de tous les siècles passés a protesté hautement contre les pratiques de ce genre. Je dis enfin, ce que je n’ai pas cessé de répéter en paroles et par écrit depuis quinze ans, que, tandis que quelques-uns des soi-disant “esprits” ne savent pas ce qu’ils disent et ne font que reproduire, à la façon de perroquets, ce qu’ils trouvent dans le cerveau du médium ou d’autres personnes, il y en a d’autres qui sont très dangereux et ne peuvent que conduire vers le mal. » Comme preuve du premier cas, elle cite le fait des « communications » réincarnationnistes en France, anti-réincarnationnistes en Angleterre et en Amérique ; quant au second, elle affirme que « les meilleurs, les plus puissants médiums, ont tous souffert dans leur corps et dans leur âme », et elle en donne des exemples : les uns étaient épileptiques, les autres sont morts de folie furieuse ; et « voici enfin les sœurs Fox, les plus anciens médiums, les fondatrices du spiritisme moderne ; après plus de quarante ans de rapports avec les “Anges”, elles sont devenues, grâce à ces derniers, des folles incurables, qui déclarent à présent, dans leurs conférences publiques, que l’œuvre et la philosophie de leur vie entière n’ont été qu’un mensonge ! Je vous demande quel est le genre d’esprits qui leur inspirent une conduite pareille »(7). La conclusion que semble appeler cette dernière phrase fait pourtant défaut, parce que Mme Blavatsky fait profession de ne pas croire au démon ; il n’en est pas moins vrai qu’il y a là des choses très justes, mais dont quelques-unes pourraient bien se retourner contre celle qui les a écrites : ses propres « phénomènes », si on en admet la réalité, différaient-ils tant que cela de ceux qu’elle assimile purement et simplement à la sorcellerie ? Il semble aussi qu’elle se place elle-même devant ce dilemme : ou elle ne fut qu’un faux médium à l’époque de ses « clubs à miracles », ou elle fut une malade ; ne va-t-elle pas jusqu’à dire que l’épilepsie est « le premier et le plus sûr symptôme de la véritable médiumnité » ? En tout cas, nous pensons également qu’un médium est toujours un être plus ou moins anormal et déséquilibré (ce qui rend compte de certains faits de fraude inconsciente) ; c’est en somme ce que Sinnett, de son côté, a exprimé en ces termes : « Un médium est un malade dont les principes ne sont pas étroitement unis ; ces principes peuvent, par conséquent, céder à l’attraction d’êtres flottant dans l’atmosphère et cherchant constamment à vivre en parasites de l’homme assez mal organisé pour ne pouvoir leur résister »(8), d’où de nombreux cas d’obsession. Ces « êtres flottant dans l’atmosphère » sont surtout, pour l’auteur, des « coquilles astrales », mais ils pourraient bien être tout autre chose en réalité : on doit savoir assez quelle est la véritable nature des « puissances de l’air ». Voyons maintenant ce que dit M. Leadbeater, un de ceux qui sont pourtant entrés le plus avant dans la voie des concessions au spiritisme : « La médiumnité physique (celle des séances de matérialisation) est la plus grossière et la plus néfaste pour la santé. À mon avis, le fait de parler et de donner des communications en état de transe n’est pas aussi nuisible pour le corps physique, bien que, si l’on considère le peu de valeur de la plupart de ces communications, on soit tenté de croire qu’elles affaiblissent l’intelligence !… Des médiums avec lesquels j’ai eu des séances il y a trente ans, l’un est aujourd’hui aveugle, un autre ivrogne invétéré, et un troisième, menacé d’apoplexie et de paralysie, n’a préservé sa vie qu’en abandonnant complètement le spiritisme »(9). Certes, les chefs du théosophisme ont grandement raison de dénoncer ainsi les dangers de la médiumnité, et nous ne pouvons que les en approuver ; malheureusement, ils sont fort peu qualifiés pour un tel rôle, car ces dangers qu’ils signalent à leurs disciples ne sont guère plus redoutables, après tout, que ceux des « entraînements psychiques » auxquels ils les soumettent eux-mêmes : de part et d’autre, le résultat le plus clair est de détraquer bon nombre d’esprits faibles.

Il faut dire aussi que les avertissements du genre de ceux que nous venons de reproduire ne sont pas toujours écoutés, malgré toute l’autorité que ceux qui les formulent exercent d’ordinaire sur leurs adhérents ; dans la masse des théosophistes comme dans celle des occultistes, il se rencontre bien des personnes qui font en même temps du spiritisme, sans trop se préoccuper de la façon dont ces choses peuvent être conciliées, et peut-être même sans se demander si elles peuvent l’être. On ne doit pas trop s’étonner qu’il en soit ainsi, si l’on songe à toutes les contradictions qui sont contenues dans le théosophisme même, et qui n’arrêtent pas ces mêmes personnes, qui ne semblent ni les embarrasser ni leur donner à réfléchir : étant au fond beaucoup plus sentimentales qu’intellectuelles, elles se porteront indifféremment vers tout ce qui leur paraîtra apte à satisfaire leurs vagues aspirations pseudo-mystiques. C’est là un effet de cette religiosité inquiète et dévoyée, qui est un des traits les plus frappants du caractère de beaucoup de nos contemporains ; c’est surtout en Amérique qu’on en peut voir les manifestations les plus variées et les plus extraordinaires, mais l’Europe est loin d’en être indemne. Cette même tendance a aussi contribué pour une grande part au succès de certaines doctrines philosophiques telles que le bergsonisme, dont nous signalions précédemment les affinités avec le « néo-spiritualisme » ; le pragmatisme de William James, avec sa théorie de l’« expérience religieuse » et son appel au « subconscient » comme moyen de communication de l’être humain avec le Divin (ce qui nous apparaît comme un véritable cas de satanisme inconscient), en procède également. Il est bon de rappeler, à ce propos, avec quel empressement des théories comme celles-là ont été adoptées et mises à profit par la plupart des modernistes, dont l’état d’esprit est tout à fait analogue à celui des gens dont nous parlons en ce moment ; du reste, la mentalité moderniste et la mentalité protestante ne diffèrent en somme que par des nuances, si même elles ne sont identiques au fond, et le « néo-spiritualisme » en général tient d’assez près au Protestantisme ; en ce qui concerne spécialement le théosophisme, c’est surtout la seconde partie de son histoire qui permettra de s’en rendre compte.

Malgré tous les rapprochements qu’il y a lieu d’établir, on peut remarquer que, d’une façon générale, les théosophistes parlent des spirites avec un certain dédain : cette attitude est motivée par leurs prétentions à l’ésotérisme ; il n’y a rien de tel chez les spirites, qui n’admettent au contraire ni initiation ni hiérarchie d’aucune sorte, et c’est pourquoi l’on a pu dire parfois que le théosophisme et l’occultisme sont un peu, par rapport au spiritisme, ce qu’est l’aristocratie par rapport à la démocratie. Seulement, l’ésotérisme, qui devrait normalement être regardé comme l’apanage d’une élite, semble mal se concilier avec la propagande et la vulgarisation, et pourtant, chose extraordinaire, les théosophistes sont presque aussi propagandistes que les spirites, bien que d’une façon moins directe et plus insinuante ; c’est encore là une de ces contradictions qui abondent chez eux, tandis que les spirites sont parfaitement logiques sous ce rapport. D’ailleurs, le dédain des théosophistes à l’égard des spirites est assez peu justifié, non seulement parce que leur soi-disant ésotérisme est de la qualité la plus inférieure, mais aussi parce que beaucoup de leurs idées ont été primitivement, qu’ils le veuillent ou non, empruntées au spiritisme : toutes les modifications qu’on a pu leur faire subir ne parviennent pas à dissimuler entièrement cette origine. En outre, il ne faudrait pas oublier que les fondateurs de la Société Théosophique avaient commencé par faire profession de spiritisme (nous en avons assez de preuves pour ne tenir aucun compte de leurs dénégations ultérieures), et que c’est aussi du spiritisme que sont venus plus tard d’autres théosophistes de marque : tel est notamment le cas de M. Leadbeater. Celui-ci est un ancien ministre anglican qui, d’après son propre témoignage, fut attiré au théosophisme par la lecture du Monde Occulte de Sinnett, ce qui est bien caractéristique de sa mentalité, car cet ouvrage ne traite que des « phénomènes » ; à cette époque, il suivait avec assiduité les séances du médium Eglinton. Il faut dire qu’Eglinton, à la suite d’un séjour qu’il avait fait dans l’Inde en 1882, et durant lequel il avait fréquenté divers théosophistes, avait été gratifié, sur le navire qui le ramenait en Europe, d’une apparition de Koot Hoomi, lequel s’était présenté à lui « par les signes d’un Maître Maçon » ; il est vrai que, après avoir certifié tout d’abord la réalité de cette manifestation, il se ressaisit par la suite et déclara qu’il n’avait été en présence que d’une simple « matérialisation » spirite(10). Quoi qu’il en soit de cette histoire, où l’autosuggestion joua vraisemblablement le plus grand rôle, Eglinton, lors de ses relations avec M. Leadbeater, était « contrôlé par un esprit » nommé Ernest, celui que nous avons vu Mme Blavatsky mettre sur le même rang que son ancien « guide » John King. Cet Ernest s’étant un jour vanté de connaître les « Maîtres de Sagesse », M. Leadbeater eut l’idée de le prendre comme intermédiaire pour faire parvenir une lettre à Koot Hoomi ; ce n’est qu’au bout de plusieurs mois, et « non par l’entremise d’Ernest », qu’il reçut une réponse, dans laquelle le « Maître » lui disait qu’il « n’avait pas reçu sa lettre et ne pouvait la recevoir, étant donné le caractère du messager », et l’engageait à aller passer quelque temps à Adyar. Là-dessus, M. Leadbeater alla trouver Mme Blavatsky, qui était alors à Londres, mais devait repartir le lendemain même pour l’Inde (c’était vers la fin de l’année 1884) ; au cours d’une soirée chez Mme Oakley, Mme Blavatsky « matérialisa » une nouvelle lettre du « Maître », et, suivant les conseils qui y étaient contenus, M. Leadbeater, abandonnant brusquement son ministère, prit le bateau quelques jours plus tard, rejoignit Mme Blavatsky en Égypte et l’accompagna à Adyar ; il était dès lors devenu un des membres les plus zélés de la Société Théosophique(11).

Pour terminer ce chapitre, nous devons encore signaler qu’il y eut au moins une tentative faite par les théosophistes pour s’allier avec les spirites, peut-être devrions-nous dire plutôt pour accaparer le mouvement spirite à leur profit. Nous voulons parler d’un discours qui fut prononcé par Mme Besant, le 7 avril 1898, à une réunion de l’« Alliance Spiritualiste » de Londres, dont Stainton Moses avait été jadis président ; ici, nous anticipons donc un peu sur la suite des événements, afin de n’avoir pas à revenir sur le sujet qui nous occupe présentement. Ce discours, qui contraste étrangement avec tout ce que nous avons vu jusqu’ici, nous apparaît comme un véritable chef-d’œuvre de mauvaise foi : Mme Besant, tout en reconnaissant qu’il y avait eu des « malentendus » et que « des paroles irréfléchies avaient été prononcées des deux côtés », proclamait que, « dans les nombreux exemplaires de la revue qu’elle édite avec M. Mead, on ne trouvera pas une parole âpre contre le mouvement spiritualiste » ; c’est possible, mais ce qu’elle n’avait pas écrit dans cette revue, elle l’avait dit ailleurs. En effet, le 20 avril 1890, au « Hall of Science » de Londres, elle avait déclaré textuellement que « la médiumnité est dangereuse et conduit à l’immoralité, à l’insanité et au vice », ce qui s’accordait parfaitement avec l’opinion de tous les autres chefs du théosophisme. Mais citons quelques-uns des passages les plus intéressants du discours de 1898 : « Je commencerai par parler de la question des forces qui guident nos deux mouvements spiritualiste et théosophique. Je considère ces deux mouvements comme une partie de la même tentative faite pour pousser le monde à lutter contre le matérialisme et à diriger la pensée humaine vers une direction spirituelle. C’est pourquoi je les regarde comme provenant, tous les deux, de ceux qui travaillent pour l’élévation morale et pour le progrès de l’humanité. Nous croyons, en somme, que ces deux mouvements procèdent d’hommes très développés, vivant sur le plan physique, mais ayant le pouvoir de passer à volonté dans le monde invisible, et étant, par là, en communication avec les désincarnés… Nous ne donnons point, comme vous le faites, une importance excessive à ce fait que ceux qui agissent dans ce mouvement ne vivent plus dans des corps physiques ; cette question nous est indifférente. Nous ne nous occupons pas de savoir, quand nous recevons des communications, si elles nous viennent d’âmes présentement incarnées ou désincarnées… Selon nous, le mouvement spiritualiste a été provoqué par une Loge d’Adeptes, pour employer le terme habituel, ou d’occultistes d’une haute élévation, d’hommes vivant dans un corps, mais dont les âmes se sont développées bien au delà du présent stage de l’évolution humaine… Ils adoptèrent un système de manifestations exceptionnelles, se servant des âmes des morts et les associant à leurs efforts de manière à donner au monde la pleine assurance que la mort ne termine pas la vie de l’homme et que l’homme n’est point changé par le passage de la vie à la mort, sauf par la perte de son corps physique. » Il est curieux de voir Mme Besant reprendre ici (à cela près qu’elle y fait intervenir les « âmes des morts ») la thèse de la H. B. of L. sur l’origine du spiritisme, et plus curieux encore qu’elle ait pensé la faire accepter par des spirites ; mais poursuivons. « Nous croyons, pour notre part, que le mouvement théosophique actuel doit son impulsion à une Loge de grands occultistes,… et que cette seconde impulsion a été rendue nécessaire par le fait même que l’attention des partisans du premier mouvement était trop complètement attirée par un nombre énorme de phénomènes d’un caractère trivial. Et nous ajoutons que, lorsqu’on projeta la fondation de la Société Théosophique, il était entendu qu’elle devait travailler de concert avec la Société spirite(12). Les spirites commencèrent à se détacher de Mme Blavatsky lorsqu’elle s’éleva contre l’abus des phénomènes. Elle assurait qu’il n’était point nécessaire de croire que les âmes des morts fussent les seuls agents de toute manifestation spirite ; que beaucoup d’autres agents pouvaient provoquer ces phénomènes ; que les plus insignifiants d’entre eux étaient produits par des élémentals ou esprits de la nature, entités appartenant au monde astral ; que quelques-unes seulement des communications pouvaient être l’œuvre des désincarnés ; que le plus grand nombre de ces phénomènes pouvaient être causés par la volonté d’un homme psychiquement entraîné, avec ou sans l’aide des âmes des morts ou des élémentals. Mais lorsque, en outre, elle affirma que l’âme humaine, dans le corps aussi bien que hors du corps, a le pouvoir de provoquer beaucoup de ces conditions, que ce pouvoir lui est inhérent et qu’elle n’a pas besoin de le gagner par la mort, pouvant l’exercer dans son corps physique aussi bien que lorsqu’elle en a été séparée, un grand nombre de spirites protestèrent et refusèrent d’avoir désormais aucune communication avec elle. » Voilà une singulière façon d’écrire l’histoire ; pour la juger, il suffit de se rappeler, d’une part, les déclarations antispirites de Mme Blavatsky, et, d’autre part, l’importance prépondérante qui fut accordée aux « phénomènes » à l’origine de la Société Théosophique. Mme Besant voulait avant tout persuader les spirites que « les forces qui guident les deux mouvements » étaient au fond les mêmes ; mais cela ne suffisait pas, et elle en arrivait à leur accorder, avec de légères réserves, la vérité même de leur hypothèse fondamentale : « Il faut enlever aux spirites l’idée que nous nions la réalité de leurs phénomènes. Dans le passé, une importance exagérée a été donnée à la théorie des coques ou cadavres astraux. Vous trouverez, il est vrai, quelques écrivains déclarant que presque tous les phénomènes spirites sont dus à l’action des coques ; mais permettez-moi de vous dire que ceci est l’opinion d’une très petite minorité de théosophes. M. Judge a fait une déclaration qu’il est impossible à tout théosophe instruit d’accepter, car il affirme que toutes les communications spirites sont l’œuvre de ces agents. Ce n’est pas là l’opinion de la majorité des théosophes ; et certainement ce n’est pas celle des théosophes instruits, ni de tous ceux qui, depuis Mme Blavatsky, ont quelque prétention à la connaissance de l’occultisme. Nous avons toujours affirmé que, tandis que quelques-unes de ces communications pouvaient être de cette nature, la plus grande partie d’entre elles provenait des désincarnés. » Ici, le mensonge est flagrant : il n’y a qu’à comparer la dernière phrase avec les textes de Mme Blavatsky que nous avons reproduits plus haut ; mais il y avait sans doute quelque habileté à rejeter sur Judge, alors dissident, la responsabilité de certaines affirmations gênantes, qu’il n’était pourtant pas seul à avoir formulées. Et voici maintenant la conclusion : « Depuis quelques années, nous avons adopté la politique de ne jamais dire un mot hostile ou dédaigneux à nos frères spirites. Pourquoi n’adopteriez-vous pas la même manière d’agir, venant ainsi à notre rencontre à mi-chemin, sur ce pont que nous voulons édifier de concert ? Pourquoi, dans vos journaux, ne pourriez-vous nous traiter comme nous vous traitons nous-mêmes ? Pourquoi vous créer une habitude de toujours dire quelque parole dure, blessante ou amère, quand vous faites allusion à nos livres et à nos revues ? Je vous demande d’adopter notre politique, car je pense avoir le droit de vous le demander, me l’étant imposée à moi-même depuis tant d’années… Je vous prie de ne plus nous considérer désormais comme des rivaux et comme des ennemis, mais de nous traiter en frères dont les méthodes sont différentes de vos méthodes, mais dont le but est identique au vôtre… Je suis venue à vous ce soir dans le but de rendre notre union possible à l’avenir, et, si elle n’est pas possible, dans celui de nous débarrasser au moins de tous les sentiments hostiles ; et j’espère que notre réunion n’aura point été complètement inutile »(C). L’emploi du mot de « politique » par Mme Besant elle-même, pour qualifier son attitude, est vraiment remarquable ; c’est bien le mot qui convient en effet, et cette politique avait à la fois un but immédiat, qui était de faire cesser les attaques des spirites contre le théosophisme, et un but plus éloigné, qui était de préparer, sous prétexte d’union, une véritable mainmise sur le mouvement « spiritualiste » ; ce qui s’est passé dans d’autres milieux, comme nous le verrons plus loin, ne permet aucun doute sur ce dernier point. Nous ne croyons pas, d’ailleurs, que les spirites se soient laissé circonvenir ; les avances de Mme Besant ne pouvaient leur faire oublier tant de déclarations contraires, et les deux partis restèrent sur leurs positions ; si nous nous y sommes arrêté, c’est surtout parce qu’il y a là un excellent échantillon de la mauvaise foi théosophiste.