CHAPITRE XIV
Le serment dans le théosophisme

Une des choses que l’on reproche le plus souvent aux sociétés secrètes, et en particulier à la Franc-Maçonnerie, c’est l’obligation à laquelle elles astreignent leurs membres de prêter un serment dont la nature peut varier, ainsi que l’étendue des obligations qu’il impose : c’est, dans la plupart des cas, le serment de silence, auquel se joint parfois un serment d’obéissance aux ordres de chefs connus ou inconnus. Le serment de silence lui-même peut concerner, soit les moyens de reconnaissance et le cérémonial spécial en usage dans l’association, soit l’existence même de celle-ci, ou son mode d’organisation, ou les noms de ses membres ; le plus souvent, il s’applique d’une façon générale à ce qui s’y fait et s’y dit, à l’action qu’elle exerce et aux enseignements qu’on y reçoit sous une forme ou sous une autre. Parfois, il y a encore des engagements d’une autre sorte, comme l’engagement de se conformer à une certaine règle de conduite, qui peut à bon droit paraître abusif dès lors qu’il revêt la forme d’un serment solennel. Nous n’entendons pas entrer ici dans la moindre discussion sur ce qui peut être dit pour et contre l’usage du serment, surtout en ce qui regarde le serment de silence ; la seule chose qui nous intéresse présentement, c’est que, si c’est là un sujet de reproche qui est valable contre la Maçonnerie et contre beaucoup d’autres sociétés plus ou moins secrètes, sinon contre toutes celles qui ont ce caractère, il est également valable contre la Société Théosophique. Celle-ci, il est vrai, n’est pas une société secrète au sens complet du mot, car elle n’a jamais fait mystère de son existence, et la plupart de ses membres ne cherchent pas à cacher leur qualité ; mais ce n’est là qu’un côté de la question, et il faudrait avant tout s’entendre sur les différentes acceptions dont est susceptible l’expression de « société secrète », ce qui n’est pas extrêmement facile, si l’on en juge par toutes les controverses qui se sont déroulées autour de cette simple affaire de définition. Le plus souvent, on a le tort de s’en tenir à une vue trop sommaire des choses ; on pense exclusivement aux caractères de certaines organisations, on s’en sert pour établir une définition, et ensuite on veut appliquer cette définition à d’autres organisations qui ont des caractères tout différents. Quoi qu’il en soit, nous admettrons ici, comme suffisante tout au moins pour le cas qui nous occupe, l’opinion d’après laquelle une société secrète n’est pas forcément une société qui cache son existence ou ses membres, mais est avant tout une société qui a des secrets, quelle qu’en soit la nature. S’il en est ainsi, la Société Théosophique peut être regardée comme une société secrète, et sa seule division en « section exotérique » et « section ésotérique » en serait déjà une preuve suffisante ; bien entendu, en parlant ici de « secrets », nous ne voulons pas désigner par là les signes de reconnaissance, aujourd’hui supprimés comme nous l’avons dit, mais les enseignements réservés strictement aux membres, ou même à certains d’entre eux à l’exclusion des autres, et pour lesquels on exige le serment de silence ; ces enseignements semblent être surtout, dans le théosophisme, ceux qui se rapportent au « développement psychique », puisque tel est le but essentiel de la « section ésotérique ».

Il est hors de doute que, dans la Société Théosophique, il existe des serments des différents genres que nous avons indiqués, puisque nous avons là-dessus le témoignage formel de Mme Blavatsky elle-même ; voici en effet ce qu’elle dit : « Nous n’avons, franchement, aucun droit de refuser l’admission à la Société, et tout spécialement à la section ésotérique, dont il est dit que “celui qui y entre est né de nouveau”. Mais, si un membre, malgré le serment sacré qu’il a prêté sur sa parole d’honneur et au nom de son Moi immortel, s’obstine, après cette nouvelle naissance, et avec l’homme nouveau qui doit en résulter, à conserver les vices ou les défauts de son ancienne vie et à leur obéir dans le sein même de la Société, il va sans dire que très probablement on le priera de renoncer à son titre de membre et de se retirer ; ou, s’il refuse, il sera renvoyé »(1). Il s’agit ici de l’engagement d’adopter une certaine règle de vie, et il n’y a pas que dans la « section ésotérique » exclusivement qu’un tel engagement soit exigé : « Il y a même quelques branches exotériques (publiques) dans lesquelles les membres prêtent serment sur leur “Soi supérieur” de mener la vie prescrite par la théosophie »(2). Dans de pareilles conditions, il sera toujours possible, quand on voudra se débarrasser d’un membre gênant, de déclarer que sa conduite n’est pas « théosophique » ; du reste, on range expressément parmi les fautes de cet ordre toute critique qu’un membre se permet à l’égard de la Société et de ses dirigeants, et il paraît en outre que les effets doivent en être particulièrement terribles dans les existences futures : « J’ai remarqué, écrit M. Leadbeater, que certaines gens, ayant témoigné à un moment donné le plus grand dévouement à notre présidente (Mme Besant), ont aujourd’hui complètement changé d’attitude et commencent à la critiquer et à la calomnier. C’est là une mauvaise action dont le karma sera bien pire que s’il s’agissait d’une personne à qui ils ne devaient rien. Je ne veux pas dire qu’on n’a pas le droit de changer d’avis… Mais si, après s’être séparé de notre présidente, un homme se met à l’attaquer, à répandre sur elle de scandaleuses calomnies ainsi que l’ont fait tant de gens, il commet alors une faute très grave dont le karma sera extrêmement lourd. Il est toujours grave d’être vindicatif et menteur, mais quand c’est envers celui qui vous a tendu la coupe de vie (sic), ces fautes deviennent un crime dont les effets sont épouvantables »(3). Pour se faire une idée de ces effets, il n’y a qu’à se reporter deux pages plus haut, où on lit ceci : « Nous avons pu constater que la populace ignorante qui tortura Hypathie à Alexandrie, se réincarna en grande partie en Arménie, où les Turcs lui firent subir toutes sortes de cruautés »(4). Comme Mme Besant prétend précisément être Hypathie réincarnée, le rapprochement s’impose, et, étant donnée la mentalité des théosophistes, on comprend sans peine que des menaces comme celles-là doivent avoir quelque efficacité ; mais, vraiment, était-ce bien la peine, pour en arriver là, de dénoncer avec véhémence les religions qui, « au point de vue de leurs intérêts, n’ont rien trouvé de plus important et de plus pratique que de supposer un maître terrible, un juge inexorable, un Jéhovah personnel et tout-puissant, au tribunal duquel l’âme doit se présenter, après la mort, pour être jugée »(5) ? Si ce n’est pas un « Dieu personnel », c’est le « karma » qui se charge de sauvegarder les intérêts de la Société Théosophique, et de venger les injures qui sont faites à ses chefs !

Revenons aux déclarations de Mme Blavatsky, et voyons maintenant ce qui concerne le serment de silence : « Quant à la section intérieure, appelée actuellement section ésotérique, dès 1880, on a résolu et adopté la règle suivante : “Aucun membre n’emploiera dans un but égoïste ce qui peut lui être communiqué par un membre de la première section (qui est aujourd’hui un « degré » plus élevé) ; l’infraction à cette règle sera punie par l’expulsion.” Du reste, maintenant, avant de recevoir aucune communication de ce genre, le postulant doit prêter le serment solennel de ne jamais l’employer dans un but égoïste, et de ne révéler aucune des choses qui lui sont confiées, que lorsqu’il sera autorisé à le faire »(6). Ailleurs encore, il est question de ces enseignements qui doivent être tenus secrets : « Bien que nous révélions tout ce qu’il nous est possible de dire, nous sommes néanmoins obligés d’omettre bien des détails importants, qui ne sont connus que de ceux qui étudient la philosophie ésotérique et qui, ayant prêté le serment du silence, sont, par conséquent, seuls autorisés à les savoir »(7) (c’est Mme Blavatsky elle-même qui souligne les derniers mots) ; et, dans un autre passage, il est fait allusion à « un mystère, en rapport direct avec le pouvoir de la projection consciente et volontaire du “double” (ou corps astral), qui n’est jamais livré à personne, excepté aux “chélas” qui ont prêté un serment irrévocable, c’est-à-dire à ceux sur lesquels on peut au moins compter »(8). Mme Blavatsky insiste surtout sur l’obligation d’observer toujours ce serment de silence, obligation subsistant même pour les personnes qui, volontairement ou non, auraient cessé de faire partie de la Société ; elle pose la question en ces termes : « Un homme renvoyé ou forcé de se retirer de la section est-il libre de révéler les choses qui lui ont été enseignées ou d’enfreindre l’une ou l’autre clause du serment qu’il a prêté ? » Et elle y répond : « Le fait de se retirer ou d’être renvoyé l’affranchit seulement de l’obligation d’obéir à son instructeur, et de prendre une part active à l’œuvre de la Société, mais ne le libère nullement de la promesse sacrée de garder les secrets qui lui ont été confiés… Tout homme et toute femme possédant le moindre sentiment d’honneur comprendra qu’un serment de silence prêté sur sa parole d’honneur, plus encore, prêté au nom de son “Moi supérieur”, le Dieu caché en nous, doit lier jusqu’à la mort, et que, bien qu’ayant quitté la section et la Société, aucun homme, aucune femme d’honneur, ne songera à attaquer une association à laquelle il ou elle s’est lié de la sorte »(9). Elle termine par cette citation d’un organe théosophiste, où s’exprime encore la menace des vengeances du « karma » : « Un serment prêté est irrévocable, dans le monde moral et dans le monde occulte à la fois. L’ayant violé une fois et ayant été punis, nous ne sommes pourtant pas dans le droit de le violer de nouveau ; et aussi longtemps que nous le ferons, le puissant levier de la loi (de karma) retombera sur nous »(10).

Nous voyons encore, par ces textes, que le serment de silence prêté dans la « section ésotérique » se double d’un serment d’obéissance aux « instructeurs » théosophistes ; il faut croire que cette obéissance peut aller très loin, car il y a eu des exemples de membres qui, mis en demeure de sacrifier une bonne partie de leur fortune en faveur de la Société, l’ont fait sans hésitation. Les engagements dont nous venons de parler existent toujours, aussi bien que la « section ésotérique »(A) elle-même, qui a pris, comme nous l’avons dit, la dénomination d’« École théosophique orientale », et qui ne saurait subsister dans d’autres conditions ; il paraît même qu’on oblige les membres qui veulent passer aux grades supérieurs à une sorte de confession générale, où ils exposent par écrit l’état de leur « karma », c’est-à-dire le bilan de leur existence dans ce qu’elle a de bon et de mauvais ; on pense les tenir par là, comme Mme Blavatsky pensait les tenir par les signatures qu’elle leur faisait apposer au bas des procès-verbaux de ses « phénomènes ». Du reste, l’habitude d’accepter les ordres de la direction sans jamais les discuter arrive à produire des résultats vraiment extraordinaires ; en voici un cas typique : en 1911, un congrès devait avoir lieu à Gênes, et il s’y rendit un grand nombre de théosophistes, dont certains venaient des pays les plus éloignés ; or, la veille de la date qui avait été fixée pour la réunion, tout fut décommandé sans qu’on jugeât à propos d’en donner la moindre raison, et chacun s’en retourna comme il était venu, sans protester et sans demander d’explications, tant il est vrai que, dans un milieu comme celui-là, toute indépendance est entièrement abolie.