CHAPITRE XV
Les antécédents de Mme Besant

Annie Wood naquit en 1847, d’une famille irlandaise protestante ; dans sa jeunesse, elle se nourrit de littérature mystique ; elle vécut à Paris vers l’âge de quinze ans, et certains ont assuré qu’à cette époque elle s’était convertie au Catholicisme, ce qui est fort peu vraisemblable. Rentrée en Angleterre à dix-sept ans, elle épousa, quatre ans plus tard, le Rév. Frank Besant, ministre anglican, dont elle eut un fils et une fille ; mais son tempérament exalté ne tarda pas à rendre le ménage intenable ; son mari, qui semble avoir été un très brave homme, fit preuve de beaucoup de patience, et c’est elle qui finalement partit en emmenant ses deux enfants. Cela se passait en 1872, et il est probable qu’elle alla dès lors vivre avec le libre penseur Charles Bradlaugh, qui menait une violente campagne antireligieuse dans le National Reformer, et qui, de mystique qu’elle avait été jusque-là, la convertit à ses idées ; cependant, s’il faut en croire ce qu’elle-même raconte, elle n’aurait fait la connaissance de ce personnage qu’un peu plus tard, alors qu’elle faisait des copies dans les bibliothèques pour gagner sa vie ; en tout cas, son mari ne put jamais la faire condamner pour adultère. À la même époque, elle travailla aussi avec le Dr Aveling, gendre de Karl Marx ; elle étudia l’anatomie et la chimie et conquit, après trois échecs, le diplôme de bachelier ès sciences ; enfin, elle devint directrice du National Reformer, où elle signait ses articles du pseudonyme d’Ajax. C’est alors, vers 1874, qu’elle commença à faire de tous côtés des conférences, prêchant l’athéisme et le malthusianisme, et associant à ses théories altruistes les noms des trois grands bienfaiteurs de l’humanité, qui étaient pour elle Jésus, Bouddha et Malthus.

En 1876, une brochure malthusienne intitulée Les Fruits de la Philosophie, par Knoulton, fut poursuivie comme publication immorale(A) ; un libraire de Bristol fut condamné à deux ans de prison pour l’avoir mise en vente, tandis que l’éditeur s’en tirait avec une forte amende. Aussitôt, Bradlaugh et Mme Besant louèrent un établissement de publicité où ils vendirent l’ouvrage incriminé, dont ils eurent même l’audace d’envoyer des exemplaires aux autorités ; en juin 1877, ils furent poursuivis à leur tour. Le jury déclara que « le livre en question avait pour but de dépraver la morale publique », et, comme les accusés manifestaient l’intention d’en continuer la vente malgré tout, ils furent condamnés à une peine sévère de prison accompagnée d’amende ; cependant, ce jugement ayant été cassé pour vice de forme, ils furent remis en liberté peu de temps après. Ils fondèrent alors une société appelée « Ligue Malthusienne », qui se donnait pour but « d’opposer une résistance active et passive à toute tentative faite pour étouffer la discussion de la question de population » ; le 6 juin 1878, un libraire ayant encore été condamné pour les mêmes faits, cette Ligue tint à Saint-James’Hall un meeting de protestation, où de véhéments discours furent prononcés par Bradlaugh et par Mme Besant(1). C’est sans doute à la condamnation de cette dernière que Papus devait faire allusion lorsqu’il écrivit à Olcott, le 23 août 1890, qu’il « venait d’acquérir la preuve que certaines hautes fonctions de la Société Théosophique étaient confiées à des membres qui sortaient à peine de prison, après avoir été condamnés à plusieurs années pour outrage aux mœurs » ; malheureusement, sous cette forme, l’accusation contenait des inexactitudes qui permirent de la déclarer « fausse et diffamatoire ».

Il paraît que, au sujet des enfants de Mme Besant, un arrangement était intervenu tout d’abord entre elle et son mari ; mais celui-ci, à la suite des faits que nous venons de rapporter, engagea un procès pour en faire retirer la garde à sa femme. La cause fut jugée et portée à la Cour d’appel ; le 9 avril 1879, celle-ci confirma la sentence du premier tribunal, et Mme Besant se vit enlever sa fille ; le jugement se basait sur les opinions subversives dont elle faisait étalage et sur le fait d’avoir propagé « un ouvrage considéré comme immoral par un jury ». En septembre 1894, au cours d’une tournée de conférences en Australie, Mme Besant devait retrouver à Melbourne sa fille Mabel, devenue Mme Scott(2), qu’elle avait déjà réussi à amener au théosophisme, mais qui, en 1910 ou 1911, se sépara d’elle et se convertit au Catholicisme.

En septembre 1880 eut lieu à Bruxelles un Congrès des libres penseurs, où Mme Besant montra que son parti, en Angleterre, avait pour but « la propagation de l’athéisme, du républicanisme, de l’enterrement civil, l’abolition de la Chambre des Pairs et du système de propriété encore en vigueur »(3) ; c’est elle qui prononça le discours de clôture, dans lequel elle fit la violente déclaration antireligieuse que nous avons citée au début. Pendant la même période, elle publia d’assez nombreux ouvrages, entre autres un Manuel du libre penseur en deux volumes, et divers « essais » dont les titres sont nettement caractéristiques des tendances et des opinions qui étaient alors les siennes(4). En novembre 1884, elle applaudit à l’affiliation de Bradlaugh au Grand-Orient de France(5) ; mais les choses allaient bientôt changer de face : Bradlaugh, entré au Parlement, ne songea plus qu’à se débarrasser de Mme Besant ; la discorde surgit entre eux, et il lui retira la direction de son journal. Tant d’ingratitude envers celle qui avait été « l’amie des mauvais jours », comme elle le dit elle-même, la surprit et la révolta ; ses convictions en furent ébranlées, ce qui prouve qu’elles avaient toujours été plus sentimentales au fond que vraiment réfléchies. Plus tard, elle devait donner une singulière explication de ses errements passés : elle a prétendu avoir reçu des ordres des « Mahâtmâs » dès le temps (antérieur à la fondation de la Société Théosophique) où elle était la femme du Rév. Besant, et avoir été contrainte par eux d’abandonner celui-ci pour « vivre sa vie » : excuse trop facile, et avec laquelle on pourrait justifier les pires égarements.

C’est alors qu’elle se trouvait comme désemparée, ne sachant trop de quel côté se tourner, que Mme Besant lut, en 1886, le Monde Occulte de Sinnett ; là-dessus, elle se mit à étudier l’hypnotisme et le spiritisme et à cultiver, avec Herbert Burrows, les phénomènes psychiques. Ensuite, sur le conseil de W. T. Stead, alors directeur de la Pall Mall Gazette à laquelle elle collaborait, elle entreprit la lecture de la Doctrine Secrète, en même temps qu’elle abandonnait définitivement les associations de libre pensée ; ses tendances premières à un mysticisme exagéré reprenant le dessus, elle commençait à s’autosuggestionner et à avoir des visions. C’est ainsi préparée qu’elle alla trouver Mme Blavatsky, dont le pouvoir magnétique fit le reste, comme nous l’avons déjà rapporté ; elle ne tarda pas, nous l’avons dit aussi, à devenir un des membres dirigeants de la section britannique (c’était à la fin de cette même année 1889 où elle avait adhéré effectivement au théosophisme), puis de la section européenne autonome qui fut constituée en 1890 sous l’autorité directe de Mme Blavatsky, avec G. R. S. Mead comme secrétaire général.