CHAPITRE XVI
Débuts de la présidence de Mme Besant

Aussitôt après la mort de Mme Blavatsky, un violent débat s’éleva entre Olcott, Judge et Mme Besant, qui prétendaient tous les trois à sa succession, et dont chacun se déclarait en communication directe avec les « Mahâtmâs », tout en accusant les autres d’imposture ; ces trois personnages entendaient d’ailleurs exploiter à leur profit la rivalité des trois sections asiatique, américaine et européenne, à la tête desquelles ils se trouvaient respectivement. Au début, on s’efforça naturellement de cacher ces dissensions ; Mme Blavatsky était morte le 8 mai 1891, et dès le 19 mai fut publiée à Londres une déclaration dans laquelle, après une protestation contre les « calomnies » dont la mémoire de la fondatrice était l’objet, on lisait ceci : « Quant à ce qui regarde l’idée bizarre que la mort de Mme Blavatsky aurait donné lieu à des contestations “pour sa place devenue vacante”, permettez-nous de vous dire que l’organisation de la Société Théosophique n’a subi et ne subira aucun changement par suite de cette mort. Conjointement avec le colonel Olcott, président de la Société, et M. William Q. Judge, avocat éminent de New-York, vice-président et chef du mouvement théosophique en Amérique, Mme H. P. Blavatsky était fondatrice de la Société Théosophique ; c’est là une situation qui ne peut être donnée par un “coup d’État” ou autrement. Mme Blavatsky était, de plus, secrétaire-correspondante de la Société, poste absolument honorifique, et qui, selon nos statuts, n’est pas obligatoire. Depuis six mois, grâce à l’accroissement de notre Société, elle exerçait temporairement l’autorité de présidente pour l’Europe, déléguée par le colonel Olcott, dans le but de faciliter la bonne administration des affaires, et par sa mort cette délégation devient vacante. La grande situation de Mme Blavatsky était due à son savoir, à son pouvoir, à sa ferme loyauté, et non à l’influence de la charge officielle qu’elle remplissait. Donc notre organisation extérieure restera sans aucun changement d’aucune sorte. La fonction principale de H. P. Blavatsky était d’enseigner ; celui ou celle qui voudra prendre sa succession devra posséder son savoir. » Cette déclaration portait les signatures des dirigeants de la section européenne : Mme Annie Besant, C. Carter Blake, Herbert Burrows, Miss Laura M. Cooper, Archibald Keightley, G. R. S. Mead, et celles de Walter R. Old, secrétaire de la section anglaise, de la comtesse Wachtmeister et du Dr W. Wynn Westcott, qui devait, l’année suivante, succéder au Dr Robert Woodman comme « Supreme Magus » de la Societas Rosicruciana in Anglia.

Ce démenti aux bruits qui commençaient à courir ne correspondait pas à la vérité ; on s’en aperçut lorsque, le 1er janvier 1892, Olcott abandonna la présidence ; il donna sa démission par une lettre adressée à Judge, dans laquelle il mettait en avant des raisons de santé, et priait humblement ses collègues « de le considérer, non comme une personne digne d’honneur, mais seulement comme un pécheur qui s’est trompé souvent, mais qui a toujours essayé de s’élever et d’aider ses semblables ». En rendant cette lettre publique, le 1er février suivant, Olcott l’accompagna d’un commentaire où se montrait le souci de ménager également l’un et l’autre des deux concurrents qui allaient rester en présence : « Mes visites en Europe et en Amérique, y disait-il, m’ont prouvé que l’état actuel du mouvement est très satisfaisant. J’ai pu constater également, à mon retour aux Indes, que la section indienne nouvellement formée est en bonnes mains et sur une base solide. En Europe, Mme Annie Besant, presque d’un seul élan, s’est placée au premier rang. Par l’intégrité bien connue de son caractère et de sa conduite, par son abnégation, son enthousiasme et ses capacités exceptionnelles, elle a dépassé tous ses collègues et profondément remué l’esprit des races de langue anglaise. Je la connais personnellement, et je sais qu’aux Indes elle sera aussi aimable, aussi fraternelle envers les Asiatiques que H. P. Blavatsky ou moi l’avons été… En Amérique, sous la ferme et capable direction de M. Judge, la Société s’est répandue de long en large dans le pays, et l’organisation y grandit chaque jour en puissance et en stabilité. Ainsi, les trois sections de la Société sont en très bonnes mains, et ma direction personnelle n’est plus indispensable. » Puis il annonçait ses intentions : « Je me retirerai dans ma petite maison d’Ootacamund, où je vivrai de ma plume et d’une partie de mes revenus du Theosophist. J’ai l’intention d’y compléter une partie inachevée, mais essentielle, de ma tâche, à savoir une compilation de l’histoire de la Société, et certains livres sur la religion et les sciences occultes et psychologiques… Je serai toujours prêt à donner à mon successeur l’aide dont il aura besoin, et à mettre à la disposition de son comité mes meilleurs conseils, basés sur l’expérience de quarante années de vie publique et de dix-sept ans de présidence de notre Société. » Olcott n’ayant pas désigné de successeur, il devait être procédé par vote à l’élection d’un nouveau président ; entre temps, le démissionnaire, encore en fonctions, décida que le 8 mai, anniversaire de la mort de Mme Blavatsky, serait appelé « jour du Lotus Blanc », et qu’il devrait être célébré dans toutes les branches du monde « d’une manière simple et digne, en évitant tout sectarisme, toute plate adulation, tout compliment vide, et en exprimant le sentiment général de reconnaissance aimante pour celle qui nous a apporté la carte du sentier ardu qui mène aux sommets de la science » ; nous avons rapporté précédemment un fait qui montre comment les théosophistes observent la recommandation d’« éviter toute plate adulation » !

Les 24 et 25 avril 1892 eut lieu, à Chicago, la Convention annuelle de la section américaine ; elle se montra disposée à refuser la démission du colonel Olcott et à le prier de conserver ses fonctions (sans doute craignait-on que Mme Besant fût élue), et elle émit le vœu que Judge fût choisi d’avance comme président à vie pour le jour où la présidence deviendrait vacante. Bientôt après, on apprenait que, « cédant aux vœux de ses amis et de la Convention américaine, ainsi qu’à la nécessité de terminer plusieurs affaires légales, le colonel Olcott avait ajourné sa démission à une date indéfinie (sic) »(1) ; le 21 août suivant, il retirait définitivement cette démission, en désignant Judge comme son successeur éventuel.

Cependant, un peu plus tard, à la suite de divers incidents fâcheux, et notamment du suicide de l’administrateur d’Adyar, S. E. Gopalacharlu, qui avait volé depuis plusieurs années des sommes importantes à la Société sans que personne s’en aperçût, il y eut un rapprochement entre Olcott et Mme Besant. En janvier 1894, cette dernière alla, avec la comtesse Wachtmeister, faire une tournée dans l’Inde, et Olcott les accompagna partout ; en mars, quand elle repartit pour l’Europe, Olcott lui avait attribué la direction de la « section ésotérique », sauf la fraction américaine qui était conservée à Judge. En novembre de la même année, Judge voulut destituer Mme Besant, mais il ne fut suivi que par une partie des membres de la section américaine ; en revanche, il fut plus que jamais accusé d’imposture par les partisans de Mme Besant. À ce moment, l’organe de la section française publiait, sous les initiales du commandant D. A. Courmes(A), un article où l’on pouvait lire ce qui suit : « À tort ou à raison, l’une des principales personnalités du mouvement théosophiste actuel, William Q. Judge, est accusée d’avoir fait passer pour projetées directement par un “Maître” certaines communications ayant peut-être mentalement cette provenance, mais portées sur papier par le seul fait de W. Q. Judge… La neutralité de la Société Théosophique et le caractère occulte des communications dites “précipitées” auraient empêché W. Q. Judge de s’expliquer complètement sur les faits qui lui étaient reprochés. De plus, des imprudences, filles de l’imperfection humaine, auraient encore aggravé l’incident,… et on peut dire que les théosophistes de langue anglaise sont, pour le moment, divisés en deux camps, pour ou contre W. Q. Judge »(2). À quelque temps de là, le Path avertissait les membres de la Société Théosophique que « de mauvais plaisants et des gens mal intentionnés envoyaient à ceux qu’ils croyaient naïfs de prétendus messages occultes »(3) ; jamais on n’avait vu autant de soi-disant communications des « Maîtres », même du vivant de Mme Blavatsky. Enfin, le 27 avril 1895, les partisans de Judge se séparèrent entièrement de la Société d’Adyar pour constituer une organisation indépendante sous le titre de « Société Théosophique d’Amérique » ; cette organisation, qui existe toujours, fut présidée par Ernest T. Hargrove, puis par Mme Catherine Tingley ; avec cette dernière, son siège central fut transporté de New-York à Point-Loma (Californie) ; elle a des ramifications en Suède et en Hollande(B).

Sur les accusations portées contre Judge, voici les précisions instructives qui furent données, peu après la scission, dans un article que le Dr Pascal publia dans le Lotus Bleu : « Presque aussitôt après la mort de H. P. Blavatsky, de nombreux messages furent transmis par M. W. Q. Judge, comme venant d’un Maître hindou ; ces messages étaient soi-disant “précipités” par les procédés occultes et portaient l’empreinte du cryptographe du même Maître. Il fut bientôt reconnu que cette empreinte provenait d’un fac-simile du sceau du Maître, fac-simile que le colonel Olcott avait fait graver à Delhi, dans le Panjab(4). Grâce à une erreur de dessin commise par le colonel Olcott, ce fac-simile était très reconnaissable ; il donnait une empreinte ressemblant à un W, tandis qu’il aurait dû représenter une M(5). Ce pseudo-sceau avait été donné à H. P. Blavatsky par le colonel Olcott, et un certain nombre de théosophes l’avaient vu pendant sa vie ; à sa mort, il avait disparu… Quand le colonel Olcott vit pour la première fois l’empreinte qui accompagnait les messages de W. Q. Judge, il apprit à ce dernier qu’il avait fait graver un sceau dans le Panjab, et que ce sceau avait disparu ; il ajouta qu’il espérait bien que celui qui l’avait volé ne s’en servirait pas pour tromper ses frères, mais que, dans tous les cas, il saurait reconnaître cette empreinte entre mille. Dès ce moment, les messages nouveaux ne portèrent plus l’empreinte du cryptographe, et les messages anciens qui vinrent à la portée de W. Q. Judge eurent l’empreinte enlevée par le grattage »(6). Il convient d’ajouter qu’un théosophiste belge partisan de Judge, M. Oppermann, envoya une réponse à cet article ; mais la direction du Lotus Bleu, après en avoir annoncé la publication, se ravisa tout à coup et refusa formellement de l’insérer, sous prétexte que « la question avait été tranchée », au mois de juillet, par la Convention de Londres(7). À cette Convention, Olcott avait simplement pris acte de la « sécession » et annulé les chartes des branches américaines dissidentes, puis réorganisé, avec les éléments qui n’avaient pas suivi Judge, une nouvelle section américaine, ayant pour secrétaire général Alexander Fullerton (une section australienne avait, d’autre part, été récemment fondée, avec le Dr A. Carol pour secrétaire général) ; puis Sinnett avait été nommé vice-président de la Société en remplacement de Judge. Quelques membres de la section européenne, après avoir vainement essayé de faire entendre une protestation en faveur de ce dernier, se séparèrent officiellement pour se constituer à leur tour en corps distinct, sous le titre de « Société Théosophique d’Europe », et sous la présidence d’honneur de Judge ; parmi eux était le Dr Archibald Keightley, dont le frère Bertram, par contre, demeura secrétaire général de la section indienne ; le Dr Franz Hartmann se joignit également aux dissidents.

Comme bien on pense, tous les événements que nous venons de rapporter n’avaient pas été sans transpercer au dehors, au moment même où ils s’étaient produits ; tout d’abord, on avait feint, dans les milieux théosophistes, de considérer les échos qu’en donnait la presse de Londres comme devant constituer une excellente réclame pour la Société. « Les journaux, disait-on en septembre 1891, ont fait beaucoup de bruit au sujet des lettres qu’Annie Besant déclare avoir reçues des Mahâtmâs depuis la mort de H. P. Blavatsky. Le Daily Chronicle a ouvert ses colonnes à la discussion, et nos frères ont profité de cette belle publicité pour exposer nos doctrines : plus de six colonnes par jour étaient remplies de lettres théosophiques et antithéosophiques, sans oublier les “clergymen” et les membres de la Société des recherches psychiques »(8). Mais les choses changèrent d’aspect lorsque, le mois suivant, on vit paraître, précisément dans le journal qui vient d’être mentionné, cette sévère appréciation : « Les théosophistes sont trompés et beaucoup découvriront leur déception ; ils ont, nous en avons peur, ouvert les portes à un véritable carnaval de duperie et d’imposture »(9). Cette fois, ceux qui étaient visés gardèrent un prudent silence sur cette « belle publicité », d’autant plus que la Westminster Gazette, de son côté, commençait bientôt à publier, sous la signature de F. Edmund Garrett, toute une série d’articles fort documentés, que l’on disait même inspirés par des membres de la « section ésotérique », et qui furent réunis en volume, en 1895, sous ce titre significatif : Isis very much Unveiled. D’autre part, un fameux « liseur de pensées », Stuart Cumberland, offrit une prime de mille livres à quiconque voudrait produire en sa présence un seul des phénomènes attribués aux « Mahâtmâs » ; ce défi, bien entendu, ne fut jamais relevé. En 1893, M. Nagarkar, membre du Brahma Samâj, et par conséquent peu suspect d’une hostilité de parti pris, déclarait à Londres que le théosophisme n’était regardé dans l’Inde que comme « une vulgaire ineptie », et il répondait à ses contradicteurs : « Vous n’avez pas la prétention, je suppose, vous qui connaissez à peine les choses de votre propre contrée, de m’apprendre les choses de mon pays et de ma compétence ; vos Mahâtmâs n’ont jamais existé et sont simplement une plaisanterie (joke) de Mme Blavatsky, qui a voulu savoir combien de fous pourraient y croire ; donner cette plaisanterie pour une vérité, c’est se rendre complice de la faussaire »(10). Enfin, le 2 octobre 1895, Herbert Burrows, celui-là même qui avait introduit Mme Besant dans la Société Théosophique, écrivait à W. T. Stead, alors directeur du Borderland : « Les récentes découvertes de fraudes qui ont divisé la Société m’ont conduit à de nouvelles investigations, qui m’ont entièrement prouvé que, pendant des années, la tromperie a régné dans la Société… Le colonel Olcott, président de la Société, et M. Sinnett, le vice-président, croient que Mme Blavatsky a été partiellement de mauvaise foi. Aux accusations de fraude lancées par Mme Besant contre M. Judge, l’ancien vice-président, on peut ajouter les accusations contre le colonel Olcott, qui ont été portées à la fois par Mme Besant et M. Judge… Je ne puis accorder plus longtemps ma reconnaissance et mon appui à une organisation où ces choses suspectes et d’autres encore se passent ; et, sans cependant abandonner les idées essentielles de la théosophie, je quitte la Société, pour cette raison que, telle qu’elle existe à présent, je crois qu’elle est un danger permanent pour l’honnêteté et la vérité, et une perpétuelle porte ouverte à la superstition, à la déception et à l’imposture. » Et, en décembre 1895, on lisait dans l’English Theosophist, organe des dissidents : « M. Sinnett a déclaré lui-même que M. Judge fut dressé dans toutes ces fraudes par Mme Blavatsky… Mme Besant sait que M. Olcott et M. Sinnett croient que Mme Blavatsky a été de mauvaise foi ; mais elle n’a eu encore ni le courage moral ni l’honnêteté de le dire. »

On voit dans quelles conditions Mme Besant prit la direction de la Société Théosophique ; en fait, elle l’exerça sans contestation à partir de 1895, bien que ce ne soit qu’assez longtemps après qu’Olcott l’abandonna officiellement en sa faveur (nous n’avons pu retrouver la date exacte de sa démission définitive) ; il semble d’ailleurs qu’il ne se résigna que d’assez mauvaise grâce à renoncer à son titre de président, même devenu purement honorifique. Il mourut le 17 février 1907(C), après avoir mis à exécution son projet d’écrire, à sa façon, l’histoire de la Société, qui parut sous le titre d’Old Diary Leaves ; mais sa mauvaise humeur d’avoir été évincé s’y manifestait si visiblement, et certains passages paraissaient si compromettants, que la Theosophical Publishing Company hésita quelque temps à éditer cet ouvrage.