CHAPITRE XVII
Au Parlement des Religions

En septembre 1893, à l’occasion de l’Exposition de Chicago, eut lieu dans cette ville, entre autres congrès de toutes sortes, le fameux « Parlement des Religions » ; toutes les organisations religieuses ou simili-religieuses du monde avaient été priées d’y envoyer leurs représentants les plus autorisés pour y exposer leurs croyances et leurs opinions. Cette idée bien américaine avait été lancée plusieurs années à l’avance ; en France, le plus ardent propagandiste de ce projet avait été l’abbé Victor Charbonnel, qui fréquentait alors le salon de la duchesse de Pomar, et qui devait, par la suite, quitter l’Église pour la Maçonnerie, où il eut d’ailleurs quelques mésaventures. Si les Catholiques d’Europe s’abstinrent prudemment de figurer à ce congrès, il n’en fut pas de même de ceux d’Amérique ; mais la grande majorité fut formée, comme il était naturel, par les représentants des innombrables sectes protestantes, auxquels vinrent se joindre d’autres éléments passablement hétérogènes. C’est ainsi qu’on vit paraître à ce « Parlement » le Swâmî Vivekânanda, qui dénatura complètement la doctrine hindoue du « Vêdânta » sous prétexte de l’adapter à la mentalité occidentale ; si nous le mentionnons ici, c’est que les théosophistes le regardèrent toujours comme un de leurs alliés, l’appelant même « un de leurs Frères de la race aînée » (désignation qu’ils appliquent aussi à leurs « Mahâtmâs ») et « un prince parmi les hommes »(1). La pseudo-religion inventée par Vivekânanda eut un certain succès en Amérique, où elle possède encore actuellement, ainsi qu’en Australie, un certain nombre de « missions » et de « temples » ; bien entendu, elle n’a du « Vêdânta » que le nom, car il ne saurait y avoir le moindre rapport entre une doctrine purement métaphysique et un « moralisme » sentimental et « consolant » qui ne se différencie des prêches protestants que par l’emploi d’une terminologie un peu spéciale.

Mme Besant parut aussi au « Parlement des Religions » pour y représenter la Société Théosophique, qui avait obtenu que, sur les dix-sept jours que devait durer le congrès, deux jours entiers fussent consacrés à l’exposé de ses théories : il faut croire que les organisateurs, pour lui faire une si large part, lui étaient singulièrement favorables. Les théosophistes en profitèrent naturellement pour y faire entendre un grand nombre d’orateurs ; Judge et Mme Besant y figurèrent côte à côte, car, tant que la scission entre eux ne fut pas un fait accompli, on s’efforça de cacher le plus possible au public les dissensions intérieures de la Société ; nous avons vu plus haut qu’on n’y réussissait pas toujours. Mme Besant était accompagnée de deux personnages assez singuliers, Chakravarti et Dharmapâla, avec qui elle avait fait la traversée d’Angleterre en Amérique, et sur lesquels il est bon de dire ici quelques mots.

Gyanendra Nath Chakravarti (le « Babu Chuckerbuthy » de Rudyard Kipling)(2), fondateur et secrétaire du Yoga Samâj et professeur de mathématiques au collège d’Allahabad, prononça un discours à la séance officielle d’ouverture du « Parlement » ; malgré son nom et ses qualités, et bien qu’il se prétendît Brâhmane, ce n’était pas un Hindou d’origine, mais un Mongol plus ou moins « hindouïsé ». Il avait cherché, en décembre 1892, à entrer en relations avec les spirites anglais, en alléguant qu’il existait des rapports entre le « Yoga » hindou et les phénomènes « spiritualistes » ; nous ne voulons pas décider si c’était, de sa part, ignorance ou mauvaise foi, et peut-être y avait-il à la fois de l’une et de l’autre ; en tout cas, il va sans dire que les rapports en question sont purement imaginaires. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est l’analogie de cette tentative avec celle à laquelle Mme Besant devait se livrer, en 1898, auprès de l’«Alliance Spiritualiste » de Londres ; et ce qui fait surtout l’intérêt de ce rapprochement, c’est que Chakravarti, qui était tout au moins un hypnotiseur remarquable, s’il n’avait rien d’un véritable « Yogî », avait trouvé un excellent « sujet » en Mme Besant, et qu’il semble bien établi qu’il la tint assez longtemps sous son influence(3). C’est à ce fait que Judge fit allusion lorsque, dans la circulaire qu’il adressa le 3 novembre 1894 aux « sections ésotériques » de la Société Théosophique (« par ordre du Maître », disait-il) pour destituer Mme Besant, il accusa celle-ci d’être « entrée inconsciemment dans le complot formé par les magiciens noirs qui luttent toujours contre les magiciens blancs », en dénonçant en même temps Chakravarti comme « un agent mineur des magiciens noirs ». Sans doute, on ne saurait accorder une grande importance à ces histoires de « magie noire », et il faut se souvenir ici de ce que nous en avons dit précédemment ; mais il n’en reste pas moins que ce fut Chakravarti, personnage fort suspect à bien des égards, qui, pendant un certain temps, inspira directement les faits et gestes de Mme Besant.

L’« Angarika » H. Dharmapâla (ou Dhammapâla)(4), un Bouddhiste de Ceylan, était délégué au « Parlement des Religions », avec le titre de « missionnaire laïque », par le « Grand-Prêtre » Sumangala, comme représentant du Mahâ-Bodhi Samâj (Société de la Grande Sagesse) de Colombo(A). On raconta que, pendant son séjour en Amérique, il avait « officié » dans une église catholique ; mais nous pensons que ce doit être là une simple légende, d’autant plus que lui-même se déclarait « laïque » ; peut-être y fit-il une conférence, ce qui ne serait pas pour étonner outre mesure ceux qui connaissent les mœurs américaines. Quoi qu’il en soit, il passa plusieurs années à parcourir l’Amérique et l’Europe, faisant un peu partout des conférences sur le Bouddhisme ; en 1897, il était à Paris, où il parla au Musée Guimet et prit part au Congrès des orientalistes. La dernière manifestation de ce personnage dont nous ayons eu connaissance est une lettre qu’il écrivit de Calcutta, le 13 octobre 1910, au chef (désigné seulement par les initiales T. K.) d’une société secrète américaine appelée « Ordre de Lumière » (Order of Light), qui se qualifie aussi de « Grande École » (Great School), et qui recrute surtout ses adhérents dans les hauts grades de la Maçonnerie. Un des membres les plus actifs de cette organisation est un théosophiste connu, le Dr J. D. Buck, qui est en même temps un dignitaire de la Maçonnerie écossaise, et qui fut, lui aussi, un des orateurs du « Parlement des Religions » ; Mme Blavatsky témoignait une estime particulière à ce Dr Buck, qu’elle appelait « un vrai Philaléthien »(5), et auquel, en citant un passage d’une conférence qu’il avait faite en avril 1889 devant la Convention théosophique de Chicago, elle décernait cet éloge : « Il n’y a pas de théosophiste qui ait mieux compris et mieux exprimé l’essence réelle de la théosophie que notre honorable ami le Dr Buck »(6). Il faut dire encore que l’« Ordre de Lumière » se distingue par une tendance anticatholique des plus accentuées ; or, dans sa lettre, Dharmapâla félicitait vivement les Maçons américains de leurs efforts pour « préserver le peuple de la servitude du diabolisme papal » (sic) et leur souhaitait le plus complet succès dans cette lutte, ajoutant que « le clergé, dans tous les pays et dans tous les âges, n’a jamais montré qu’un objet dont l’accomplissement semble être son unique désir, et qui est de réduire le peuple à l’esclavage et de le tenir dans l’ignorance ». Nous nous demandons si un pareil langage a reçu l’approbation du « Grand-Prêtre de l’Église Bouddhique du Sud », qui a bien la prétention d’être à la tête d’un « clergé », encore qu’il n’ait rien existé de tel dans la conception et l’organisation du Bouddhisme primitif.

Les théosophistes se montrèrent fort satisfaits de l’excellente occasion de propagande qui leur avait été fournie à Chicago, et ils allèrent même jusqu’à proclamer que « le vrai Parlement des Religions avait été, en fait, le Congrès théosophique »(7). Aussi fut-il bientôt question, dans les milieux « néo-spiritualistes », de préparer un second congrès du même genre, qui devait être réuni à Paris en 1900 ; une idée plus ambitieuse fut même émise par un ingénieur lyonnais, P. Vitte, qui signait du pseudonyme d’Amo, et qui voulut transformer le « Congrès des Religions » en un « Congrès de l’Humanité », « rassemblant toutes les religions, les spiritualistes, les humanitaires, chercheurs et penseurs de tous ordres, ayant pour but commun la progression de l’Humanité vers un idéal meilleur et la foi en sa réalisation »(8). Toutes les religions du monde, et même toutes les doctrines, quel qu’en fût le caractère, devaient être « appelées à une fusion sympathique sur les grands principes communs pouvant assurer le salut de l’Humanité et préparer l’Unité et la paix future sur la terre »(9). Les théosophistes, aussi bien que les spirites et les occultistes de diverses écoles, adhérèrent à ce projet, dont le promoteur crut avoir opéré la réconciliation de ces frères ennemis, comme prélude à la « fusion sympathique » qu’il rêvait : « Les numéros de mai 1896 du Lotus Bleu et de l’Initiation, organes respectifs des Théosophes et des Martinistes français, écrivait-il alors, renouvellent en termes chaleureux et fermes leur adhésion au Congrès de l’Humanité. Le concours de ces deux grands mouvements spiritualistes qui rayonnent sur la terre entière suffirait déjà pour communiquer une vitalité intense au Congrès »(10). Cela ne suffisait pourtant pas, et c’était se faire bien des illusions : les « néo-spiritualistes », entre lesquels les querelles allaient d’ailleurs continuer comme par le passé, ne pouvaient tout de même pas avoir la prétention de constituer à eux seuls les « assises solennelles de l’Humanité » ; comme il n’y eut guère qu’eux qui s’y intéressèrent, le congrès n’eut pas lieu en 1900. À propos de M. Vitte, nous signalerons encore un trait curieux : Saint-Yves d’Alveydre lui ayant dit que « l’esprit celtique est aujourd’hui dans les Indes », il voulut aller s’en rendre compte et s’embarqua en septembre 1895 ; mais, à peine arrivé, il fut pris d’une sorte de peur irraisonnée et se hâta de revenir en France, où il était de retour moins de trois mois après son départ ; celui-là était du moins un esprit sincère, mais ce simple fait montre combien il était peu équilibré. Les occultistes, d’ailleurs, ne se laissèrent pas décourager par l’échec de leur « Congrès de l’Humanité » ; en attendant un moment plus favorable, il se constitua une sorte de bureau permanent, qui tint de loin en loin quelques séances dans des salles à peu près vides, où l’on se livra à de vagues déclamations pacifistes et humanitaires. Les féministes prirent aussi une certaine place dans cette organisation, à la tête de laquelle étaient, en dernier lieu, MM. Albert Jounet et Julien Hersent ; celui-ci, que ses amis avaient désigné pour la présidence des futurs « États-Unis du monde » lorsqu’ils seraient constitués, posa en 1913, pour commencer, sa candidature à la présidence de la République française ; ces gens n’ont vraiment pas le sens du ridicule !

Il y eut pourtant, à Paris, une suite au « Parlement des Religions » de Chicago ; mais c’est seulement en 1913 qu’elle eut lieu, sous le nom de « Congrès du Progrès religieux »(B), et sous la présidence de M. Boutroux, dont les idées philosophiques ont bien aussi quelque parenté avec les tendances « néo-spiritualistes », quoique d’une façon beaucoup moins marquée que celles de M. Bergson. Ce congrès fut presque entièrement protestant, et surtout « protestant libéral » ; mais l’influence germanique y eut la prépondérance sur l’influence anglo-saxonne : aussi les théosophistes fidèles à la direction de Mme Besant n’y furent-ils pas conviés, tandis que l’on y entendit M. Édouard Schuré, représentant de l’organisation dissidente du Dr Rudolf Steiner, dont nous aurons à parler dans la suite.