CHAPITRE XVIII
Le Christianisme ésotérique

Il est temps d’en venir maintenant à ce qui constitue peut-être le trait le plus caractéristique de la nouvelle orientation (nouvelle au moins en apparence) donnée à la Société Théosophique sous l’impulsion de Mme Annie Besant, et que les antécédents de celle-ci ne pouvaient guère faire prévoir : nous voulons parler du « Christianisme ésotérique »(1). Il faut dire cependant que, antérieurement, le courant chrétien ou soi-disant tel, malgré ce qu’il semblait avoir d’incompatible avec les idées de Mme Blavatsky, était déjà représenté dans ce milieu par quelques éléments d’importance plus ou moins secondaire, qui, bien entendu, n’exprimaient pas ce qu’on pourrait appeler la doctrine officielle du théosophisme. Il y avait tout d’abord le « Rosicrucianisme » du Dr Franz Hartmann, dont nous avons parlé plus haut ; un Rosicrucianisme quelconque, si dévié qu’il soit par rapport au Rosicrucianisme originel, fait tout au moins usage d’un symbolisme chrétien ; mais il ne faut pas oublier que le Dr Hartmann, dans un de ses livres, a présenté le Christ comme un « Initié », opinion qui est aussi, d’autre part, celle de M. Édouard Schuré(2)(A), inventeur d’un prétendu « ésotérisme helléno-chrétien » dont le caractère est des plus suspects, puisque, si l’on en juge par les titres mêmes des ouvrages où il est exposé, il doit conduire « du Sphinx au Christ », puis… « du Christ à Lucifer » ! En second lieu, nous mentionnerons les travaux plus ou moins sérieux de George R. S. Mead, secrétaire général de la section européenne, sur le gnosticisme et les « mystères chrétiens » ; nous verrons plus loin que la restauration de ces « mystères chrétiens » est un des buts déclarés des théosophistes actuels. Outre ces ouvrages, largement inspirés des études des spécialistes « non initiés », le même auteur a donné aussi des traductions très approximatives, pour ne pas dire plus, de quelques textes sanscrits, extraits des Upanishads ; on peut y trouver des exemples typiques de la façon dont ces textes sont « arrangés » par les théosophistes pour les besoins de leur interprétation particulière(3). Enfin, il y avait eu déjà un « Christianisme ésotérique » proprement dit en connexion avec le théosophisme ; plus exactement, il y en avait même eu deux, qui n’étaient d’ailleurs pas sans avoir quelques rapports entre eux : l’un était celui de la doctoresse Anna Kingsford et d’Edward Maitland ; l’autre était celui de la duchesse de Pomar.

La première de ces deux théories fut exposée dans un livre intitulé La Voie Parfaite, qui parut en 1882 ; les noms des auteurs furent d’abord tenus secrets, « afin que leur œuvre ne fût jugée que sur ses propres mérites et non sur les leurs »(4), mais ils figurèrent en tête des éditions ultérieures(5) ; nous ajouterons qu’il y eut ensuite une traduction française, pour laquelle M. Édouard Schuré écrivit une préface, et qui fut éditée aux frais de la duchesse de Pomar(6). Le comte Mac-Gregor Mathers, dédiant sa Kabbale Dévoilée aux auteurs de la Voie Parfaite, déclarait ce livre « une des œuvres les plus profondément occultes qui aient été écrites depuis des siècles ». Au moment de la publication de la Voie Parfaite, Anna Kingsford et Edward Maitland étaient tous deux membres de la Société Théosophique ; il est vrai qu’ils s’en retirèrent peu après, vers l’époque où l’affaire Kiddle provoqua dans la branche anglaise les nombreuses démissions dont nous avons parlé d’autre part. Cependant, le 9 mai 1884, ils fondèrent à Londres une « Société Hermétique », dont Anna Kingsford(B) fut présidente jusqu’à sa mort, survenue en 1888, et dont les statuts étaient en trois articles, calqués sur ceux de la déclaration de principes de la Société Théosophique, que nous avons reproduits précédemment ; chose étrange, Olcott assista à l’inauguration de cette Société et y prononça un discours, ce qui semble donner raison à ceux qui la considérèrent comme une simple « section ésotérique » de la Société Théosophique ; il y a donc lieu de se demander si la démission des fondateurs avait été sincère, et nous trouverons quelque chose d’analogue en ce qui concerne la duchesse de Pomar.

Jusqu’à quel point y avait-il opposition entre les théories d’Anna Kingsford et celles de Mme Blavatsky ? Les premières ont bien une étiquette chrétienne, mais, sans parler de leur esprit anticlérical fort prononcé (et, ici encore, c’est saint Paul qui est accusé d’avoir « introduit l’influence sacerdotale dans l’Église »)(7), la façon dont les dogmes du Christianisme y sont interprétés est très particulière : on y veut surtout rendre le Christianisme indépendant de toute considération historique(8), de sorte que, quand il y est parlé du Christ, c’est dans un sens « mystique », et par là il faut entendre qu’il s’agit toujours uniquement d’un principe intérieur que chacun doit s’efforcer de découvrir et de développer en soi-même. Or Mme Blavatsky donne aussi parfois le nom de Christos, soit à l’un des principes supérieurs de l’homme, sur le rang duquel elle varie d’ailleurs, soit à « la réunion des trois principes supérieurs en une Trinité qui représente le Saint-Esprit, le Père et le Fils, puisqu’elle est l’expression de l’esprit abstrait, de l’esprit différencié et de l’esprit incarné »(9). Nous sommes ici en pleine confusion, mais ce qu’il faut retenir, c’est que, pour Mme Blavatsky comme pour Anna Kingsford, les « Christs » sont des êtres qui sont parvenus à développer en eux certains principes supérieurs, existant chez tout homme à l’état latent ; et Anna Kingsford ajoute même qu’ils ne se distinguent des autres « Adeptes » qu’en ce que, à la connaissance et aux pouvoirs qu’ont ceux-ci, ils joignent un profond amour de l’humanité(10). Mme Blavatsky dit à peu près la même chose, en somme, quand elle enseigne que « le Christos est l’état de Bouddha »(11) ; là-dessus encore, il n’y a pas un parfait accord entre les théosophistes, et ceux d’aujourd’hui pensent plutôt, comme nous le verrons, que c’est l’état immédiatement inférieur, celui du « Bodhisattwa ». L’antichristianisme de Mme Blavatsky, qui concernait surtout le Christianisme « orthodoxe » et soi-disant judaïsé, ne devait donc pas répugner outre mesure à la conception d’un « Christianisme ésotérique » comme celui-là, où l’on retrouve du reste un « syncrétisme » assez pareil au sien et presque aussi incohérent, bien que la confusion y soit peut-être moins inextricable. La principale différence, somme toute, c’est qu’une terminologie chrétienne remplace ici la terminologie orientale, et que le Bouddhisme s’y trouve relégué au second plan, tout en étant regardé comme le complément ou plutôt comme la préparation indispensable du Christianisme ; il y a sur ce sujet un passage trop curieux pour que nous ne le citions pas : « Bouddha et Jésus sont nécessaires l’un à l’autre ; et, dans l’ensemble du système ainsi complété, Bouddha est le mental, et Jésus est le cœur ; Bouddha est le général, Jésus est le particulier ; Bouddha est le frère de l’univers, Jésus est le frère des hommes ; Bouddha est la philosophie, Jésus est la religion ; Bouddha est la circonférence, Jésus est le centre ; Bouddha est le système, Jésus est le point de radiation ; Bouddha est la manifestation, Jésus est l’esprit ; en un mot, Bouddha est l’“Homme” (l’intelligence), Jésus est la “Femme” (l’intuition)… Personne ne peut être proprement chrétien s’il n’est aussi, et d’abord, bouddhiste. Ainsi, les deux religions constituent, respectivement, l’extérieur et l’intérieur du même Évangile, la fondation étant dans le Bouddhisme (ce terme comprenant le Pythagorisme)(12), et l’illumination dans le Christianisme. Et, de même que le Bouddhisme est incomplet sans le Christianisme, de même le Christianisme est inintelligible sans le Bouddhisme »(13). Anna Kingsford assure même que l’Évangile affirme cette relation dans le récit de la Transfiguration, où Moïse et Élie représenteraient Bouddha et Pythagore, comme étant leurs « correspondants hébraïques »(14) : singulière interprétation, mais qui n’est pas plus étonnante que ce qu’on trouve quelques pages plus loin, où l’auteur prétend, sur la foi d’étymologies fantaisistes, qu’Abraham représente les « mystères indiens », Isaac les « mystères égyptiens » et Jacob les « mystères grecs »(15) ! Malgré tout, pour Anna Kingsford, le Christianisme est supérieur au Bouddhisme, comme l’intuition est supérieure à l’intelligence, ou comme la femme est supérieure à l’homme, car elle est une féministe convaincue, et elle regarde la femme comme « la plus haute manifestation de l’humanité »(16) ; ajoutons à cela, pour compléter sa physionomie, qu’elle fut une apôtre du végétarisme(17) et une adversaire acharnée des théories de Pasteur.

Sur différentes questions, Anna Kingsford a des conceptions qui lui sont particulières : c’est ainsi, par exemple, qu’elle regarde la nature de l’homme comme quaternaire, et qu’elle attribue une importance toute spéciale au nombre treize, dans lequel elle voit le « nombre de la femme » et le « symbole de la perfection »(18) ; mais, sur la plupart des points importants, quelles que soient les apparences, elle est d’accord au fond avec les enseignements théosophistes. Elle admet notamment l’« évolution spirituelle », le « karma » et la réincarnation ; à propos de celle-ci, elle va même jusqu’à prétendre que « la doctrine de la progression et de la migration des âmes constituait le fondement de toutes les anciennes religions », et qu’« un des objets spéciaux des mystères antiques était de rendre l’initié capable de recouvrer la mémoire de ses incarnations antérieures »(19). Ces renseignements et bien d’autres de même valeur sont dus, paraît-il, à la même « source d’information » que l’ensemble de la doctrine, c’est-à-dire à l’exercice de l’intuition, « par laquelle l’esprit retourne vers son centre » et « atteint la région intérieure et permanente de notre nature », tandis que « l’intellect est dirigé vers l’extérieur pour obtenir la connaissance des phénomènes »(20). En vérité, on croirait presque entendre ici M. Bergson lui-même ; nous ne savons si celui-ci a connu Anna Kingsford, mais elle peut bien, en tout cas, être rangée à quelques égards parmi les précurseurs de l’intuitionnisme contemporain. Ce qui est curieux aussi à signaler chez elle, ce sont les rapports de l’intuitionnisme et du féminisme, et, d’ailleurs, nous ne croyons pas que ce soit là un cas isolé ; il y a, entre le mouvement féministe et divers autres courants de la mentalité actuelle, des relations dont l’étude ne serait pas dépourvue d’intérêt ; du reste, nous aurons à reparler du féminisme à propos du rôle maçonnique de Mme Besant.

Malgré l’affirmation d’Anna Kingsford, nous ne croyons pas que l’intuition, nous dirions plutôt l’imagination, ait été sa seule « source d’information », bien qu’on doive certainement à l’exercice de cette faculté les assertions fantaisistes dont nous avons donné quelques exemples. Il y a tout au moins, au point de départ, des éléments empruntés à différentes doctrines, surtout à la kabbale et à l’hermétisme, et les rapprochements qui sont indiqués çà et là témoignent à cet égard de connaissances qui, pour être assez superficielles, existent cependant. En outre, Anna Kingsford avait certainement étudié les théosophes au sens propre du mot, notamment Bœhme et Swedenborg ; c’est là surtout ce qu’elle avait de commun avec la duchesse de Pomar, et il y avait plus de théosophie chez toutes deux, bien qu’elle y fût encore assez mêlée, que chez Mme Blavatsky et ses successeurs. Pour ce qui est de la duchesse de Pomar, comme c’est surtout en France qu’elle développa son « Christianisme ésotérique », et comme d’ailleurs sa personnalité en vaut la peine, nous pensons qu’il sera bon de lui consacrer un chapitre spécial.