CHAPITRE XIX
La duchesse de Pomar

C’était une singulière figure que cette Lady Caithness, duchesse de Pomar, qui se disait catholique et semblait bien l’être sincèrement, mais chez qui le Catholicisme s’alliait à une « théosophie chrétienne » inspirée principalement, comme nous l’avons dit, de Bœhme et de Swedenborg, et aussi à certaines conceptions particulières, bien plus étranges encore. Pour exposer ses idées, elle écrivit de nombreux ouvrages(1) ; elle dirigeait aussi, à Paris, une revue intitulée L’Aurore du Jour Nouveau, « organe du Christianisme ésotérique »(A). Cette revue était consacrée à la « Logosophie », qui y était ainsi définie : « La Logosophie est la science du Logos ou Christ, telle qu’elle nous a été transmise dans les doctrines ésotériques des savants de l’Inde et des philosophes grecs et alexandrins… Le Christ, ou Logos, qui forme la base de nos enseignements, n’est pas précisément Jésus en sa qualité de personnage historique (le fils de l’homme), mais plutôt Jésus sous son aspect divin de Fils de Dieu, ou Christ. Cette divinité à laquelle nous croyons doit être le but de nos aspirations. Nous avons le droit d’y prétendre, puisque nous sommes tous les fils du même Dieu, par conséquent d’essence divine, et ne nous a-t-il pas été ordonné de devenir parfaits comme notre Père qui est aux Cieux est parfait ? La Logosophie est donc la science de la divinité dans l’homme. Elle nous enseigne la manière d’attiser en nous l’étincelle divine que tout homme apporte avec lui en venant dans ce monde. C’est par son développement que nous pourrons exercer, déjà sur cette terre, des pouvoirs psychiques qui paraissent surhumains, et que, après notre mort physique, notre esprit sera réuni à celui de son divin Créateur et possédera l’immortalité dans les Cieux. » Ici encore, c’est la conception du Christianisme « interne » qui prédomine, bien qu’elle soit affirmée d’une façon moins exclusive que chez Anna Kingsford ; quant au « développement des pouvoirs psychiques » auquel il est fait allusion, ce n’est pas autre chose que le troisième des buts de la Société Théosophique, celui dont la réalisation est réservée à la « section ésotérique ».

Depuis 1882, Mme de Pomar s’intitulait « présidente de la Société Théosophique d’Orient et d’Occident » ; contrairement à ce qu’on pourrait croire, sa Société n’était aucunement en concurrence avec celle de Mme Blavatsky, dont elle constituait au contraire, en réalité, une véritable « section ésotérique », ce qui explique le rapprochement que nous venons de signaler. En mai 1884, Mme Blavatsky écrivait à Solovioff : « Depuis deux ans, quelques personnes se rencontrent dans la maison d’une certaine duchesse plus lady, qui aime à s’appeler présidente de la Société Théosophique d’Orient et d’Occident. Dieu la bénisse ! Laissez-la s’appeler comme elle veut. Elle est riche et possède un superbe hôtel à Paris. Cela n’est pas une objection ; elle peut être utile »(2). Ainsi, Mme Blavatsky tenait à ménager la duchesse de Pomar à cause de sa fortune, et, lorsqu’elle voulut fonder une branche à Paris sous le nom d’Isis(B), la duchesse de Pomar, de son côté, pensa qu’elle pourrait s’en servir comme d’un centre de recrutement pour sa propre organisation, à laquelle elle entendait conserver un caractère beaucoup plus fermé. D’ailleurs, ce qui prouve bien qu’il n’y avait entre elles aucune rivalité, c’est que la duchesse, répondant aux espérances de Mme Blavatsky, lui fournit effectivement des fonds pour lui permettre de répandre sa doctrine en France ; on a assuré notamment qu’elle lui avait donné à cet effet, en 1884, une somme de vingt-cinq mille francs(3).

Cependant, Mme de Pomar démissionna de la Société Théosophique en septembre 1884, en se plaignant qu’Olcott eût « manqué de tact » à son égard(4) ; cette démission dut d’ailleurs être retirée, car elle la donna de nouveau en 1886, cette fois en compagnie de Mme de Morsier et de plusieurs autres membres de la branche parisienne, à la suite des révélations de Solovioff. Malgré cela, au moment du « Congrès spirite et spiritualiste » de septembre 1889(5), dont on lui offrit la présidence d’honneur(6), et où Papus déclara, dans son rapport général, qu’elle avait « bien mérité de la cause spiritualiste », Mme de Pomar n’avait pas encore cessé d’être « présidente de la Société Théosophique d’Orient et d’Occident » ; elle se trouvait donc alors dans une situation analogue à celle d’Anna Kingsford avec sa « Société Hermétique » ; mais, un peu après cette date, exactement en mars 1890, Mme Blavatsky fonda à Paris une « section ésotérique » indépendante, sur les statuts et règlements de laquelle aucun renseignement ne fut donné publiquement, et dont les membres durent s’engager par serment à obéir d’une façon passive aux ordres de la direction. Il n’en est pas moins vrai que, jusque vers la fin de sa vie, la duchesse conserva avec la Société Théosophique des relations plutôt amicales ; ainsi, en juillet 1893, elle écrivait au secrétaire de la branche parisienne une lettre que publia le Lotus Bleu, et dans laquelle on lit ceci : « Quelles que soient les différences de point de vue qui existent entre moi et la Société Théosophique, je désire beaucoup la voir se développer en France, sachant qu’elle ne peut que contribuer au progrès des idées auxquelles je suis moi-même dévouée. Mais la mission qui m’a été confiée par Celui que j’appelle mon Maître, le Seigneur Jésus-Christ, absorbe toutes les ressources dont je puis disposer. » Elle s’inscrivait cependant pour une souscription annuelle de deux cents francs, et elle continuait en ces termes : « Je désire que les M. S. T. (membres de la Société Théosophique) aient connaissance des sentiments tout fraternels que j’éprouve à leur égard. Si nous suivons parfois des chemins différents, le but que nous poursuivons est le même, et je fais les vœux les plus sincères pour le succès de vos efforts ». Notons encore que, le 13 juin 1894, Mme de Pomar reçut chez elle Mme Besant, qui y fit une conférence sur le « pèlerinage de l’âme », et que cette séance fut présidée par le colonel Olcott. Le 11 juin, Mme Besant avait fait une autre conférence à l’Institut Rudy ; on n’avait pas encore jugé bon alors de mettre la Sorbonne à sa disposition, comme on devait le faire en 1911, et comme on vient de le faire de nouveau cette année même.

La duchesse de Pomar mourut le 3 novembre 1895 ; nous extrayons les lignes suivantes de l’article nécrologique que le commandant Courmes lui consacra dans le Lotus Bleu, et dont nous respectons scrupuleusement le style : « C’est une grande et vraiment noble existence qui vient de s’éteindre, parce que, si la duchesse ne se refusait pas à jouir de la fortune que Karma lui avait dispensée, elle en usait certainement plus encore en charités de tous genres dont le nombre et le détail seraient innombrables, et aussi en agissant éminemment sur le terrain de la haute bienfaisance intellectuelle, en répandant, surtout en France, sa patrie d’adoption, des flots de “Connaissance”… Spiritualiste de la première heure, la duchesse de Pomar était entrée dans la Société Théosophique dès son avènement, en 1876, et elle était intimement liée avec Mme Blavatsky. Elle était présidente de la branche française “Orient et Occident”, dont l’esprit théosophique, bien qu’indépendant, avait gardé un caractère plus spécialement chrétien, et même un peu spirite. Nous eussions assurément préféré qu’elle restât dans la donnée orientale qui nous paraît plus rapprochée des sources premières ; mais l’on sait que c’est le droit des théosophistes de suivre, dans leurs recherches vers la vérité, les voies qui conviennent le mieux à leurs dispositions naturelles »(7).

Ce sont des faits vraiment étranges que l’alliance de Mme de Pomar avec Mme Blavatsky et son école, et l’affirmation d’un but commun entre les mouvements dirigés par l’une et par l’autre ; ce qui n’est pas moins curieux peut-être, c’est le caractère extrêmement secret que la duchesse avait donné à son organisation. Voici en effet ce qu’elle écrivait à Arthur Arnould, dans une lettre que celui-ci publia en 1890 à l’occasion de la querelle avec Papus, ou que, plus exactement, il inséra dans un document qu’il qualifia de « strictement privé », mais qui fut cependant envoyé à des personnes étrangères à la Société Théosophique : « La Société Théosophique d’Orient et d’Occident, que j’ai l’honneur de présider, étant des plus ésotériques et par conséquent des plus secrètes, je ne comprends pas que le colonel Olcott ait eu l’imprudence d’en parler, car je l’avais prié de garder notre secret. Nos réunions sont tout à fait secrètes, et il nous est défendu d’en parler à qui que ce soit, en dehors de notre cercle assez nombreux maintenant et qui compte parmi ses membres quelques uns des plus grands esprits de la France, mais auquel on est admis seulement après la plus haute des initiations et des épreuves très sérieuses. Quand je vous dirai que nous recevons nos instructions directement des plus hautes sphères, vous comprendrez que nous désirions garder le plus strict secret… » Quelles étaient donc ces instructions et ces communications mystérieuses, dont les moyens n’étaient probablement pas très différents de ceux qui sont en usage chez les spirites ordinaires, et quelle était la mission que Mme de Pomar prétendait avoir reçue ? Dans une lettre datée du 2 février 1892, et dont nous avons l’original entre les mains, elle disait à ce sujet : « … Le culte que je professe pour Marie Stuart s’applique moins aux souvenirs de sa personnalité terrestre qu’à son individualité céleste(8), toujours vivante, et qui depuis plus de trente ans m’a donné de nombreuses preuves de sa présence spirituel (sic) auprès de moi. Cet être déjà si grand, si noble sur la terre, a continué à se développer selon la loi éternelle de la vie de l’Esprit, et aujourd’hui arrivée à posséder la vérité qui affranchit, elle a dépassé de beaucoup ses convictions religieuses d’autrefois(9). Sa mission est de donner aujourd’hui au monde, et spécialement à la France, les Vérités du Jour Nouveau qui doivent amener l’évolution de la race dans le sens d’une spiritualité plus haute, et j’ai eu le privilège d’être choisie par elle comme intermédiaire terrestre pour travailler à son œuvre. » Et plus loin, elle ajoutait encore que « cette Reine est aujourd’hui un Ange des plus hautes sphères célestes », sphères qu’elle appelait ailleurs le « Cercle du Christ » et le « Cercle de l’Étoile ».

Ce « Jour Nouveau » dont la duchesse de Pomar était ainsi chargée d’annoncer et de préparer la venue, c’était une nouvelle révélation, une ère qui devait succéder au Christianisme comme le Christianisme lui-même a succédé à l’ancienne Loi ; c’était, en un mot, la « venue du Saint-Esprit », conçu gnostiquement comme le « divin féminin »(10). C’était encore « la manifestation des fils et des filles de Dieu, non pas en tant qu’un être unique, mais comme plusieurs : cette race plus parfaite humanisera la terre, que nous savons avoir déjà passé par les périodes du développement minéral, végétal et animal, et nous voyons que cette dernière étape de développement est maintenant près de se compléter » ; et la duchesse va jusqu’à cette précision : « Nous pouvons dire véritablement que l’ancien monde a fini en 1881 et que le Seigneur a créé de nouveau un nouveau ciel et une terre nouvelle et que nous allons entrer dans la nouvelle année de Notre-Dame, 1882 »(11). Ces citations sont prises dans une curieuse brochure, remplie de calculs kabbalistiques, qui porte seulement comme titre les deux dates 1881-1882, et à la fin de laquelle on lit ceci : « Tandis que j’écris ces lignes, les heures de 1881, la dernière année de l’Ancienne Révélation, marchent rapidement vers la fin, et la première heure de l’Épouse céleste approche »(12). Il est permis de trouver que l’idée d’un Messie collectif, telle qu’elle est exprimée ici, a quelque chose d’assez bizarre ; elle n’est pourtant pas entièrement nouvelle, et nous signalerons sous ce rapport qu’on rencontre dans le Judaïsme des conceptions qui tendent à identifier le Messie avec le peuple d’Israël lui-même. Quoi qu’il en soit, c’est précisément le Messianisme, sous une forme ou sous une autre, qui semble donner la clef de cette « communauté de but » qu’affirmait Mme de Pomar à l’égard de la Société Théosophique, comme c’est aussi un Messianisme plus ou moins avoué qui est à la racine de bien d’autres mouvements « néo-spiritualistes ».

Si ce n’est guère que depuis une dizaine d’années qu’on a vu se formuler nettement, chez les théosophistes, la conception du « Messie futur », il n’en est pas moins vrai que celui-ci avait déjà été annoncé en ces termes par Mme Blavatsky elle-même : « Le prochain effort trouvera un corps, comptant un grand nombre de membres unis entre eux et prêts à accueillir le nouveau Porteur du flambeau de la Vérité. Les cœurs seront préparés à recevoir son message ; le langage qu’il lui faudra pour rendre les nouvelles vérités qu’il apportera, aura été trouvé ; une organisation toute faite attendra son arrivée, et s’empressera d’enlever de son chemin les obstacles et les difficultés d’une nature purement mécanique et matérielle. Réfléchissez un instant, et vous comprendrez ce que sera capable d’accomplir Celui auquel de telles circonstances tomberont en partage… »(13). Voilà donc bien le « but commun » des entreprises de Mme de Pomar et de Mme Blavatsky ; mais cette dernière, qui se gardait bien d’ailleurs d’avancer des dates précises, prophétisait probablement à coup sûr, car il est à supposer qu’elle avait donné pour mission secrète à sa Société, non seulement de préparer la voie à « Celui qui doit venir », mais encore de susciter son apparition même au moment qui semblerait propice. Cette mission, Mme Besant, ancienne secrétaire de Mme Blavatsky et sa dernière confidente, devait l’accomplir avec l’aide de son associé, l’ancien ministre anglican Charles W. Leadbeater, qui paraît jouer auprès d’elle un rôle assez analogue à celui d’Olcott auprès de la fondatrice de la Société ; seule, la tournure « chrétienne » qui a été donnée au mouvement messianique en voie de réalisation ne correspond peut-être pas entièrement aux vues de Mme Blavatsky, et encore, si l’on se reporte à ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, on peut voir que, même sur ce point, le désaccord est plus apparent que réel. Du reste, le caractère instable et fuyant de la pseudo-doctrine théosophiste a l’avantage de permettre les transformations les plus imprévues ; à ceux qui y voient des contradictions, on se contente de répondre qu’ils n’ont pas compris, comme le font aussi, en pareil cas, les défenseurs de l’intuitionnisme bergsonien.