CHAPITRE XXIII
L’Ordre de L’Étoile d’Orient
Faut-il croire que les chefs de la Société Théosophique, découragés par les insuccès que nous avons relatés, ont fini par renoncer à leurs entreprises messianiques ? Nous avons bien des raisons de penser qu’il n’en est rien : sous une forme ou sous une autre, avec ou sans Alcyone (et plus probablement sans lui, car nous avons entendu dire qu’on prépare déjà actuellement en secret un autre futur Messie, destiné à le remplacer), le mouvement se continuera, car le « groupe des Serviteurs » fonctionne toujours comme par le passé(A). Il est bien entendu que nous voulons parler ici du groupe réel, et non de celui des personnages plus ou moins fantastiques auxquels les théosophistes donnent aussi ce nom, et qu’ils regardent comme composant l’entourage du Bodhisattwa ; à vrai dire, du reste, ce dont il s’agit n’est pas un groupe unique et nettement défini, ce sont plutôt des groupes multiples et divers, formant autant d’organismes distincts en apparence de la Société Théosophique, mais créés et dirigés par elle ; l’ensemble de toutes ces associations constitue ce qu’on appelle l’« Ordre de Service de la Société Théosophique ». Nous y reviendrons plus loin ; pour le moment, nous voulons signaler seulement quelques-uns de ces groupements auxiliaires, et tout d’abord l’« Ordre du Soleil Levant », organisé à Bénarès par M. Arundale, puis transformé, le 11 janvier 1911, en « Ordre indépendant de l’Étoile d’Orient »(1), avec Alcyone comme chef nominal et Mme Besant comme « protectrice », « pour grouper tous ceux qui, tant dans le sein de la Société Théosophique qu’en dehors, croient à la venue de l’Instructeur Suprême du Monde ». On espère « que ses membres pourront faire quelque chose sur le plan physique pour préparer l’opinion publique à l’idée de cette venue, en créant une atmosphère de sympathie et de vénération, et qu’ils pourront, en s’unissant, former sur les plans supérieurs un instrument dont le Maître pourra se servir ». Cet Ordre « n’exclut personne, et reçoit tous ceux qui, quelle que soit la forme que revêt leur foi, partagent l’espoir commun » ; l’acceptation des principes suivants est seule nécessaire pour y être admis : « 1o Nous croyons qu’un Grand Instructeur fera prochainement son apparition dans le monde, et nous voulons faire en sorte de régler notre vie pour être dignes de Le reconnaître lorsqu’Il viendra. 2o Nous essaierons donc de L’avoir toujours présent à l’esprit, et de faire en Son nom, et par conséquent le mieux que nous pourrons, tout travail qui fera partie de nos occupations journalières. 3o Autant que nos devoirs habituels nous le permettront, nous nous efforcerons de consacrer chaque jour une partie de notre temps à quelque travail défini qui puisse servir à préparer Sa venue. 4o Nous nous efforcerons de faire du dévouement, de la persévérance et de la douceur les caractéristiques dominantes de notre vie journalière. 5o Nous nous efforcerons de commencer et de terminer chaque journée par une courte sentence destinée à Lui demander Sa bénédiction sur tout ce que nous essayons de faire pour Lui et en Son nom(2). 6o Nous essaierons, le considérant comme notre principal devoir, de reconnaître et de vénérer la grandeur sans distinction de personne, et de coopérer, autant que possible, avec ceux que nous sentons être spirituellement nos supérieurs. »
Sur les rapports de l’Ordre avec la Société Théosophique, voici ce que disait M. Leadbeater, en présence d’Alcyone, à une réunion de la section italienne à Gênes : « Tandis que la Société Théosophique demande de reconnaître la fraternité humaine, l’Ordre de l’Étoile d’Orient commande la croyance dans la venue d’un grand Maître et la soumission à ses six principes. D’autre part, on peut admettre les principes et les préceptes de l’Ordre sans accepter tous les enseignements de la Société Théosophique. La naissance de l’Ordre nous a révélé que, partout dans le monde, il y a des personnes qui attendent la venue du Maître, et grâce à lui on a pu les grouper… Le travail de l’Ordre et celui de la Société Théosophique sont identiques : élargir les idées des Chrétiens et de ceux qui croient qu’en dehors de leur petite Église il n’y a pas de salut ; enseigner que tous les hommes peuvent être sauvés… Pour une grande partie d’entre nous, la venue d’un grand Instructeur n’est qu’une croyance, mais, pour quelques-uns, c’est une certitude. Pour beaucoup, le Seigneur Maitreya n’est qu’un nom, alors qu’il est une grande entité pour certains d’entre nous qui l’ont vu et entendu souvent »(3). Un peu plus tard, ces déclarations allaient être contredites sur certains points par M. Arundale, affirmant au nom d’Alcyone que « l’Ordre n’indique pas quel est l’Instructeur Suprême pour la venue duquel il a été fondé », qu’« aucun membre n’a le droit de dire, par exemple, que l’Ordre attend la venue du Christ ou du Seigneur Maitreya », et qu’« il serait préjudiciable aux intérêts de l’Ordre et à ceux de la Société Théosophique de regarder comme identiques les objets de ces deux organisations »(4). Nous lisons encore ailleurs que, « si quelques membres croient que l’Instructeur du Monde se servira de tel ou tel corps (allusion évidente à la mission d’Alcyone), ce ne sont là que des opinions personnelles et non des croyances auxquelles les autres membres doivent adhérer » ; il est probable qu’il en aurait été autrement si les choses avaient mieux tourné. En tout cas, voilà un exemple très net de la façon dont les chefs théosophistes savent se plier aux circonstances et modifier, suivant l’opportunité, les apparences qui doivent leur permettre de pénétrer dans des milieux divers et d’y recruter des auxiliaires pour la réalisation de leurs plans.
Il a été créé des organisations qui sont adaptées à chacun des milieux qu’on veut atteindre ; il en est aussi qui s’adressent spécialement à la jeunesse et même à l’enfance. C’est ainsi que fut fondée, à côté de l’« Étoile d’Orient », une autre association dite des « Serviteurs de l’Étoile », ayant pour « protecteur » Krishnamurti et pour chef Nityânanda ; « tous les membres de cet Ordre, à l’exception des membres honoraires, doivent être âgés de moins de vingt et un ans, et le plus jeune enfant qui désire servir peut en faire partie »(5). Antérieurement, il existait déjà deux autres organisations du même genre : la « Chaîne d’Or » et la « Table Ronde »(B). La « Chaîne d’Or » est un « groupement d’entraînement spirituel », où les enfants sont admis à partir de sept ans, et dont le but (du moins le but avoué) est exprimé dans la formule que les membres doivent répéter tous les matins : « Je suis un chaînon d’or de la chaîne d’amour qui enserre le monde ; il faut que je reste fort et brillant. Je veux tâcher d’être doux et bon pour toute créature vivante, de protéger et d’aider tous ceux qui sont plus faibles que moi. Et j’essaierai de n’avoir que des pensées pures et belles, de ne prononcer que des paroles pures et belles, de n’accomplir que des actions pures et belles. Puissent tous les chaînons devenir brillants et forts »(6). Ce but apparaît comme à peu près identique à celui des « Ligues de Bonté » (Bands of Mercy), originaires d’Amérique, et introduites en Europe par M. Jérôme Périnet, de Genève ; ces Ligues sont d’inspiration manifestement protestante, et leurs jeunes adhérents doivent signer cette formule : « Je veux m’efforcer non seulement d’être bon pour toutes les créatures vivantes, mais d’empêcher qui que ce soit de les molester ou de leur nuire »(7). On espère, dit-on, que cet engagement d’honneur, cette initiation à la valeur du serment, élèvera très vite l’enfant à la dignité d’homme ; c’est ce que prétendent aussi les promoteurs du « Scoutisme », autre institution non moins pénétrée de l’esprit protestant, et qui, née en Angleterre, n’est pas sans rapports avec le mouvement théosophiste ; en France même, les théosophistes patronnèrent activement la « Ligue d’Éducation nationale », fondée en 1911 pour la propagation du « Scoutisme »(C).
S’il n’est pas ouvertement question de la venue du « Grand Instructeur » dans la « Chaîne d’Or », il n’en est pas de même dans la « Table Ronde », dont on peut faire partie comme « associé » à partir de treize ans, comme « compagnon » à partir de quinze ans, et comme « chevalier » à partir de vingt et un ans (il est à peine utile de signaler l’analogie, certainement voulue, de ces trois grades avec ceux de la Maçonnerie), et dont les membres doivent prêter le serment formel du secret. Là, il s’agit de « suivre le grand Roi que l’Occident a nommé Christ et l’Orient Bodhisattwa ; maintenant que l’espoir nous est donné de son retour prochain, le temps est venu de former des chevaliers qui prépareront Sa venue en Le servant dès à présent ; il est demandé à ceux qui entreront dans la Ligue de penser chaque jour à ce Roi, et de faire chaque jour une action pour Le servir ». Cette Ligue compta parmi ses premiers adhérents un certain nombre de dirigeants du mouvement « scoutiste », qui se donne aussi comme « une chevalerie nouvelle » ; au bout de peu de temps, elle eut des centres, non seulement en Angleterre et en Écosse, mais encore en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en Hongrie, en Amérique, en Australie et en Nouvelle-Zélande(8). En somme, c’est surtout un centre de recrutement pour l’« Étoile d’Orient », qui prétend être le noyau de la « religion nouvelle », le point de ralliement de tous ceux qui attendent la « venue du Seigneur »(9).
D’un autre côté, il se fonda en France et en Belgique, en 1913, une certaine « Confrérie des Mystères de Dieu », dont le titre semble inspiré de celui de la « Confrérie des Amis de Dieu » de Tauler, et qui se présentait en ces termes : « Tous les lecteurs du Christianisme Ésotérique et de quelques-uns des ouvrages de M. Mead sont familiarisés à l’idée des Mystères chrétiens. Une vive espérance largement répandue chez quelques étudiants est que les Mystères pourront être restaurés d’une manière que nous ne saurions prévoir(10), et qu’ainsi sera comblé un besoin profondément senti dans l’Église chrétienne. Dans cette espérance et avec la conviction que les temps sont venus, la Confrérie des Mystères de Dieu a été fondée avec ces deux buts : 1o rassembler en un seul corps, lier ensemble par des promesses solennelles de service et de fraternité, ceux des Chrétiens qui, dans une humble attitude d’attente pour être employés comme Il le jugera bon, veulent consacrer leur vie au service du Christ, et veulent vivre, étudier, prier et travailler dans l’espérance que les Mystères seront restaurés ; 2o l’étude en commun du Mysticisme chrétien, des légendes et des traditions mystiques, ainsi que des allusions éparses se rapportant aux Mystères chrétiens… Il doit être spécifié que le premier but de la Confrérie est basé sur la prochaine venue du Seigneur et implique la croyance en cette venue. Il est à espérer que les nombreux Chrétiens de l’Ordre de l’Étoile d’Orient intéressés dans le cérémonial et le symbolisme se joindront à la Confrérie et trouveront, dans sa ligne de travail, une occasion définie d’aider à préparer Son chemin et à aplanir Ses voies »(11)(D).
Enfin, sans doute pour faire concurrence à l’organisation rosicrucienne du Dr Steiner, entrée dans une tout autre direction, il fut créé un nouveau « Temple de la Rose-Croix », ayant pour objet « l’étude des Mystères, du Rosicrucianisme, de la Kabbale, de l’Astrologie, de la Franc-Maçonnerie, du symbolisme, du cérémonial chrétien et des traditions occultes qui se rencontrent en Occident »(12). Il y a là un certain nombre de choses passablement disparates ; on ne voit pas très bien, par exemple, ce que vient y faire l’astrologie, d’autant plus que les théosophistes avaient déjà à leur disposition, pour l’étude de celle-ci, une organisation spéciale, dirigée en Angleterre par M. Alan Leo et en France par M. L. Miéville, et ayant pour organe la revue Modern Astrology(13). Mais, du reste, ce n’était pas là le but essentiel du « Temple de la Rose-Croix », qui, bien que « n’ayant aucune relation officielle avec l’Ordre de l’Étoile d’Orient »(E), n’en devait pas moins « travailler à l’œuvre commune », c’est-à-dire à « préparer la voie du Seigneur », et, par ses formes rituéliques, « fournir la base d’une partie du grand aspect cérémoniel de la religion nouvelle »(14). Pourtant, tout cela n’était pas encore suffisant : pour donner un corps à cette « religion nouvelle », les chefs de la Société Théosophique voulaient avoir à leur disposition une Église véritable, revêtue officiellement d’une dénomination chrétienne, voire même catholique, et c’est, comme nous allons le voir maintenant, ce qui fut fait en ces dernières années.