CHAPITRE XXVII
Le moralisme théosophiste

Nous avons déjà eu l’occasion d’indiquer que, depuis la mort de Mme Blavatsky, le côté doctrinal du théosophisme avait perdu de son importance au profit du côté moral et sentimental ; ce n’est pas à dire, d’ailleurs, que ce dernier ait été absent à l’origine, puisque la « fraternité universelle » a toujours été le premier des trois buts proclamés par la Société Théosophique. Sous ce rapport, sinon en ce qui concerne la propagande théosophiste proprement dite, c’est Mme Blavatsky elle-même qui avait pris notamment l’initiative d’une action dans certains milieux ouvriers ; voici en effet ce qu’elle écrivait en 1890 : « À Londres, dans le vrai centre du matérialisme le plus luxueux, nous avons fondé, dans l’East-End, le premier club des Femmes-Ouvrières complètement libre de conditions et croyances théologiques. Jusqu’à ce jour, de pareils efforts ont été sectariens et ont imposé certaines croyances spéciales religieuses ; les nôtres sont basés sur la fraternité humaine seulement, et ne reconnaissent aucune différence de croyance comme barrière »(1). Il s’agissait donc là, dans la pensée de la fondatrice, d’une concurrence directe aux institutions charitables à caractère confessionnel, et cette concurrence devait être également portée sur d’autres terrains, particulièrement sur celui de l’éducation ; c’est dans ce sens qu’il faut entendre des déclarations comme celle-ci : « Le devoir de tous les Théosophes, ayant cet objet (de la fraternité universelle) en vue, est de propager une éducation non-sectaire, dans tous les pays et par tous les moyens pratiques »(2). Mais, de l’aveu même de nombreux théosophistes aujourd’hui dissidents, les œuvres d’éducation et autres de la Société Théosophique ont pris au contraire, avec Mme Besant, un caractère « sectaire » fort prononcé ; nous croyons d’ailleurs, pour notre part, que cette « évolution » fâcheuse était inévitable, car la Société Théosophique, qu’on le veuille ou non, est une secte comme une autre, et elle l’a toujours été, bien que son allure « pseudo-religieuse » soit certainement allée en s’accentuant. C’est précisément pour donner à leur mouvement le caractère d’une religion, tout en assurant cependant que telle n’est point leur intention, que les chefs actuels du théosophisme insistent tant sur le « moralisme », car ils croient, conformément à la conception protestante, que c’est là l’essentiel en toute religion : « Toutes recommandent les mêmes vertus et condamnent les mêmes vices, dit M. Leadbeater,… et les membres de toutes les religions sont d’accord pour déclarer qu’un homme, pour mériter le nom d’homme de bien, doit être juste, bienveillant, généreux et véridique »(3). C’est avec la même intention que les théosophistes développent surtout aujourd’hui des théories comme celles du « karma » et de la réincarnation, et qu’ils s’étendent complaisamment sur ce qu’elles ont de « consolant »(4) ; du moins, ce sont eux qui les trouvent telles, tandis que d’autres peuvent les apprécier d’une façon tout opposée : simple différence, au fond, dans les dispositions sentimentales de chacun ; mais l’important, quand on veut se rendre compte de la mentalité théosophiste, est de voir combien ce caractère « consolant » contribue à faire accepter des théories comme celles-là, indépendamment de toute justification logique qu’on ne saurait tenter sans quelque imprudence. Dans le fait d’avoir adopté une telle attitude, il y a le signe incontestable d’une faiblesse intellectuelle chez les dirigeants du théosophisme ; mais il y a encore autre chose : c’est la concurrence religieuse qui se poursuit, sous une forme différente de celle qu’elle revêtait au début ; pour rivaliser avec les religions, il fallait bien offrir des avantages comparables à ceux que trouve dans celles-ci le commun de leurs fidèles. Le théosophisme devait donc en arriver tôt ou tard, par la force des choses, à se présenter comme une secte religieuse ; qu’il l’avoue ou qu’il le nie, cela n’y change rien ; et cette secte, si l’on tient compte des origines de ses chefs, devait forcément avoir des tendances analogues à celles des sectes protestantes : c’est ce qui s’est produit effectivement, et ces tendances ont dans la prépondérance du « moralisme » une de leurs manifestations les plus significatives.

Si l’on se reporte à la liste des organisations auxiliaires de la Société Théosophique, que nous avons donnée dans le chapitre précédent, il est facile de se rendre compte que le but déclaré de presque toutes ces associations, en mettant à part celles qui ont un caractère très spécial et ouvertement théosophiste, se rattache à peu près exclusivement à un certain nombre d’idées directrices à base sentimentale : humanitarisme, pacifisme, antialcoolisme, végétarisme, qui sont particulièrement chères à la mentalité essentiellement « moraliste » du Protestantisme anglo-saxon. Certains mouvements actuels, certaines campagnes antialcooliques par exemple, ont des dessous fort curieux à étudier ; il serait très instructif d’y suivre, d’une part, l’influence du Protestantisme, et, d’autre part, celle de la Maçonnerie et des sociétés secrètes ; et nous ajouterons que l’étude du mouvement féministe, même en dehors de la « Co-Maçonnerie » dont nous avons parlé, ne serait pas moins intéressante au même point de vue. Nous nous bornerons ici à citer quelques exemples en ce qui concerne l’antialcoolisme et le végétarisme ; il est bien entendu que les organisations que nous allons mentionner n’ont aucun lien direct avec le théosophisme, mais il n’en est pas moins incontestable qu’elles procèdent du même esprit.

Il existe en Amérique(A) deux sociétés secrètes, l’une masculine et l’autre féminine, appelées « Fils de Jonadab » et « Filles Unies de Réchab », qui basent leur organisation sur ce verset biblique : « Nous ne boirons pas de vin, car Jonadab, fils de Réchab, notre père, nous a fait ce commandement, disant : Vous ne boirez pas de vin, ni vous ni vos fils à tout jamais »(5) ; aucun membre qui a rompu son engagement ne peut être réintégré par la suite. Une autre association analogue est l’« Ordre des Fils de la Tempérance », qui est réservé aux hommes, mais auquel se joignent celui des « Filles de la Tempérance », pour les femmes, et celui des « Cadets de la Tempérance », pour les jeunes gens. À la question : « Pourquoi cet Ordre possède-t-il des secrets ? », voici la réponse qui est donnée : « Une ancienne allégorie enseignait que l’Envie et l’Oisiveté se marièrent un jour, et qu’elles eurent un enfant, dont le nom fut Curiosité. Cet enfant vit encore sur la terre, où il est comme une sorte d’être omniprésent qui assure sa subsistance en dérobant un peu à l’un, un peu à l’autre, et quelque chose à tous. C’est pour éviter les trop fréquentes incursions de cette créature indiscrète et importune que les secrets furent introduits dans notre Ordre. » Nous donnons cette citation parce qu’elle est assez caractéristique de la mentalité spéciale qui règne dans tous ces groupements ; nous ne croyons pas qu’on ait jamais songé, avant l’époque contemporaine, à former des sociétés secrètes pour des buts aussi puérils. D’autre part, il existe dans la Maçonnerie anglaise des Loges spéciales, dites « Loges de tempérance », dont les membres prennent l’engagement de s’abstenir rigoureusement de toute boisson alcoolique. Enfin, nous signalerons l’« Ordre indépendant des Bons Templiers »(B), autre association d’origine américaine, qui exige aussi le serment formel du secret, sous prétexte d’habituer ses membres à être maîtres d’eux, et qui a de nombreuses attaches avec la Maçonnerie ; à côté des Loges d’adultes, où les membres des deux sexes sont admis à partir de seize ans, cet Ordre possède des Loges enfantines ou « Temples de la Jeunesse ». Il existe plusieurs branches de cette organisation dans divers pays d’Europe : Angleterre, pays scandinaves, Allemagne, Hongrie, Suisse, Belgique et France ; en 1906, le « Grand Chef Templier international » était M. Wawrinski, député au Parlement suédois ; le chef de la branche française est le Dr Legrain, médecin-chef de l’asile de Ville-Évrard(6).

L’antialcoolisme fait aussi partie des enseignements théosophistes : « L’alcool, a écrit Mme Blavatsky, est un pire ennemi que la viande pour l’avancement spirituel et moral, car, sous quelque forme que l’on s’en serve, la condition psychique de l’homme en éprouve une influence directe marquée et très nuisible »(7). Quant au végétarisme, les raisons pour lesquelles les théosophistes le préconisent sont de différentes sortes ; tout d’abord, on met en avant, là aussi, la question de l’« évolution spirituelle » : « L’homme qui se nourrit de la chair des animaux absorbe aussi quelques-unes des propriétés de l’animal dont cette chair provient. La Science Occulte enseigne et prouve à ses disciples, par une démonstration oculaire (sic), que l’effet “abrutissant” et “animal” produit sur l’homme par cette nourriture a le plus de force lorsqu’il s’agit de la chair des grands animaux, moins par celle des oiseaux, moins encore par celle des poissons et des autres animaux à sang froid, mais que la nourriture qui a le moins d’influence de ce genre est celle qui provient des végétaux… Nous conseillons réellement, à ceux qui veulent se vouer à une étude sérieuse, de ne prendre que la nourriture qui sera la moins lourde pour leurs cerveaux et pour leur corps et qui contribuera le moins à retarder et à entraver le développement de leur intuition, ainsi que de leurs pouvoirs et de leurs facultés intérieures »(8). Comme le montrent ces derniers mots, c’est surtout en vue de certains « entraînements psychiques » que le végétarisme est tout spécialement recommandé, sinon même imposé, aux membres de la « section ésotérique » ; mais, si Mme Blavatsky l’avait réellement cru aussi nécessaire à cet égard qu’elle le prétendait, il est probable qu’elle eût commencé par l’adopter pour son usage personnel, ce qu’elle ne fit jamais ; on ne peut, il est vrai, adresser le même reproche à Mme Besant. Les raisons précédentes sont assurément très discutables, mais, en tout cas, elles sont beaucoup moins ridicules que les considérations sentimentales qu’on y ajoute pour justifier le végétarisme d’une façon plus générale, et qui sont même celles sur lesquelles les théosophistes actuels paraissent insister le plus : nous sommes les frères des animaux, disent-ils, et on ne doit pas dévorer ses frères, même s’ils sont moins « évolués » que nous ; on pourrait leur répondre que, de la façon dont ils comprennent l’évolution, nous sommes aussi les frères des végétaux, voire même des minéraux, de sorte que leur raisonnement, rigoureusement poursuivi et appliqué, nous condamnerait à mourir de faim purement et simplement. Ce n’en est pas moins pour ce motif surtout que la plupart des théosophistes tiennent beaucoup au régime végétarien, auquel ils ajoutent toutefois d’ordinaire le lait et les œufs, qui sont pourtant bien des substances animales ; il est vrai qu’il y a dans le végétarisme plusieurs variétés et plusieurs degrés. Il ne s’agit pas, dans notre pensée, de condamner absolument le végétarisme en lui-même, mais ce qu’on peut dire raisonnablement, c’est que le régime alimentaire doit être uniquement affaire de climat, de race et de tempérament ; Papus a pu écrire très justement qu’« il faut être ignorant comme un théosophiste pour imposer à des Anglais le même régime alimentaire qu’à des Hindous »(9), et il raconte à ce propos le trait suivant : « À Londres, dans le quartier général d’une société mystique (la Société Théosophique), nous avons vu deux membres, la comtesse de W… et Mme M…(10), mourant littéralement de faim pour éviter de manger des “êtres vivants”, tandis que les fondateurs, sous prétexte de maladie, engouffraient à table de grandes tranches de poisson, suivies de monumentaux plats de riz et de légumes divers. Les dames désiraient avoir des “visions” ; en attendant, elles s’étaient procuré une jolie dose d’anémie cérébrale »(11).

Nous avons mentionné, parmi les créations théosophistes, la « Société Végétarienne de France », qui a pour organe la revue Hygie, conjointement avec la « Société Belge pour l’étude de la Réforme Alimentaire » ; il a existé antérieurement une autre publication similaire, intitulée La Réforme Alimentaire, qui se proposait en outre de « combattre la vaccine et les méthodes pasteuriennes ». Sur ce dernier point, nous avons déjà noté l’animosité de la doctoresse Anna Kingsford contre Pasteur, et aussi l’existence, dans l’« Ordre de Service de la Société Théosophique », d’une association anglaise ayant pour but l’« abolition de la vivisection, de la vaccination et de l’inoculation ». Ce sont là des opinions qui peuvent être parfaitement soutenables en elles-mêmes, mais qu’on s’étonne de voir si étroitement mêlées à toutes sortes de niaiseries sentimentales et « humanitaires » (ou mieux humane, comme disent les Anglais, d’un mot qui exprime une nuance à peu près intraduisible), ce qui ne peut que leur faire perdre tout caractère sérieux aux yeux de beaucoup de gens sensés.

Pour le végétarisme, nous pouvons trouver l’occasion de rapprochements tout à fait analogues à ceux que nous avons faits pour l’antialcoolisme ; et, pour commencer, nous dirons que la doctrine antoiniste, dont il a été question au chapitre précédent, recommande également le régime végétarien. D’un autre côté, nous connaissons une société secrète anglaise appelée « Ordre de la Réconciliation » (Order of the Atonement), dont le siège est à Brighton, et qui possède des « Grands Temples » à Paris, à Jérusalem et à Madras ; cette organisation se définit comme « un Ordre strictement templier et végétarien », deux choses entre lesquelles il est assurément difficile d’apercevoir la moindre relation logique ; du reste, on ne s’explique pas beaucoup mieux la dénomination de « Bons Templiers » appliquée à une association antialcoolique. Cet « Ordre de la Réconciliation » prétend tirer son origine « du Temple de Ioua (sic), dans la Cité Sainte », c’est-à-dire du Temple édifié par Salomon à Jérusalem, exactement comme la Maçonnerie ; ses membres prennent l’engagement de consacrer tous leurs efforts à hâter l’avènement de l’« Âge d’Or ». Cette dernière expression, qui désigne évidemment ici l’époque où les hommes s’abstiendront de toute nourriture animale, fait penser à une autre association, fondée en Angleterre en 1895, et qui porte précisément le nom d’« Ordre de l’Âge d’Or » ; les membres de cette organisation, qui se qualifient modestement de « Chevaliers de la Rédemption », vont beaucoup plus loin que les théosophistes dans le sens d’un strict végétarisme : non seulement ils proscrivent toute substance d’origine animale, mais encore ils sont « fruitariens » et s’abstiennent de tout aliment cuit ; il serait difficile de se montrer plus rigoureux. Cet Ordre, qui exprime son « idéal » en des formules particulièrement pompeuses et déclamatoires, a des adhérents dans l’Amérique du Nord, ce qui n’a rien d’étonnant, et même dans l’Inde ; dans cette dernière contrée, ils se recrutent à peu près exclusivement parmi les Jaïnistes. Le même Ordre compte parmi ses membres les plus éminents le Dr Wu-ting-fang, qui, en Chine, fut ministre dans le gouvernement provisoire révolutionnaire de Sun-yat-sen (qui, après s’être réfugié quelque temps au Japon, s’est fait récemment élire président d’une République chinoise du Sud, et qui, disons-le en passant, est protestant et appartient à la Maçonnerie américaine). Enfin, il revendiquait aussi comme « fruitarien » le président de la République mexicaine Francisco Madero (assassiné en 1913), qui était en même temps un occultiste et un Maçon de haut grade : il y a entre tout cela des relations bien inattendues(C). Mais en voilà assez sur ce sujet, que d’aucuns estimeront peut-être peu sérieux et peu digne de retenir l’attention ; si pourtant nous nous y sommes arrêté, c’est que ces choses, si extravagantes qu’elles soient, sont loin d’être aussi inoffensives et aussi négligeables que pourrait le croire un observateur trop superficiel ; c’est aussi qu’elles montrent assez clairement quels sont les courants de la mentalité moderne auxquels s’apparente le théosophisme, et nous pensons qu’il ne sera pas inutile d’insister encore sur ce dernier point.