CHAPITRE XXVIII
Théosophisme et Protestantisme

Il nous paraît hors de doute que certaines des tendances qui s’affirment dans la propagande théosophiste, surtout celles que nous avons qualifiées de « moralistes », portent la marque de l’esprit protestant, et, plus spécialement, de l’esprit du Protestantisme anglo-saxon. Nous ne voulons pas dire, certes, que ces tendances soient le monopole exclusif du Protestantisme ; mais c’est là qu’elles sont prépondérantes, et c’est de là qu’elles se sont répandues plus ou moins largement dans le monde moderne. Du reste, nous trouvons encore une analogie entre le théosophisme et les courants actuels du Protestantisme (surtout le « Protestantisme libéral », qui en est la forme extrême, et d’ailleurs l’aboutissement logique) dans le fait de substituer une « religiosité » vague à la religion proprement dite, en faisant prédominer les éléments sentimentaux sur l’intellectualité, au point d’en arriver à éliminer celle-ci à peu près entièrement ; n’est-ce pas là aussi ce qu’ont voulu faire, au sein du Catholicisme même, les modernistes, dont la mentalité, nous l’avons déjà dit, est au fond toute protestante ? Toutes ces tendances se tiennent de fort près, et il n’y a pas lieu de s’étonner que les théosophistes qui se disent catholiques (car il y en a) proclament en toute occasion leurs sympathies modernistes ou « modernisantes »(1). Nous avons dit aussi que, d’une façon générale, le « néo-spiritualisme » s’apparente au Protestantisme ; c’est surtout dans les pays protestants que les sectes qui s’y rattachent prennent naissance, se développent et se multiplient d’une façon invraisemblable, ce qui est l’indice d’un grave déséquilibre de la mentalité religieuse ; mais, de toutes ces sectes, le théosophisme est peut-être, avec quelques groupements spirites que l’on pourrait qualifier de « piétistes », celle où l’influence de l’esprit protestant apparaît le plus manifestement.

Si l’on examine les méthodes que le théosophisme emploie à sa diffusion, il est facile de voir qu’elles sont identiques à celles dont usent les sectes protestantes : de part et d’autre, c’est le même acharnement à la propagande, et c’est aussi la même souplesse insinuante pour atteindre les divers milieux que vise cette propagande, en créant toutes sortes d’associations, plus ou moins indépendantes en apparence, mais toutes destinées à concourir à la même œuvre. Faut-il rappeler ici, par exemple, l’action protestante qui s’exerce en tous pays au moyen de ces « Unions Chrétiennes de Jeunes Gens » (Y. M. C. A.)(A) et de leurs filiales(2), où tous sont admis sans distinction de confession religieuse, afin de faire aussi large que possible le champ d’un prosélytisme qui, pour être déguisé, n’en est pas moins ardent ? Et ce n’est pas tout : des associations comme celles-là, tout en se défendant d’être « confessionnelles », avouent cependant encore l’inspiration protestante qui les dirige ; mais, à côté d’elles, il en est d’autres qui affichent une neutralité absolue, et qui ne leur en sont pas moins étroitement rattachées, qui ont parfois à leur tête une partie du même personnel, ou qui, en tout cas, comptent une majorité protestante parmi leurs dirigeants. Telles sont les associations « neutres » de « boy-scouts », à côté des associations ouvertement protestantes(3) ; la même chose a lieu pour les ligues antialcooliques ; et les diverses sociétés secrètes ou demi-secrètes dont nous avons parlé au chapitre précédent, tout en étant « neutres » pour la plupart, n’en ont pas moins une origine essentiellement protestante. Or ce sont bien les mêmes caractères que l’on retrouve dans les multiples organisations auxiliaires qu’ont instituées les théosophistes : que ces organisations aient un but de propagande théosophiste avouée, qu’elles se proclament indépendantes et ouvertes à tous, tout en reconnaissant leur origine, ou même qu’elles dissimulent celle-ci plus ou moins soigneusement, toutes sont soumises, en fait, à une direction unique, toutes sont consacrées au « service » du théosophisme, directement ou indirectement, et parfois à l’insu d’une grande partie de leurs membres, parfaitement inconscients du rôle qu’on leur fait jouer.

Cette identité de tendances et de méthodes peut s’expliquer, d’une façon assez naturelle, par les origines protestantes des chefs du théosophisme et de la majorité de ses adhérents ; il y a même parmi eux bon nombre d’anciens « clergymen » qui, s’ils ont abandonné leur ministère, n’ont point pour cela changé leur mentalité, et qui la gardent intacte jusque sous le masque « vieux-catholique » qu’ils ont pris en dernier lieu. Mais faut-il s’en tenir là, et doit-on croire que l’esprit de concurrence religieuse oppose le théosophisme au Protestantisme proprement dit, comme il l’oppose, quoi qu’on en dise, au Catholicisme ? Le cas n’est pas du tout le même, car il faut tenir compte de la multiplicité indéfinie des sectes, qui est essentiellement inhérente au Protestantisme, comme conséquence de son affirmation du « libre examen », c’est-à-dire, en somme, de son absence de principes et d’autorité traditionnelle ; or les sectes protestantes sont bien aussi en concurrence entre elles, ce qui ne les empêche pas d’être unies par des liens très réels, car elles ne sont que des expressions diverses d’une même mentalité générale ; et, ici, la rivalité n’implique pas nécessairement une hostilité foncière, parce qu’il n’y a rien qui soit comparable à l’unité catholique. C’est pour les mêmes raisons que les Églises schismatiques qui se disent catholiques (nous ne parlons pas, bien entendu, des Églises orthodoxes orientales) tendent invinciblement à se rapprocher du Protestantisme, et présentent d’ailleurs le même phénomène de dispersion ; il serait même difficile de tracer, entre ces schismes et les communions protestantes, une ligne de démarcation bien nette : les Anglicans, par exemple, n’aiment-ils pas à s’affirmer catholiques ? Au fond, l’attitude du théosophisme à l’égard des sectes protestantes ne diffère pas sensiblement de celle qu’ont ces différentes sectes dans leurs rapports entre elles ; et c’est pourquoi les Hindous peuvent le regarder, dans son orientation actuelle tout au moins, comme une secte protestante nouvelle, qui est venue s’ajouter à toutes celles qui existaient déjà : une de plus ou de moins, dans une telle multitude, cela ne peut avoir qu’une assez médiocre importance. Du reste, nous avons connu des gens qui étaient passés successivement par diverses sectes protestantes, et qui étaient venus de là au théosophisme ou inversement ; ces gens sont de ceux dont un théosophiste belge démissionnaire a pu dire très justement qu’ils « donnent à certains groupes un air d’Armée du Salut »(4) ; et l’on a exactement la même impression en lisant certains passages des publications théosophistes, dont le ton est tout à fait semblable à celui des prêches protestants. De tels rapprochements ne sauraient être accidentels ; nous ne voulons pas dire, bien entendu, que le théosophisme procède de telle ou telle branche définie du Protestantisme ; mais, quand nous parlons du Protestantisme en général comme nous le faisons ici, il faut surtout entendre par là un certain état d’esprit, une certaine mentalité spéciale. C’est cet état d’esprit et cette mentalité que trahissent précisément toutes les analogies que nous avons relevées : ils sont bien ceux des théosophistes, comme ils sont, à des degrés divers, ceux de beaucoup d’autres « néo-spiritualistes », comme ils sont aussi, nous le répétons, ceux des modernistes et des « immanentistes » soi-disant catholiques, et encore, dans le domaine philosophique, ceux des pragmatistes et des intuitionnistes contemporains. Cela n’empêche pas, d’ailleurs, que, dans ces courants de pensée ou à leur point de départ, il peut y avoir des influences individuelles ou collectives s’exerçant d’une façon plus ou moins cachée, et favorisées dans leur action par l’enchevêtrement de tous ces groupements et de toutes ces écoles. Les divergences, si elles ne sont pas toutes superficielles, sont en tous cas beaucoup moins fondamentales que les tendances communes ; et l’on peut dire que tout se passe comme si l’on était en présence d’une multitude d’efforts tendant, chacun dans son domaine et selon ses moyens propres, à la réalisation d’un plan unique.

À propos des rapports du théosophisme avec le Protestantisme, une question se pose encore : si l’on estime que le théosophisme est antichrétien en principe et qu’il le demeure toujours malgré ses actuelles apparences « néo-chrétiennes », faudra-t-il donc en conclure que le Protestantisme, lorsque ses tendances sont poussées à l’extrême, doit logiquement aboutir à l’antichristianisme ? Si paradoxale qu’une telle conclusion paraisse peut-être au premier abord (et surtout quand on se souvient que beaucoup de sectes protestantes aiment à se dire « chrétiennes » sans épithète, ou encore « évangéliques »), il y a pourtant des faits qui sont tout au moins susceptibles de lui donner quelque vraisemblance(5) : tel est surtout le cas du « Protestantisme libéral », qui n’admet même plus la divinité du Christ, ou qui ne l’admet que comme une « façon de parler », et qui n’est plus, au fond, qu’un simple « moralisme » déguisé en pseudo-religion ; et cette dégénérescence est plus logique, à notre avis, que le moyen terme auquel s’arrête le Protestantisme qui se qualifie d’« orthodoxe », comme s’il pouvait y avoir une orthodoxie là où nulle règle ne peut intervenir efficacement pour limiter l’arbitraire des interprétations individuelles !

D’un autre côté, il faut encore noter que les idées messianiques et millénaristes prennent actuellement une singulière extension dans certaines sectes protestantes(B) : telle est, par exemple, celle des « Adventistes », qui annoncent pour une date peu éloignée la fin du monde et le retour du Christ glorieux. En outre, aujourd’hui plus que jamais, les prophètes et les Messies prétendus pullulent étrangement dans tous les milieux où l’on s’occupe d’occultisme ; nous en avons connu un certain nombre, en dehors d’Alcyone et du théosophisme, et on en annonce encore d’autres ; l’idée d’une prochaine « réincarnation du Christ » se répand maintenant dans les cercles spirites ; faut-il voir là un signe des temps ? Quoi qu’il en soit, et sans prétendre risquer la moindre prédiction, il est bien difficile, en présence de toutes ces choses, de s’empêcher de penser à ces paroles de l’Évangile : « Il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire, s’il était possible, les élus eux-mêmes »(6). Assurément, nous n’en sommes pas encore là ; les faux Messies que nous avons vus jusqu’ici n’ont fait que des prodiges d’une qualité fort inférieure, et ceux qui les ont suivis n’étaient probablement pas bien difficiles à séduire ; mais qui sait ce que nous réserve l’avenir ? Si l’on réfléchit que ces faux Messies n’ont jamais été que des instruments plus ou moins inconscients entre les mains de ceux qui les ont suscités(C), et si l’on se reporte en particulier à la série de tentatives faites successivement par les théosophistes, on est amené à penser que ce ne sont là que des essais, des expériences en quelque sorte, qui se renouvelleront sous des formes diverses jusqu’à ce que la réussite soit obtenue, et qui, en attendant, ont toujours pour résultat de jeter un certain trouble dans les esprits. Nous ne croyons pas, d’ailleurs, que les théosophistes, non plus que les occultistes et les spirites, soient de force à réussir pleinement par eux-mêmes une telle entreprise ; mais n’y aurait-il pas, derrière tous ces mouvements, quelque chose d’autrement redoutable, que leurs chefs mêmes ne connaissent peut-être pas, et dont ils ne sont pourtant à leur tour que de simples instruments ? Nous nous contenterons de poser cette dernière question sans chercher à la résoudre ici ; il faudrait, pour cela, faire intervenir des considérations extrêmement complexes, et qui nous entraîneraient bien au delà des limites que nous nous sommes fixées pour la présente étude.