CHAPITRE XXX
Conclusion

Nous avons voulu surtout, dans cette étude, faire œuvre d’information, et rassembler à cet effet une documentation dont les éléments, jusqu’ici, ne pouvaient se trouver qu’épars un peu partout ; quelques-uns étaient même d’un accès assez difficile pour tous ceux qui n’ont point été favorisés dans leurs recherches par des circonstances quelque peu exceptionnelles. Pour ce qui est des doctrines, si nous n’avons pas estimé utile, en raison de leur inconsistance trop évidente, de nous y arrêter plus longuement que nous ne l’avons fait, et si nous avons, là encore, donné surtout des citations, c’est que nous pensons, comme un autre de leurs adversaires, que « le moyen le plus sûr de les réfuter, c’est de les exposer brièvement en laissant parler les maîtres eux-mêmes »(1) ; et nous ajouterons que le meilleur moyen de combattre le théosophisme, c’est, à notre avis, d’exposer son histoire telle qu’elle est. Nous pouvons donc laisser au lecteur le soin d’en tirer lui-même toutes les conclusions qu’il n’est que trop facile de dégager, car nous en avons certainement dit assez pour que quiconque aura eu la patience de nous suivre jusqu’au bout soit en état de porter sur le théosophisme un jugement définitif. À tous ceux qui sont dépourvus de parti pris, le théosophisme apparaîtra probablement plutôt comme une mauvaise plaisanterie que comme une chose sérieuse ; mais, malheureusement, cette mauvaise plaisanterie, loin d’être inoffensive, a fait bien des victimes et continue à en faire de plus en plus (d’après Mme Besant, la Société Théosophique proprement dite, sans parler de ses nombreuses organisations auxiliaires, comptait en 1913 vingt-cinq mille membres actifs)(2)(A), et c’est là la raison principale qui nous a déterminé à entreprendre ce travail. Il faut dire aussi, d’ailleurs, que l’histoire de la Société Théosophique n’est pas dénuée d’intérêt en elle-même, car elle est assez instructive à divers égards ; elle soulève même bien des questions peu connues et que nous n’avons pu qu’indiquer en passant, parce que, pour les traiter d’une façon un peu approfondie, il aurait fallu entrer dans des considérations dépassant de beaucoup l’étendue et la portée du sujet que nous entendions traiter spécialement.

Notre exposé n’a pas la prétention d’être absolument complet sur tous les points ; mais, tel qu’il est, il est largement suffisant pour que les gens de bonne foi soient pleinement édifiés, et aussi pour que les théosophistes puissent se rendre compte que nous sommes très exactement informé de la plupart des particularités de leur histoire ; nous pouvons également les assurer que nous connaissons aussi bien qu’eux, et même mieux que beaucoup d’entre eux, le fond de leurs propres théories. Ils pourront donc se dispenser de rééditer contre nous le reproche d’« ignorance » qu’ils ont l’habitude d’adresser à leurs adversaires, car c’est à l’« ignorance » qu’ils attribuent généralement les attaques dont leur Société est l’objet, et, à la vérité, nous avons parfois constaté avec regret que certains avaient pu en effet donner prise à ce reproche, soit au point de vue historique, soit en ce qui concerne les théories. À ce propos, nous devons dire quelques mots d’une récente brochure intitulée L’Église et la Théosophie, reproduction d’une conférence faite par un théosophiste pour répondre à certaines attaques(3)(B), et dans laquelle se trouve mentionnée incidemment, sans commentaires, une étude portant le même titre que le présent volume, mais beaucoup moins développée, que nous avons fait paraître dans la Revue de Philosophie(4), et qui, d’ailleurs, n’en était alors qu’au début de sa publication.

À l’adversaire qu’il vise spécialement, l’auteur de cette brochure reproche amèrement, entre autres choses, d’avoir exposé les doctrines de la réincarnation et du « karma » sans prononcer une seule fois le mot d’« évolution » ; cette réclamation est, selon nous, assez justifiée, et on ne pourra assurément en dire autant contre nous, puisque, bien loin de commettre un tel « oubli », nous avons au contraire présenté l’idée évolutionniste comme constituant le centre même de toute la doctrine théosophiste. C’est à cette idée qu’il convient de s’attaquer avant tout, car, si on en montre l’inanité, tout le reste s’écroule par là même ; c’est là une réfutation autrement efficace que celle qui consiste à développer, contre les théories du « karma » et de la réincarnation, des arguments de sentiment qui valent tout juste autant que ceux que les théosophistes présentent en faveur des mêmes théories. Naturellement, ce n’est pas ici que nous pouvions songer à entreprendre une critique détaillée de l’évolutionnisme ; mais nous avons voulu établir que cette critique, qui peut être faite assez facilement, est valable en particulier contre le théosophisme, parce que, au fond, celui-ci n’est qu’une des nombreuses formes qu’a revêtues l’évolutionnisme, point de départ de presque toutes les erreurs spécifiquement modernes, et dont le prestige à notre époque n’est fait que d’un monstrueux amas de préjugés.

Un autre reproche que nous rencontrons dans la même brochure est celui d’« une confusion quant à la nature des méthodes de connaissance auxquelles est attribuée la documentation théosophique ». Sans aller au fond de la question et sans rechercher si cette confusion était aussi grave qu’on veut bien le dire, nous ferons cette simple remarque : l’adversaire qui est en cause avait eu tout d’abord le tort d’attribuer aux théosophistes une « théorie de la connaissance », ce qui, en réalité, ne correspond pas du tout à leur point de vue, de sorte que la confusion qu’il avait commise était surtout, à ce qu’il nous semble, entre le point de vue propre du théosophisme et celui de la philosophie, plus précisément de la philosophie moderne ; et, certes, les théosophistes ont bien assez de sottises à leur actif pour qu’on ne vienne pas, par surcroît, leur prêter celles d’autrui ! À cette occasion, il est encore une observation que nous pensons nécessaire de faire ici : quelques-uns s’étonneront probablement que, dans tout le cours de notre exposé, nous n’ayons pas prononcé le mot de « panthéisme », et pourtant c’est à dessein que nous nous en sommes abstenu ; nous savons bien que les théosophistes, ou du moins certains d’entre eux, se déclarent eux-mêmes assez volontiers « panthéistes », mais ce terme prête à équivoque, et il a été appliqué indistinctement à tant de doctrines diverses qu’on finit quelquefois par ne plus savoir au juste de quoi l’on parle quand on l’emploie, et qu’il faudrait bien des précautions pour lui restituer un sens précis et écarter toute confusion. De plus, il est des gens pour qui ce seul mot de « panthéisme » semble tenir lieu de toute réfutation sérieuse : dès qu’ils ont, à tort ou à raison, donné cette dénomination à une doctrine quelconque, ils croient pouvoir se dispenser de tout autre examen ; ce sont là des procédés de discussion qui ne sauraient être les nôtres.

Il est, toujours dans la même réponse, un troisième point que nous ne pouvons, pour notre part, qu’enregistrer avec une grande satisfaction, car c’est un véritable aveu qui vient, d’une façon assez inattendue, corroborer notre propre manière d’envisager les choses : c’est, en effet, une protestation contre « une identification abusive de la Théosophie au Brâhmanisme et à l’Hindouïsme ». Les théosophistes n’ont pas toujours parlé ainsi, loin de là, et ils n’ont guère ici le droit de se plaindre, car ce sont eux les premiers auteurs responsables de cette « identification abusive », bien plus abusive encore qu’ils ne le proclament aujourd’hui ; s’ils en sont arrivés là, c’est que, au lieu de leur être avantageuse comme elle pouvait l’être au début, une telle identification est devenue fort gênante pour leur « Christianisme ésotérique », d’où une nouvelle contradiction à ajouter à toutes les autres. Sans prétendre donner de conseils à personne, nous pensons que tous les adversaires des théosophistes devraient en prendre bonne note pour éviter de commettre certaines fautes à l’avenir ; au lieu de prendre prétexte de leur critique du théosophisme pour insulter les Hindous, comme nous l’avons entendu faire, en caricaturant odieusement leurs doctrines qu’ils ne connaissent point, ils devraient au contraire les regarder comme leurs alliés naturels dans cette lutte, car ils le sont effectivement et ne peuvent pas ne pas l’être : outre les raisons plus spéciales qu’ont les Hindous de détester profondément le théosophisme, celui-ci n’est pas plus acceptable pour eux que pour les Chrétiens (nous devrions plutôt dire pour les Catholiques, puisque le Protestantisme s’accommode de tout), et, d’une façon générale, pour tous ceux qui adhèrent à une doctrine ayant un caractère véritablement traditionnel.

Enfin, il y a un passage que nous tenons à citer, d’autant plus qu’il nous concerne en partie ; après avoir affirmé que le théosophisme « ne combat aucune religion » (nous avons montré ce qu’il faut en penser), le conférencier continue en ces termes : « C’est très joli, nous dira-t-on, mais il n’en est pas moins vrai que vous attaquez bel et bien la religion du seul fait que vous professez des idées contraires aux vérités qu’elle proclame. Mais, ce reproche, pourquoi ne l’adressez-vous pas à la science officielle et, tout spécialement, aux biologistes qui professent à la Faculté des Sciences des théories où le matérialisme trouve un total et définitif argument en faveur de sa thèse ?… Reconnaissez-vous donc à la Science des droits que vous refusez à la Théosophie, parce que, dans votre esprit, la Théosophie serait avant tout une religion, ou plutôt une pseudo-religion, comme l’écrit l’auteur dont j’ai signalé l’étude en cours de publication dans la Revue de Philosophie(C) ? C’est là une opinion à laquelle nous ne pouvons nous associer, et, bien que cherchant la vérité par d’autres méthodes que la Science moderne, nous sommes en droit de revendiquer le même privilège que le sien, celui de dire ce que nous croyons être la vérité »(5).

Nous ne savons ce que d’autres pourront ou voudront répondre à cela, mais, quant à nous, notre réponse sera des plus simples : nous ne professons pas le moindre respect à l’égard de la « Science moderne » et « officielle », de ses méthodes et de ses théories ; nous l’avons déjà montré ailleurs, et ce que nous disions tout à l’heure à propos de l’évolutionnisme en est encore une preuve. Nous ne reconnaissons donc à la science, non plus qu’à la philosophie, aucun droit de plus qu’au théosophisme, et nous sommes prêt à dénoncer tout aussi bien, le cas échéant, les fausses opinions des savants « officiels », à qui nous devons seulement reconnaître, en général, le mérite d’une certaine franchise qui fait trop souvent défaut aux théosophistes. Pour ceux d’entre ces derniers qui sont vraiment sincères, nous ne souhaitons rien tant que d’en éclairer le plus grand nombre possible, car nous savons qu’il est bien des personnes qui, entrées dans la Société Théosophique par simple curiosité ou par fantaisie de désœuvrés, ignorent tout de son histoire et presque tout de ses enseignements, et celles-là n’ont peut-être pas encore toutes subi la déformation mentale qui, à la longue, résulte inévitablement de la fréquentation d’un semblable milieu.

Nous n’ajouterons plus qu’un mot : si nous ne sommes pas de ceux qui aiment à parler « au nom de la Science » et qui mettent la « raison » au-dessus de tout, nous ne prétendons pas non plus le moins du monde parler « au nom de l’Église », et nous n’aurions d’ailleurs aucune qualité pour le faire ; si quelques théosophistes se sont imaginé une chose de ce genre (et la conférence sur L’Église et la Théosophie paraît l’indiquer), qu’ils se détrompent. Du reste, nous ne pensons pas que même leurs contradicteurs ecclésiastiques aient jamais fait cela, ni qu’ils aient pu parler ou écrire autrement qu’en leur nom personnel ; l’Église, à notre connaissance, n’est intervenue qu’une seule fois pour condamner le théosophisme et déclarer formellement que « ses doctrines ne sont pas conciliables avec la foi catholique »(6). En tout cas, pour notre part, l’attitude que nous avons prise à l’égard de ce que nous savons être l’erreur, et une erreur dangereuse pour la mentalité contemporaine, c’est en toute indépendance que nous l’avons adoptée ; nous ne nous associons à aucune campagne organisée, nous ne voulons pas même savoir s’il en existe, et nous nous permettons d’en douter quelque peu. Si les théosophistes veulent connaître les raisons de cette attitude qui est la nôtre, nous pouvons les assurer qu’il n’y en a point d’autres que celle-ci : c’est que, traduisant et appliquant mieux qu’ils ne le font la devise hindoue qu’ils se sont audacieusement appropriée, nous estimons qu’« il n’y a pas de droits supérieurs à ceux de la Vérité »(D).