CHAPITRE XL
Initiation sacerdotale
et initiation royale
Bien que ce qui vient d’être dit suffise en somme à caractériser assez nettement l’initiation sacerdotale et l’initiation royale, nous croyons devoir insister encore quelque peu sur la question de leurs rapports, en raison de certaines conceptions erronées que nous avons rencontrées de divers côtés, et qui tendent à présenter chacune de ces deux initiations comme formant par elle-même un tout complet, de telle sorte qu’on aurait affaire, non pas à deux degrés hiérarchiques différents, mais à deux types doctrinaux irréductibles. L’intention principale de ceux qui propagent une telle conception paraît être, en général, d’opposer les traditions orientales, qui seraient du type sacerdotal ou contemplatif, et les traditions occidentales, qui seraient du type royal et guerrier ou actif ; et, quand on ne va pas jusqu’à proclamer la supériorité de celles-ci sur celles-là, on prétend tout au moins les mettre sur un pied d’égalité. Ajoutons incidemment que ceci s’accompagne le plus souvent, en ce qui concerne les traditions occidentales, de vues historiques assez fantaisistes sur leur origine, telles, par exemple, que l’hypothèse d’une « tradition méditerranéenne » primitive et unique, qui très probablement n’a jamais existé.
En réalité, à l’origine, et antérieurement à la division des castes, les deux fonctions sacerdotale et royale n’existaient pas à l’état distinct et différencié ; elles étaient contenues l’une et l’autre dans leur principe commun, qui est au delà des castes, et dont celles-ci ne sont sorties que dans une phase ultérieure du cycle de l’humanité terrestre(1). Il est d’ailleurs évident que, dès que les castes ont été distinguées, toute organisation sociale a dû, sous une forme ou sous une autre, les comporter toutes également, puisqu’elles représentent différentes fonctions qui doivent nécessairement coexister ; on ne peut concevoir une société composée uniquement de Brâhmanes, ni une autre composée uniquement de Kshatriyas. La coexistence de ces fonctions implique normalement leur hiérarchisation, conformément à leur nature propre, et par conséquent celle des individus qui les remplissent ; le Brâhmane est supérieur au Kshatriya par nature, et non point parce qu’il a pris plus ou moins arbitrairement la première place dans la société ; il l’est parce que la connaissance est supérieure à l’action, parce que le domaine « métaphysique » est supérieur au domaine « physique », comme le principe est supérieur à ce qui en dérive ; et de là provient aussi, non moins naturellement, la distinction des « grands mystères », constituant proprement l’initiation sacerdotale, et des « petits mystères », constituant proprement l’initiation royale.
Cela étant, toute tradition, pour être régulière et complète, doit comporter à la fois, dans son aspect ésotérique, les deux initiations, ou plus exactement les deux parties de l’initiation, c’est-à-dire les « grands mystères » et les « petits mystères », la seconde étant d’ailleurs essentiellement subordonnée à la première, comme l’indiquent assez clairement les termes mêmes qui les désignent respectivement. Cette subordination n’a pu être niée que par les Kshatriyas révoltés, qui se sont efforcés de renverser les rapports normaux, et qui, dans certains cas, ont pu réussir à constituer une sorte de tradition irrégulière et incomplète, réduite à ce qui correspond au domaine des « petits mystères », le seul dont ils avaient la connaissance, et présentant faussement ceux-ci comme la doctrine totale(2). Dans un pareil cas, l’initiation royale seule subsiste, d’ailleurs dégénérée et déviée par le fait même qu’elle n’est plus rattachée au principe qui la légitimait ; quant au cas contraire, celui où l’initiation sacerdotale seule existerait, il est assurément impossible d’en trouver nulle part le moindre exemple. Cela suffit à remettre les choses au point : s’il y a vraiment deux types d’organisations traditionnelles et initiatiques, c’est que l’un est régulier et normal et l’autre irrégulier et anormal, l’un complet et l’autre incomplet (et, faut-il ajouter, incomplet par en haut) ; il ne saurait en être autrement, et cela d’une façon absolument générale, en Occident aussi bien qu’en Orient.
Certes, dans l’état actuel des choses tout au moins, comme nous l’avons dit en maintes occasions, les tendances contemplatives sont beaucoup plus largement répandues en Orient et les tendances actives (ou plutôt « agissantes » au sens le plus extérieur) en Occident ; mais ce n’est là, malgré tout, qu’une question de proportion, et non pas d’exclusivité. S’il y avait une organisation traditionnelle en Occident (et nous voulons dire ici une organisation traditionnelle intégrale, possédant effectivement les deux aspects ésotérique et exotérique), elle devrait normalement, tout aussi bien que celles de l’Orient, comporter à la fois l’initiation sacerdotale et l’initiation royale, quelles que soient les formes particulières qu’elles puissent prendre pour s’adapter aux conditions du milieu, mais toujours avec reconnaissance de la supériorité de la première sur la seconde, et cela quel que soit d’ailleurs le nombre des individus qui seraient respectivement aptes à recevoir l’une ou l’autre de ces deux initiations, car le nombre n’y fait rien et ne saurait aucunement modifier ce qui est inhérent à la nature même des choses(3).
Ce qui peut faire illusion, c’est qu’en Occident, bien que l’initiation royale n’existe pas plus actuellement que l’initiation sacerdotale(4), on retrouve plus facilement les vestiges de la première que ceux de la seconde ; cela tient avant tout aux liens qui existent généralement entre l’initiation royale et les initiations de métier, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, et en raison desquels de tels vestiges peuvent se rencontrer dans les organisations dérivées de ces initiations de métier et qui subsistent encore aujourd’hui dans le monde occidental(5). Il y a même aussi quelque chose de plus : par un phénomène assez étrange, on voit parfois reparaître, d’une façon plus ou moins fragmentaire, mais néanmoins très reconnaissable, quelque chose de ces traditions diminuées et déviées qui furent, en des circonstances fort diverses de temps et de lieux, le produit de la révolte des Kshatriyas, et dont le caractère « naturaliste » constitue toujours la marque principale(6). Sans y insister davantage, nous signalerons seulement la prépondérance accordée fréquemment, en pareil cas, à un certain point de vue « magique » (et il ne faut d’ailleurs pas entendre exclusivement par là la recherche d’effets extérieurs plus ou moins extraordinaires, comme il en est lorsqu’il ne s’agit que de pseudo-initiation), résultat de l’altération des sciences traditionnelles séparées de leur principe métaphysique(7).
Le « mélange des castes », c’est-à-dire en somme la destruction de toute vraie hiérarchie, caractéristique de la dernière période du Kali-Yuga(8), rend d’ailleurs plus difficile, surtout pour ceux qui ne vont pas jusqu’au fond des choses, de déterminer exactement la nature réelle d’éléments comme ceux auxquels nous faisons allusion ; et encore ne sommes-nous sans doute pas arrivés au degré le plus extrême de la confusion. Le cycle historique, parti d’un niveau supérieur à la distinction des castes, doit aboutir, par une descente graduelle dont nous avons retracé ailleurs les différentes étapes(9), à un niveau inférieur à cette même distinction, car il y a évidemment, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, deux façons opposées d’être en dehors des castes : on peut être au delà ou en deçà, au-dessus de la plus haute ou au-dessous de la plus basse d’entre elles ; et, si le premier de ces deux cas était normalement celui des hommes du début du cycle, le second sera devenu celui de l’immense majorité dans sa phase finale ; on en voit dès maintenant des indices assez nets pour qu’il soit inutile de nous y arrêter davantage, car, à moins d’être complètement aveuglé par certains préjugés, nul ne peut nier que la tendance au nivellement par en bas soit un des caractères les plus frappants de l’époque actuelle(10).
On pourrait cependant objecter ceci : si la fin d’un cycle doit nécessairement coïncider avec le commencement d’un autre, comment le point le plus bas pourra-il rejoindre le point le plus haut ? Nous avons déjà répondu ailleurs à cette question(11) : un redressement devra s’opérer en effet, et ne sera possible précisément que lorsque le point le plus bas aura été atteint : ceci se rattache proprement au secret du « renversement des pôles ». Ce redressement devra d’ailleurs être préparé, même visiblement, avant la fin du cycle actuel ; mais il ne pourra l’être que par celui qui, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident, manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale. Il serait d’ailleurs vain de vouloir chercher dès maintenant à savoir quand et comment une telle manifestation se produira, et sans doute sera-t-elle fort différente de tout ce qu’on pourrait imaginer à ce sujet ; les « mystères du Pôle » (el-asrâr-el-qutbâniyah) sont assurément bien gardés, et rien n’en pourra être connu à l’extérieur avant que le temps fixé ne soit accompli.