CHAPITRE XLVI
Sur deux devises initiatiques
Il est, dans les hauts grades de la Maçonnerie écossaise, deux devises dont le sens se rapporte à quelques-unes des considérations que nous avons exposées précédemment : l’une est Post Tenebras Lux, et l’autre Ordo ab Chao ; et, à vrai dire, leur signification est si étroitement connexe qu’elle est presque identique, bien que la seconde soit peut-être susceptible d’une application plus étendue(1). Elles se réfèrent en effet l’une et l’autre à l’« illumination » initiatique, la première directement et la seconde par voie de conséquence, puisque c’est la vibration originelle du Fiat Lux qui détermine le début du processus cosmogonique par lequel le « chaos » sera ordonné pour devenir le « cosmos »(2). Les ténèbres représentent toujours, dans le symbolisme traditionnel, l’état des potentialités non développées qui constituent le « chaos »(3) ; et, corrélativement, la lumière est mise en rapport avec le monde manifesté, dans lequel ces potentialités seront actualisées, c’est-à-dire le « cosmos »(4), cette actualisation étant déterminée ou « mesurée », à chaque moment du processus de manifestation, par l’extension des « rayons solaires » partis du point central où a été proféré le Fiat Lux initial.
La lumière est donc bien « après les ténèbres », et cela non seulement au point de vue « macrocosmique », mais également au point de vue « microcosmique » qui est celui de l’initiation, puisque, à cet égard, les ténèbres représentent le monde profane, d’où vient le récipiendaire, ou l’état profane dans lequel celui-ci se trouve tout d’abord, jusqu’au moment précis où il deviendra initié en « recevant la lumière ». Par l’initiation, l’être passe donc « des ténèbres à la lumière », comme le monde, à son origine même (et le symbolisme de la « naissance » est pareillement applicable dans les deux cas), y est passé par l’acte du Verbe créateur et ordonnateur(5) ; et ainsi l’initiation est véritablement, suivant un caractère d’ailleurs très général des rites traditionnels, une image de « ce qui a été fait au commencement ».
D’autre part, le « cosmos », en tant qu’« ordre » ou ensemble ordonné de possibilités, n’est pas seulement tiré du « chaos » en tant qu’état « non-ordonné », mais il est encore produit proprement à partir de celui-ci (ab Chao), où ces mêmes possibilités sont contenues à l’état potentiel et « indistingué », et qui est ainsi la materia prima (en un sens relatif, c’est-à-dire, plus exactement et par rapport à la véritable materia prima ou substance universelle, la materia secunda d’un monde particulier)(6) ou le point de départ « substantiel » de la manifestation de ce monde, de même que le Fiat Lux en est, de son côté, le point de départ « essentiel ». D’une façon analogue, l’état de l’être antérieurement à l’initiation constitue la substance « indistinguée » de tout ce qu’il pourra devenir effectivement par la suite(7), car, ainsi que nous l’avons déjà dit précédemment, l’initiation ne peut pas avoir pour effet d’introduire en lui des possibilités qui n’y auraient pas été tout d’abord (et c’est d’ailleurs la raison d’être des qualifications requises comme condition préalable), pas plus que le Fiat Lux cosmogonique n’ajoute « substantiellement » quoi que ce soit aux possibilités du monde pour lequel il est proféré ; mais ces possibilités ne s’y trouvent encore qu’à l’état « chaotique et ténébreux »(8), et il faut l’« illumination » pour qu’elles puissent commencer à s’ordonner et, par là même, à passer de la puissance à l’acte. Il doit être bien compris, en effet, que ce passage ne s’effectue pas instantanément, mais qu’il se continue au cours de tout le travail initiatique, de même que, au point de vue « macrocosmique », il se poursuit durant tout le cours du cycle de manifestation du monde considéré ; le « cosmos » ou l’« ordre » n’existe encore que virtuellement du fait du Fiat Lux initial (qui, en lui-même, doit d’ailleurs être regardé comme ayant un caractère proprement « intemporel », puisqu’il précède le déroulement du cycle de manifestation et ne peut donc se situer à l’intérieur de celui-ci), et, de même, l’initiation n’est que virtuellement accomplie par la communication de l’influence spirituelle dont la lumière est en quelque sorte le « support » rituélique.
Les autres considérations que l’on peut encore déduire de la devise Ordo ab Chao se rapportent plutôt au rôle des organisations initiatiques à l’égard du monde extérieur : puisque, comme nous venons de le dire, la réalisation de l’« ordre », en tant qu’elle ne fait qu’un avec celle de la manifestation elle-même dans le domaine d’un état d’existence tel que notre monde, se poursuit d’une façon continue jusqu’à l’épuisement des possibilités qui y sont impliquées (épuisement par lequel est atteinte l’extrême limite jusqu’où peut s’étendre la « mesure » de ce monde), tous les êtres qui sont capables d’en prendre conscience doivent, chacun à sa place et suivant ses possibilités propres, concourir effectivement à cette réalisation, qui est aussi désignée comme celle du « plan du Grand Architecte de l’Univers », dans l’ordre général et extérieur, en même temps que chacun d’eux, par le travail initiatique proprement dit, réalise en lui-même, intérieurement et en particulier, le plan qui correspond à celui-là au point de vue « microcosmique ». On peut facilement comprendre que ceci soit susceptible, dans tous les domaines, d’applications diverses et multiples ; ainsi, en ce qui concerne plus spécialement l’ordre social, ce dont il s’agit pourra se traduire par la constitution d’une organisation traditionnelle complète, sous l’inspiration des organisations initiatiques qui, en constituant la partie ésotérique, seront comme l’« esprit » même de tout l’ensemble de cette organisation sociale(9) ; et celle-ci représente bien en effet, même sous le rapport exotérique, un « ordre » véritable, par opposition au « chaos » représenté par l’état purement profane auquel correspond l’absence d’une telle organisation.
Nous mentionnerons encore, sans y insister outre mesure, une autre signification d’un caractère plus particulier, qui est d’ailleurs liée assez directement à celle que nous venons d’indiquer en dernier lieu, car elle se réfère en somme au même domaine : cette signification se rapporte à l’utilisation, pour les faire concourir à la réalisation du même plan d’ensemble, d’organisations extérieures, inconscientes de ce plan comme telles, et apparemment opposées les unes aux autres, sous une direction « invisible » unique, qui est elle-même au delà de toutes les oppositions ; nous y avons déjà fait allusion précédemment, en signalant que ceci avait trouvé son application, d’une façon particulièrement nette, dans la tradition extrême-orientale. En elles-mêmes, les oppositions, par l’action désordonnée qu’elles produisent, constituent bien une sorte de « chaos » au moins apparent ; mais il s’agit précisément de faire servir ce « chaos » même (en le prenant en quelque sorte comme la « matière » sur laquelle s’exerce l’action de l’« esprit » représenté par les organisations initiatiques de l’ordre le plus élevé et le plus « intérieur ») à la réalisation de l’« ordre » général, de même que, dans l’ensemble du « cosmos », toutes les choses qui paraissent s’opposer entre elles n’en sont pas moins réellement, en définitive, des éléments de l’ordre total. Pour qu’il en soit effectivement ainsi, il faut que ce qui préside à l’« ordre » remplisse, par rapport au monde extérieur, la fonction du « moteur immobile » : celui-ci, se tenant au point fixe qui est le centre de la « roue cosmique », est par là même comme le pivot autour duquel tourne cette roue, la norme sur laquelle se règle son mouvement ; il ne peut l’être que parce qu’il ne participe pas lui-même à ce mouvement, et il l’est sans avoir à y intervenir expressément, donc sans se mêler en aucune façon à l’action extérieure, qui appartient tout entière à la circonférence de la roue(10). Tout ce qui est entraîné dans les révolutions de celle-ci n’est que modifications contingentes qui changent et passent ; seul demeure ce qui, étant uni au Principe, se tient invariablement au centre, immuable comme le Principe même ; et le centre, que rien ne peut affecter dans son unité indifférenciée, est le point de départ de la multitude indéfinie de ces modifications qui constituent la manifestation universelle ; et il est aussi en même temps leur point d’aboutissement, car c’est par rapport à lui qu’elles sont toutes ordonnées finalement, de même que les puissances de tout être sont nécessairement ordonnées en vue de sa réintégration finale dans l’immutabilité principielle.