CHAPITRE III
Mesure et manifestation
Si nous estimons préférable d’éviter l’emploi du mot « matière » tant que nous n’avons pas à examiner spécialement les conceptions modernes, il doit être bien entendu que la raison en est dans les confusions qu’il fait naître inévitablement, car il est impossible qu’il n’évoque pas avant tout, et cela même chez ceux qui connaissent le sens différent qu’il avait pour les scolastiques, l’idée de ce que les physiciens modernes désignent ainsi, cette acception récente étant la seule qui s’attache à ce mot dans le langage courant. Or cette idée, comme nous l’avons déjà dit, ne se rencontre dans aucune doctrine traditionnelle, qu’elle soit orientale ou occidentale ; cela montre tout au moins que, même dans la mesure où il serait possible de l’admettre légitimement en la débarrassant de certains éléments hétéroclites ou même nettement contradictoires, une telle idée n’a rien de véritablement essentiel et ne se rapporte en réalité qu’à une façon très particulière d’envisager les choses. En même temps, puisqu’il ne s’agit là que d’une idée très récente, il va de soi qu’elle n’est pas impliquée dans le mot lui-même, qui lui est fort antérieur, et dont la signification originelle doit par conséquent en être entièrement indépendante ; mais il faut d’ailleurs reconnaître que ce mot est de ceux dont il est fort difficile de déterminer exactement la véritable dérivation étymologique, comme si une obscurité plus ou moins impénétrable devait décidément envelopper tout ce qui se rapporte à la « matière », et il n’est guère possible, à cet égard, de faire plus que de discerner certaines idées qui sont associées à sa racine, ce qui du reste n’est pas sans présenter un certain intérêt, même si l’on ne peut pas préciser quelle est, parmi ces idées, celle qui tient de plus près au sens primitif.
L’association qui semble avoir été le plus souvent remarquée est celle qui rattache materia à mater, et cela convient bien en effet à la substance, en tant que celle-ci est un principe passif, ou symboliquement « féminin » : on peut dire que Prakriti joue le rôle « maternel » par rapport à la manifestation, de même que Purusha joue le rôle « paternel » ; et il en est également ainsi à tous les degrés où l’on peut envisager analogiquement une corrélation d’essence et de substance(1). D’autre part, il est possible aussi de rattacher le même mot materia au verbe latin metiri, « mesurer » (et nous allons voir qu’il existe ici en sanscrit une forme qui en est plus proche encore) ; mais qui dit « mesure » dit par là même détermination, et ceci ne s’applique plus à l’absolue indétermination de la substance universelle ou de la materia prima, mais doit plutôt se référer à quelque autre signification plus restreinte ; c’est là précisément le point que nous nous proposons d’examiner maintenant d’une façon plus particulière.
Comme le dit à ce sujet Ananda K. Coomaraswamy, « pour tout ce qui peut être conçu ou perçu (dans le monde manifesté), le sanscrit a seulement l’expression nâma-rûpa, dont les deux termes correspondent à l’“intelligible” et au “sensible” (considérés comme deux aspects complémentaires se référant respectivement à l’essence et à la substance des choses)(2). Il est vrai que le mot mâtrâ, qui signifie littéralement “mesure”, est l’équivalent étymologique de materia ; mais ce qui est ainsi “mesuré”, ce n’est pas la “matière” des physiciens, ce sont les possibilités de manifestation qui sont inhérentes à l’esprit (Âtmâ) »(3). Cette idée de « mesure », mise ainsi en rapport direct avec la manifestation elle-même, est fort importante, et d’ailleurs elle est bien loin d’être exclusivement propre à la seule tradition hindoue, que M. Coomaraswamy a ici plus spécialement en vue ; en fait, on pourrait dire qu’elle se retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les doctrines traditionnelles, et, bien que naturellement nous ne puissions pas avoir la prétention d’indiquer présentement toutes les concordances qu’on pourrait relever à cet égard, nous tâcherons cependant d’en dire assez pour justifier cette assertion, tout en éclaircissant, autant qu’il nous sera possible de le faire, ce symbolisme de la « mesure » qui tient notamment une grande place dans certaines formes initiatiques.
La mesure, entendue dans son sens littéral, se rapporte principalement au domaine de la quantité continue, c’est-à-dire, de la façon la plus directe, aux choses qui possèdent un caractère spatial (car le temps lui-même, bien qu’également continu, ne peut être mesuré qu’indirectement, en le rattachant en quelque sorte à l’espace par l’intermédiaire du mouvement qui établit une relation entre l’un et l’autre) ; cela revient à dire qu’elle se rapporte en somme, soit à l’étendue elle-même, soit à ce qu’on est convenu d’appeler la « matière corporelle », en raison du caractère étendu que celle-ci possède nécessairement, ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que sa nature, comme l’a prétendu Descartes, se réduise purement et simplement à l’étendue. Dans le premier cas, la mesure est plus proprement « géométrique » ; dans le second, on pourrait la dire plutôt « physique », au sens ordinaire de ce mot ; mais, en réalité, ce second cas se ramène au premier, puisque c’est en tant qu’ils se situent dans l’étendue et qu’ils en occupent une certaine portion définie que les corps sont immédiatement mesurables, tandis que leurs autres propriétés ne sont susceptibles de mesure qu’autant qu’elles peuvent être rapportées d’une certaine façon à l’étendue. Nous sommes ici, comme nous l’avions prévu, bien loin de la materia prima, qui en effet, dans son « indistinction » absolue, ne peut ni être mesurée en aucune façon ni servir à mesurer quoi que ce soit ; mais nous devons nous demander si cette notion de la mesure ne se lie pas plus ou moins étroitement à ce qui constitue la materia secunda de notre monde, et, effectivement, ce lien existe du fait que celle-ci est signata quantitate. En effet, si la mesure concerne directement l’étendue et ce qui est contenu en elle, c’est par l’aspect quantitatif de cette étendue qu’elle est rendue possible ; mais la quantité continue n’est elle-même, comme nous l’avons expliqué, qu’un mode dérivé de la quantité, c’est-à-dire qu’elle n’est proprement quantité que par sa participation à la quantité pure, qui, elle, est inhérente à la materia secunda du monde corporel ; et, ajouterons-nous, c’est parce que le continu n’est pas la quantité pure que la mesure présente toujours une certaine imperfection dans son expression numérique, la discontinuité du nombre rendant impossible son application adéquate à la détermination des grandeurs continues. Le nombre est bien véritablement la base de toute mesure, mais, tant qu’on ne considère que le nombre, on ne peut pas parler de mesure, celle-ci étant l’application du nombre à quelque chose d’autre, application qui est toujours possible, dans certaines limites, c’est-à-dire en tenant compte de l’« inadéquation » que nous venons d’indiquer, pour tout ce qui est soumis à la condition quantitative, ou, en d’autres termes, pour tout ce qui appartient au domaine de la manifestation corporelle. Seulement, et nous revenons ici à l’idée exprimée par A. Coomaraswamy, il faut bien prendre garde que, en réalité, et en dépit de certains abus du langage ordinaire, la quantité n’est pas ce qui est mesuré, mais au contraire ce par quoi les choses sont mesurées ; et, en outre, on peut dire que la mesure est par rapport au nombre, en sens inversement analogique, ce qu’est la manifestation par rapport à son principe essentiel.
Maintenant, il est bien entendu que, pour étendre l’idée de la mesure au delà du monde corporel, il est nécessaire de la transposer analogiquement : l’espace étant le lieu de manifestation des possibilités d’ordre corporel, on pourra s’en servir pour représenter tout le domaine de la manifestation universelle, qui autrement ne serait pas « représentable » ; et ainsi l’idée de mesure, appliquée à celui-ci, appartient essentiellement à ce symbolisme spatial dont nous avons si souvent à signaler des exemples. Au fond, la mesure est alors une « assignation » ou une « détermination », nécessairement impliquée par toute manifestation, dans quelque ordre et sous quelque mode que ce soit ; cette détermination est naturellement conforme aux conditions de chaque état d’existence, et même, en un certain sens, elle s’identifie à ces conditions elles-mêmes ; elle n’est véritablement quantitative que dans notre monde, puisque la quantité n’est en définitive, aussi bien d’ailleurs que l’espace et le temps, qu’une des conditions spéciales de l’existence corporelle. Mais il y a, dans tous les mondes, une détermination qui peut être symbolisée pour nous par cette détermination quantitative qu’est la mesure, puisqu’elle est ce qui y correspond en tenant compte de la différence des conditions ; et l’on peut dire que c’est par cette détermination que ces mondes, avec tout ce qu’ils contiennent, sont réalisés ou « actualisés » comme tels, puisqu’elle ne fait qu’un avec le processus même de la manifestation. M. Coomaraswamy remarque que « le concept platonicien et néo-platonicien de “mesure” (μέτρον) concorde avec le concept indien : le “non-mesuré” est ce qui n’a pas encore été défini ; le “mesuré” est le contenu défini ou fini du “cosmos”, c’est-à-dire de l’univers “ordonné” ; le “non-mesurable” est l’infini, qui est la source à la fois de l’indéfini et du fini, et qui demeure inaffecté par la définition de ce qui est définissable », c’est-à-dire par la réalisation des possibilités de manifestation qu’il porte en lui.
On voit ici que l’idée de mesure est en connexion intime avec celle d’« ordre » (en sanscrit rita), qui se rapporte à la production de l’univers manifesté, celle-ci étant, suivant le sens étymologique du mot grec κόσμος, une production de l’« ordre » à partir du « chaos » ; ce dernier est l’indéfini, au sens platonicien, et le « cosmos » est le défini(4). Cette production est aussi assimilée par toutes les traditions à une « illumination » (le Fiat Lux de la Genèse), le « chaos » étant identifié symboliquement aux « ténèbres » : c’est la potentialité à partir de laquelle s’« actualisera » la manifestation, c’est-à-dire en somme le côté substantiel du monde, qui est ainsi décrit comme le pôle ténébreux de l’existence, tandis que l’essence en est le pôle lumineux, puisque c’est son influence qui effectivement illumine ce « chaos » pour en tirer le « cosmos » ; et, d’autre part, ceci s’accorde avec le rapprochement des différentes significations impliquées en sanscrit dans le mot srishti, qui désigne la production de la manifestation, et qui contient à la fois les idées d’« expression », de « conception » et de « rayonnement lumineux »(5). Les rayons solaires font apparaître les choses qu’ils éclairent, les rendent visibles, donc peuvent être dits symboliquement les « manifester » ; si l’on considère un point central dans l’espace et les rayons émanés de ce centre, on pourra dire aussi que ces rayons « réalisent » l’espace, en le faisant passer de la virtualité à l’actualité, et que leur extension effective est, à chaque instant, la mesure de l’espace réalisé. Ces rayons correspondent aux directions de l’espace proprement dit (directions qui sont souvent représentées par le symbolisme des « cheveux », lequel se réfère en même temps aux rayons solaires) ; l’espace est défini et mesuré par la croix à trois dimensions, et, dans le symbolisme traditionnel des « sept rayons solaires », six de ces rayons, opposés deux à deux, forment cette croix, tandis que le « septième rayon », celui qui passe au travers de la « porte solaire », ne peut être représenté graphiquement que par le centre lui-même. Tout cela est donc parfaitement cohérent et s’enchaîne de la façon la plus rigoureuse ; et nous ajouterons encore que, dans la tradition hindoue, les « trois pas » de Vishnu, dont le caractère « solaire » est bien connu, mesurent les « trois mondes », ce qui revient à dire qu’ils « effectuent » la totalité de la manifestation universelle. On sait, d’autre part, que les trois éléments qui constituent le monosyllabe sacré Om sont désignés par le terme mâtrâ, ce qui indique qu’ils représentent aussi la mesure respective des « trois mondes » ; et, par la méditation de ces mâtrâs, l’être réalise en soi les états ou degrés correspondants de l’existence universelle et devient ainsi lui-même la « mesure de toutes choses »(6).
Le mot sanscrit mâtrâ a pour équivalent exact en hébreu le mot middah ; or, dans la Kabbale, les middoth sont assimilées aux attributs divins, et il est dit que c’est par elles que Dieu a créé les mondes, ce qui, en outre, est mis en rapport précisément avec le symbolisme du point central et des directions de l’espace(7). On pourrait aussi rappeler, à ce propos, la parole biblique suivant laquelle Dieu a « disposé toutes choses en mesure, nombre et poids »(8) ; cette énumération, qui se réfère manifestement à des modes divers de la quantité, n’est, comme telle, applicable littéralement qu’au seul monde corporel, mais, par une transposition appropriée, on peut y voir encore une expression de l’« ordre » universel. Il en est d’ailleurs de même pour les nombres pythagoriciens ; mais, parmi tous les modes de la quantité, c’est celui auquel correspond proprement la mesure, c’est-à-dire l’étendue, qui est le plus souvent et le plus directement mis en rapport avec le processus même de la manifestation, en vertu d’une certaine prédominance naturelle du symbolisme spatial à cet égard, résultant du fait que c’est l’espace qui constitue le « champ » (au sens du sanscrit kshêtra) dans lequel se développe la manifestation corporelle, prise elle-même forcément comme symbole de toute la manifestation universelle.
L’idée de la mesure entraîne immédiatement celle de la « géométrie », car non seulement toute mesure est essentiellement « géométrique » comme nous l’avons déjà vu, mais on pourrait dire que la géométrie n’est pas autre chose que la science même de la mesure ; mais il va de soi qu’ici il s’agit d’une géométrie entendue avant tout au sens symbolique et initiatique, et dont la géométrie profane n’est plus qu’un simple vestige dégénéré, privé de la signification profonde qu’elle avait à l’origine et qui est entièrement perdue pour les mathématiciens modernes. C’est là-dessus que se basent essentiellement toutes les conceptions assimilant l’activité divine, en tant que productrice et ordonnatrice des mondes, à la « géométrie », et aussi, par suite, à l’« architecture » qui est inséparable de celle-ci(9) ; et l’on sait que ces conceptions se sont conservées et transmises, d’une façon ininterrompue, depuis le Pythagorisme (qui d’ailleurs ne fut lui-même qu’une « adaptation » et non une véritable « origine ») jusqu’à ce qui subsiste encore des organisations initiatiques occidentales, si peu conscientes qu’elles soient actuellement dans ces dernières. C’est à quoi se rapporte notamment la parole de Platon : « Dieu géométrise toujours » (αεί ο Θεός γεωμετρεί : nous sommes obligé, pour traduire exactement, d’avoir recours à un néologisme, en l’absence d’un verbe usuel en français pour désigner l’opération du géomètre), parole à laquelle répondait l’inscription qu’il avait fait placer, dit-on, sur la porte de son école : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », ce qui impliquait que son enseignement, dans son aspect ésotérique tout au moins, ne pouvait être compris véritablement et effectivement que par une « imitation » de l’activité divine elle-même. On en trouve comme un dernier écho, dans la philosophie moderne (quant à la date du moins, mais, à vrai dire, en réaction contre les idées spécifiquement modernes), avec Leibnitz disant que, « tandis que Dieu calcule et exerce sa cogitation (c’est-à-dire établit des plans), le monde se fait » (dum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus) ; mais, pour les anciens, il y avait là un sens bien autrement précis, car, dans la tradition grecque, le « Dieu géomètre » était proprement l’Apollon hyperboréen, ce qui nous ramène encore au symbolisme « solaire », et en même temps à une dérivation assez directe de la tradition primordiale ; mais c’est là une autre question, que nous ne pourrions développer ici sans sortir entièrement de notre sujet, et nous devons nous contenter de donner, à mesure que l’occasion s’en présente, quelques aperçus de ces connaissances traditionnelles si complètement oubliées de nos contemporains(10).