CHAPITRE XLVII
Verbum, lux et vita

Nous avons fait allusion tout à l’heure à l’acte du Verbe produisant l’« illumination » qui est à l’origine de toute manifestation, et qui se retrouve analogiquement au point de départ du processus initiatique ; ceci nous amène, bien que cette question puisse sembler quelque peu en dehors du sujet principal de notre étude (mais, en raison de la correspondance des points de vue « macrocosmique » et « microcosmique », ce n’est d’ailleurs là qu’une apparence), à signaler l’étroite connexion qui existe, au point de vue cosmogonique, entre le son et la lumière, et qui est exprimée très nettement par l’association et même l’identification établie, au début de l’Évangile de saint Jean, entre les termes Verbum, Lux et Vita(1). On sait que la tradition hindoue, qui considère la « luminosité » (taijasa) comme caractérisant proprement l’état subtil (et nous verrons bientôt le rapport de ceci avec le dernier des trois termes que nous venons de rappeler), affirme d’autre part la primordialité du son (shabda) parmi les qualités sensibles, comme correspondant à l’éther (âkâsha) parmi les éléments ; cette affirmation, ainsi énoncée, se réfère immédiatement au monde corporel, mais, en même temps, elle est aussi susceptible de transposition dans d’autres domaines(2), car elle ne fait en réalité que traduire, à l’égard de ce monde corporel qui ne représente en somme qu’un simple cas particulier, le processus même de la manifestation universelle. Si l’on envisage celle-ci dans son intégralité, cette même affirmation devient celle de la production de toutes choses dans quelque état que ce soit, par le Verbe ou la Parole divine, qui est ainsi au commencement ou, pour mieux dire (puisqu’il s’agit là de quelque chose d’essentiellement « intemporel »), au principe de toute manifestation(3), ce qui se trouve aussi expressément indiqué au début de la Genèse hébraïque, où l’on voit, ainsi que nous l’avons déjà dit, que la première parole proférée, comme point de départ de la manifestation, est le Fiat Lux par lequel est illuminé et organisé le chaos des possibilités ; ceci établit précisément le rapport direct qui existe, dans l’ordre principiel, entre ce qui peut être désigné analogiquement comme le son et la lumière, c’est-à-dire en somme ce dont le son et la lumière, au sens ordinaire de ces mots, sont les expressions respectives dans notre monde.

Ici, il y a lieu de faire une remarque importante : le verbe amar, qui est employé dans le texte biblique, et qu’on traduit habituellement par « dire », a en réalité pour sens principal, en hébreu comme en arabe, celui de « commander » ou d’« ordonner » ; la Parole divine est l’« ordre » (amr) par lequel est effectuée la création, c’est-à-dire la production de la manifestation universelle, soit dans son ensemble, soit dans l’une quelconque de ses modalités(4). Selon la tradition islamique également, la première création est celle de la Lumière (En-Nûr), qui est dite min amri’Llah, c’est-à-dire procédant immédiatement de l’ordre ou du commandement divin ; et cette création se situe, si l’on peut dire, dans le « monde », c’est-à-dire l’état ou le degré d’existence, qui, pour cette raison, est désigné comme âlamul-amr, et qui constitue à proprement parler le monde spirituel pur. En effet, la Lumière intelligible est l’essence (dhât) de l’« Esprit » (Er-Rûh), et celui-ci, lorsqu’il est envisagé au sens universel, s’identifie à la Lumière elle-même ; c’est pourquoi les expressions En-Nûr el-muhammadî et Er-Rûh el-muhammadiyah sont équivalentes, l’une et l’autre désignant la forme principielle et totale de l’« Homme Universel »(5), qui est awwalu khalqi’Llah, « le premier de la création divine ». C’est là le véritable « Cœur du Monde », dont l’expansion produit la manifestation de tous les êtres, tandis que sa contraction les ramène finalement à leur Principe(6) ; et ainsi il est à la fois « le premier et le dernier » (el-awwal wa el-akher) par rapport à la création, comme Allah Lui-même est « le Premier et le Dernier » au sens absolu(7). « Cœur des cœurs et Esprit des esprits » (Qalbul-qulûbi wa Rûhul-arwâh), c’est en son sein que se différencient les « esprits » particuliers, les anges (el-malâïkah) et les esprits « séparés » (el-arwâh el-mujarradah), qui sont ainsi formés de la Lumière primordiale comme de leur unique essence, sans mélange des éléments représentant les conditions déterminantes des degrés inférieurs de l’existence(8).

Si maintenant nous passons à la considération plus particulière de notre monde, c’est-à-dire du degré d’existence auquel appartient l’état humain (envisagé ici intégralement, et non pas restreint à sa seule modalité corporelle), nous devons y trouver, comme « centre », un principe correspondant à ce « Cœur universel » et qui n’en soit en quelque sorte que la spécification par rapport à l’état dont il s’agit. C’est ce principe que la doctrine hindoue désigne comme Hiranyagarbha : il est un aspect de Brahmâ, c’est-à-dire du Verbe producteur de la manifestation(9), et, en même temps, il est aussi « Lumière », comme l’indique la désignation de Taijasa donnée à l’état subtil qui constitue son propre « monde », et dont il contient essentiellement en lui-même toutes les possibilités(10). C’est ici que nous trouvons le troisième des termes que nous avons mentionnés tout d’abord : cette Lumière cosmique, pour les êtres manifestés dans ce domaine, et en conformité avec leurs conditions particulières d’existence, apparaît comme « Vie » ; Et Vita erat Lux hominum, dit, exactement dans ce sens, l’Évangile de saint Jean. Hiranyagarbha est donc, sous ce rapport, comme le « principe vital » de ce monde tout entier, et c’est pourquoi il est dit jîva-ghana, toute vie étant synthétisée principiellement en lui ; le mot ghana indique qu’on retrouve ici cette forme « globale » dont nous parlions plus haut à propos de la Lumière primordiale, de telle sorte que la « Vie » y apparaît comme une image ou une réflexion de l’« Esprit » à un certain niveau de manifestation(11) ; et cette même forme est encore celle de l’« Œuf du Monde » (Brahmânda), dont Hiranyagarbha est, suivant la signification de son nom, le « germe » vivifiant(12).

Dans un certain état, correspondant à cette première modalité subtile de l’ordre humain qui constitue proprement le monde de Hiranyagarbha (mais, bien entendu, sans qu’il y ait encore identification avec le « centre » même)(13), l’être se sent lui-même comme une vague de l’« Océan primordial »(14), sans qu’il soit possible de dire si cette vague est une vibration sonore ou une onde lumineuse ; elle est, en réalité, à la fois l’une et l’autre, indissolublement unies en principe, au delà de toute différenciation qui ne se produit qu’à un stade ultérieur dans le développement de la manifestation. Nous parlons ici analogiquement, cela va de soi, car il est évident que, dans l’état subtil, il ne saurait être question du son et de la lumière au sens ordinaire, c’est-à-dire en tant que qualités sensibles, mais seulement de ce dont ils procèdent respectivement ; et, d’autre part, la vibration ou l’ondulation, dans son acception littérale, n’est qu’un mouvement qui, comme tel, implique nécessairement les conditions d’espace et de temps qui sont propres au domaine de l’existence corporelle ; mais l’analogie n’en est pas moins exacte, et elle est d’ailleurs ici le seul mode d’expression possible. L’état dont il s’agit est donc en relation directe avec le principe même de la Vie, au sens le plus universel où l’on puisse l’envisager(15) ; on en retrouve comme une image dans les principales manifestations de la vie organique elle-même, celles qui sont proprement indispensables à sa conservation, tant dans les pulsations du cœur que dans les mouvements alternés de la respiration ; et là est le véritable fondement des multiples applications de la « science du rythme », dont le rôle est extrêmement important dans la plupart des méthodes de réalisation initiatique. Cette science comprend naturellement la mantra-vidyâ, qui correspond ici à l’aspect « sonique »(16) ; et, d’autre part, l’aspect « lumineux » apparaissant plus particulièrement dans les nâdîs de la « forme subtile » (sûkshma-sharîra)(17), on peut voir sans difficulté la relation de tout ceci avec la double nature lumineuse (jyotirmayî) et sonore (shabdamayî ou mantramayî) que la tradition hindoue attribue à Kundalinî, la force cosmique qui, en tant qu’elle réside spécialement dans l’être humain, y agit proprement comme « force vitale »(18). Ainsi, nous retrouvons toujours les trois termes Verbum, Lux et Vita, inséparables entre eux au principe même de l’état humain ; et, sur ce point comme sur tant d’autres, nous pouvons constater le parfait accord des différentes doctrines traditionnelles, qui ne sont en réalité que les expressions diverses de la Vérité une.