Le Régime Écossais Rectifié
(suite et fin)(*)(1)
D’après ce que nous venons de dire, il était permis d’entrevoir, comme conséquence du « réveil » du Régime Rectifié en France, la possibilité d’un rapprochement entre le Grand-Orient de France et la Maçonnerie anglaise ; mais… le Maçon propose et le Grand Architecte dispose, et, en effet, c’est justement au sujet du « Grand Architecte » que vient d’éclater un schisme qui anéantit toutes ces combinaisons. Cet événement a été rapporté dans un article de M. Albert Monniot, paru dans la Libre Parole du 10 janvier 1914, sous le titre : Une nouvelle Obédience : Scissions dans la Franc-Maçonnerie, et que nous croyons bon de reproduire ici intégralement.
« Nous avons déjà eu à nous occuper des virulentes campagnes menées contre le Grand-Orient de France par un groupement maçonnique dénommé “Les Amis de la Vérité”(2). On y dénonce les scandales du G/ O/, son action exclusivement politique et assiette-au-beurrière, son misérable recrutement, la tenue déplorable de ses Loges, et on va jusqu’à nier la validité des grades qu’il confère, voire son existence même au regard de la Franc-Maçonnerie universelle.
« Il semble bien que ces “Amis de la Vérité” se recrutent surtout dans la Grande Loge de France (Rite Écossais), et qu’ainsi s’accuse l’antagonisme entre les deux grandes Obédiences françaises.
« Mais voici que les dissensions s’aggravent, qu’un nouveau groupement se dresse en face de l’omnipotence trop manifeste du Conseil de l’Ordre du Grand-Orient, et le “Grand Architecte de l’Univers” – qui l’eût cru ? – est la cause initiale de ce nouveau conflit.
« On sait que la Franc-Maçonnerie fut déiste, au moins en apparence, jusque vers la fin du dernier siècle. On se bornait à appeler Dieu le Grand Architecte de l’Univers, et on prétendait travailler à sa gloire(3).
« Des Francs-Maçons se sont avisés d’être traditionalistes à leur façon, et, au dernier Convent, ils soulevaient un conflit que la Libre Parole a ainsi rapporté :
La seconde question est ainsi posée par le F/ de Ribaucourt (Ferdinand Fréderic-Édouard), docteur ès-sciences, préparateur à la Sorbonne, 33e et Vénérable de la Loge de Saint-André « Le Centre des Amis » (Rite Écossais Rectifié).
Le F/ de Ribaucourt voudrait savoir pourquoi (le curieux !) le Conseil de l’Ordre a supprimé la formule A/ L/ G/ D/ G/ A/ D/ L/ U/ (à la gloire du Grand Architecte de l’Univers) qu’il avait, par un engagement solennel, tolérée au Chapitre de Saint-André, dénommé « Le Centre des Amis ».
Il fait l’éloge du principe du « Grand Architecte » qui signifie Dieu et qui, seul, peut moraliser les ateliers supérieurs (Chapitres et Conseils).
Le F/ Boulay, industriel à Paris, membre du Conseil de l’Ordre, répond au F/ de Ribaucourt que toute tolérance a une fin et que la formule du « Grand Architecte » est si choquante pour les membres du Conseil de l’Ordre. (Toujours l’omnipotence ! il n’y a que l’avis du Conseil de l’Ordre qui compte.)
Le F/ Gauthier, au milieu d’un tumulte infernal (c’est bien le cas de le dire), prend à son tour la parole en faveur de la formule du « Grand Architecte » et de la thèse spiritualiste.
Il demande à ses FF/ de lui prouver l’inexistence de Dieu (à toi, Sébastien Faure !) et rappelle que sans Dieu la Franc-Maçonnerie n’aurait pas pu traverser les siècles.
« Vous vous prétendez des athées, leur dit-il, et vous avez peur de Dieu ! Vos formules sont vides de sens ; vous n’êtes que des hommes sans principes qui se ruent à la curée du pouvoir. »
Un tumulte effroyable accueille cette finale. Les FF/ sont furieux. Je comprends cela. On n’aime pas entendre dire ces choses-là, surtout par un des siens. On sait bien que c’est vrai, mais il ne faut pas que le public le sache.
C’est bien ce que pense le F/ docteur Sicard de Plauzolles, orateur du Convent, qui s’oppose à la mise aux voix de l’ordre du jour des FF/ de Ribaucourt et Gauthier.
« Les protestataires ne se sont pas tenus pour battus, témoin le document que voici :
À la gloire du Grand Architecte de l’Univers GRANDE LOGE NATIONALEINDÉPENDANTE ET RÉGULIÈRE POUR LA FRANCE ET LES COLONIES FRANÇAISES SAGESSE, BEAUTÉ, FORCE(4) Seule Obédience en France reconnue comme juste et régulière
par la « Grande Loge d’Angleterre » Au nom de l’Ordre
Manifeste
O. de Paris, le 27 décembre 1913.
Bien Aimés Frères(5),
Nous avons la faveur de porter à votre connaissance que, en vertu de nos pleins pouvoirs du 29 septembre 1910 qui ont repris force et vigueur, nous avons été amenés, pour sauvegarder l’intégrité de nos Rituels Rectifiés et sauver en France la vraie Maçonnerie de Tradition, seule mondiale, à nous constituer en Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies Françaises.
Notre Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière vient, de plus, d’être reconnue officiellement, le 20 novembre 1913, par la Grande Loge d’Angleterre, notre mère à tous, et l’annonce en a été faite officiellement le 3 décembre 1913 par le T. R. Gr. Maître dans son Message au centenaire de la G. L. d’Angleterre(6), et par le T. R. Pro-Grand-Maître Lord Ampthill, qui en a amicalement et fraternellement développé les conséquences pour le plus grand bien des rapports maçonniques entre nos deux pays(7).
Notre Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière adoptera le principe de la décentralisation administrative, en se réservant les Hauts Pouvoirs quant à l’exercice du Rite, quant aux relations de l’extérieur et de l’intérieur.
Elle pratiquera le Vieux Rite Rectifié et se maintiendra strictement dans l’axe de la Franc-Maçonnerie universelle.
Nous avons donc toute autorité :
1o Pour fonder, après enquêtes, des Grandes Loges Provinciales dans les grandes villes de France et dans les principales colonies ;
2o Pour délivrer des constitutions de Loges Régulières Rectifiées et pour régulariser tout titre maçonnique, après préavis des Grands Maîtres Provinciaux.
Veuillez agréer, Bien Aimés Frères, l’expression de nos sentiments les plus fraternels.
Au nom de la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulièrepour la France et les Colonies françaises, É. de Ribaucourt,
Grand-Maître,
86, boulevard de Port-Royal, Paris.
Au nom de la Grande Loge Provinciale de Neustrie (R. Loge « Le Centre des Amis » de Paris), Charles Barrois, Pro-Grand-Maître. |
Au nom de la Grande Loge Provinciale d’Aquitaine (R. Loge Anglaise no 204 de Bordeaux)(8), C. Duprat, Grand Officier Délégué. |
« C’est, on le voit, un nouveau groupement maçonnique(9) qui se constitue, conformément aux principes généraux de la Franc-Maçonnerie universelle, quoiqu’il se qualifie national, et en opposition avec ce Grand-Orient que les autres Maçonneries ont à peu près mis au ban.
« Nous n’avons qu’à constater ces profondes divergences.
« Mais n’est-il pas remarquable que, même dans ce milieu gangrené, et par l’initiative de scientifiques, renaisse l’idée de Dieu(10) ? »
C’est là, tout au moins, la raison apparente de ce schisme ; mais il pourrait bien y avoir un autre mot d’ordre politique ou, si l’on veut, diplomatique. Le F/ Bouley, qui avait cependant présidé à l’installation de la Loge Le Centre des Amis, et qui fut appelé depuis lors, par suite du décès du F/ Blatin, à la dignité de Grand Commandeur du Grand Collège des Rites, le F/ Bouley, disons-nous, est manifestement plus porté à entretenir de cordiales relations avec la Maçonnerie allemande qu’avec la Maçonnerie anglaise. Cela pourrait peut-être expliquer bien des choses : si le Grand-Orient, malgré ses précédents engagements, fit preuve de tant de mauvaise volonté à l’égard du Régime Rectifié, c’était peut-être tout simplement afin d’avoir un prétexte avouable pour rompre avec ce dernier.
Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la nouvelle Obédience française par la Grande Loge Unie d’Angleterre, après avoir rencontré, paraît-il, bien des difficultés, est maintenant un fait accompli, et cela, comme on l’a vu plus haut, depuis la réunion de la Grande Loge qui eut lieu au Freemasons’Hall de Londres le 3 décembre 1913. Le Grand-Maître, le F/ duc de Connaught, avait envoyé à cette occasion le Message suivant :
« C’est avec une profonde satisfaction que je me trouve dans la possibilité de signaler l’heureuse occasion du Centenaire de l’Union par une annonce qui, j’en suis convaincu, causera une véritable joie dans l’Ordre tout entier. Un corps de Francs-Maçons de France se trouvant en présence d’une défense positive, de la part du Grand-Orient, de travailler au nom du Grand Architecte de l’Univers, a, pour rester fidèle à ses engagements maçonniques, résolu de maintenir les vrais principes et doctrines de l’Ordre, et a réuni plusieurs Loges sous le titre de “Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière de France et des Colonies Françaises”. Ce nouveau corps m’a adressé une requête afin d’être reconnu par la Grande Loge d’Angleterre, et, ayant reçu pleine assurance qu’il s’est engagé à adhérer à ces principes de la Franc-Maçonnerie que nous regardons comme fondamentaux et essentiels, j’ai consenti avec joie à l’établissement de relations fraternelles et à l’échange de représentants. Nous pouvons ainsi célébrer le centième anniversaire de cette Union qui fut la fondation de notre solidité et de notre influence mondiale, par l’accomplissement d’un vœu qui a été ardemment formé, pendant bien des années, par les Francs-Maçons anglais, et nous nous retrouvons dans l’heureuse circonstance de pouvoir jouir de relations maçonniques avec des hommes appartenant à la grande nation française. J’ai confiance que le lien ainsi établi fortifiera et favorisera la bonne entente qui existe déjà en dehors de la sphère de la Franc-Maçonnerie. »
Le Pro-Grand-Maître, Lord Ampthill, après avoir donné lecture de ce Message, le commenta en ces termes :
« L’heureuse annonce que vous venez d’entendre vous a été faite sous la forme d’un Message du Trône, en conformité avec les précédents, et afin d’en marquer la grande importance. Vous ne trouverez pas inopportun, j’en suis sûr, que j’y ajoute quelques mots d’explication. L’accord conclu avec ce corps nouvellement constitué de Francs-Maçons français est le résultat de négociations prolongées et difficiles, dont deux FF/ bien connus ont été les intermédiaires dévoués et habiles. Il n’est que juste de mentionner leurs noms, puisqu’ils n’occupent pas de positions officielles, et qu’ils ont accompli leur tâche, non comme un devoir, mais par dévouement désintéressé envers l’Ordre. Ce sont le F/ Edward Rœhrich, P. D. G. D. C.(11), qui joue un rôle si éminent dans le travail des Loges anglo-étrangères de Londres, et le F/ Frederick J. W. Crowe, P. G. Org.(12). C’est à leur abnégation, non moins qu’à l’initiative et à la générosité d’autres FF/, que nous devons de posséder cette précieuse collection de documents qui est maintenant exposée dans la bibliothèque. La Loge qui, en France, a pris la tête du mouvement de résistance à la défense du Grand-Orient, est la Loge Le Centre des Amis, de Paris, dont l’inspirateur a été le F/ Dr de Ribaucourt. Le F/ de Ribaucourt a été élu Grand-Maître de la « Grande Loge Indépendante et Régulière de France » nouvellement constituée, et qui, nous avons de bonnes raisons d’y compter, recevra l’adhésion de nombreuses Loges répandues dans toute la France. »
Enfin, voici l’énoncé des obligations qui seront imposées à toutes les Loges françaises placées sous la nouvelle Constitution :
« 1o Pendant les travaux de la Loge, le Volume de la Loi Sacrée sera toujours ouvert(13).
« 2o Les cérémonies seront réglées d’une manière strictement conforme au rituel du Régime Rectifié qui est suivi par ces Loges, rituel qui fut établi en 1778 et sanctionné en 1782, et qui servit à l’initiation du duc de Kent en 1792(14).
« 3o La Loge sera toujours ouverte et fermée au nom du Grand Architecte de l’Univers(15). Toutes les planches émanant de l’Ordre et des Loges porteront les symboles du Grand Architecte de l’Univers.
« 4o Aucune discussion religieuse ou politique ne sera permise dans la Loge.
« 5o La Loge, comme telle, ne prendra jamais part officiellement à aucune affaire politique, mais chaque F/, individuellement, gardera sa complète liberté d’opinion et d’action.
« 6o Seuls seront reçus en Loge les FF/ qui sont reconnus comme vrais FF/ par la Grande Loge d’Angleterre. »
Tels sont, dans leur texte complet, les documents les plus récents qui se rapportent à la restauration du Régime Écossais Rectifié et à son entrée dans une phase nouvelle ; son histoire, désormais, devra se continuer par celle de la « Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière de France »(16).
Le Sphinx.