CHAPITRE VIII
Paradis terrestre et Paradis céleste

La constitution politique de la « Chrétienté » médiévale était, avons-nous dit, essentiellement féodale ; elle avait son couronnement dans une fonction, véritablement suprême dans l’ordre temporel, qui était celle de l’Empereur, celui-ci devant être par rapport aux rois ce que les rois, à leur tour, étaient par rapport à leurs vassaux. Il faut dire, d’ailleurs, que cette conception du Saint-Empire resta quelque peu théorique et ne fut jamais pleinement réalisée, sans doute par la faute des Empereurs eux-mêmes, qui, égarés par l’étendue de la puissance qui leur était conférée, furent les premiers à contester leur subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, dont ils tenaient cependant leur pouvoir tout comme les autres souverains, et même plus directement encore(1). Ce fut ce qu’on est convenu d’appeler la querelle du Sacerdoce et de l’Empire, dont les vicissitudes diverses sont assez connues pour qu’il n’y ait pas lieu de les rappeler ici, même sommairement, d’autant plus que le détail de ces faits importe peu pour ce que nous nous proposons ; ce qui est plus intéressant, c’est de comprendre ce qu’aurait dû être véritablement l’Empereur, et aussi ce qui a pu donner naissance à l’erreur qui lui fit prendre sa suprématie relative pour une suprématie absolue.

La distinction de la Papauté et de l’Empire provenait en quelque sorte d’une division des pouvoirs qui, dans l’ancienne Rome, avaient été réunis dans une seule personne, puisque, alors, l’Imperator était en même temps Pontifex Maximus(2) ; nous n’avons d’ailleurs pas à chercher comment peut s’expliquer, dans ce cas spécial, cette réunion du spirituel et du temporel, ce qui risquerait de nous engager dans des considérations assez complexes(3). Quoi qu’il en soit, le Pape et l’Empereur étaient ainsi, non pas précisément « les deux moitiés de Dieu » comme l’a écrit Victor Hugo, mais beaucoup plus exactement les deux moitiés de ce Christ-Janus que certaines figurations nous montrent tenant d’une main une clef et de l’autre un sceptre, emblèmes respectifs des deux pouvoirs sacerdotal et royal unis en lui comme dans leur principe commun(4). Cette assimilation symbolique du Christ à Janus, en tant que principe suprême des deux pouvoirs, est la marque très nette d’une certaine continuité traditionnelle, trop souvent ignorée ou niée de parti pris, entre la Rome ancienne et la Rome chrétienne ; et il ne faut pas oublier que, au moyen âge, l’Empire était « romain » comme la Papauté. Mais cette même figuration nous donne aussi la raison de l’erreur que nous venons de signaler, et qui devait être fatale à l’Empire : cette erreur consiste en somme à regarder comme équivalentes les deux moitiés de Janus, qui le sont en effet en apparence, mais qui, lorsqu’elles représentent le spirituel et le temporel, ne peuvent l’être en réalité ; en d’autres termes, c’est encore l’erreur qui consiste à prendre le rapport des deux pouvoirs pour un rapport de coordination, alors qu’il est un rapport de subordination, parce que, dès lors qu’ils sont séparés, tandis que l’un procède directement du principe suprême, l’autre n’en procède qu’indirectement ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus dans ce qui précède pour qu’il n’y ait pas lieu maintenant d’y insister davantage.

Dante, à la fin de son traité De Monarchia, définit d’une façon très nette les attributions respectives du Pape et de l’Empereur ; voici ce passage important : « L’ineffable Providence de Dieu proposa à l’homme deux fins : la béatitude de cette vie, qui consiste dans l’exercice de la vertu propre et qui est représentée par le Paradis terrestre ; et la béatitude de la vie éternelle, qui consiste à jouir de la vue de Dieu, à quoi la vertu humaine ne peut pas se hausser si elle n’est aidée par la lumière divine, et qui est représentée par le Paradis céleste. À ces deux béatitudes, comme à des conclusions diverses, il faut arriver par des moyens différents ; car à la première nous arrivons par les enseignements philosophiques, pourvu que nous les suivions en agissant selon les vertus morales et intellectuelles ; à la seconde, par les enseignements spirituels, qui dépassent la raison humaine, pourvu que nous les suivions en agissant selon les vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité. Ces conclusions et ces moyens, bien qu’ils nous soient enseignés, les uns par la raison humaine qui nous est manifestée tout entière par les philosophes, les autres par l’Esprit-Saint qui nous a révélé la vérité surnaturelle, à nous nécessaire, par les prophètes et les écrivains sacrés, par le Fils de Dieu, Jésus-Christ, coéternel à l’Esprit, et par ses disciples, ces conclusions et ces moyens, la cupidité humaine les ferait abandonner si les hommes, semblables à des chevaux qui vagabondent dans leur bestialité, n’étaient par le frein retenus dans leur route. C’est pourquoi l’homme a eu besoin d’une double direction suivant sa double fin, c’est-à-dire du Souverain Pontife, qui, selon la Révélation, conduirait le genre humain à la vie éternelle, et de l’Empereur, qui, selon les enseignements philosophiques, le dirigerait à la félicité temporelle. Et comme à ce port nul ne pourrait parvenir, ou il n’y parviendrait que très peu de personnes et au prix des pires difficultés, si le genre humain ne pouvait reposer libre dans la tranquillité de la paix, après qu’auraient été apaisés les flots de la cupidité insinuante, c’est à ce but que doit tendre surtout celui qui régit la terre, le prince romain : que dans cette petite habitation des mortels on vive librement en paix »(5).

Ce texte a besoin d’un certain nombre d’explications pour être parfaitement compris, car il ne faut pas s’y laisser tromper : sous un langage d’apparence purement théologique, il renferme des vérités d’un ordre beaucoup plus profond, ce qui est d’ailleurs conforme aux habitudes de son auteur et des organisations initiatiques auxquelles celui-ci était rattaché(6). D’autre part, il est assez étonnant, remarquons le en passant, que celui qui a écrit ces lignes ait pu être présenté parfois comme un ennemi de la Papauté ; il a sans doute, comme nous le disions plus haut, dénoncé les insuffisances et les imperfections qu’il a pu constater dans l’état de la Papauté à son époque, et en particulier, comme une de leurs conséquences, le recours trop fréquent à des moyens proprement temporels, donc peu convenables à l’action d’une autorité spirituelle ; mais il a su ne pas imputer à l’institution elle-même les défauts des hommes qui la représentaient passagèrement, ce que ne sait pas toujours faire l’individualisme moderne(7).

Si l’on se reporte à ce que nous avons déjà expliqué, on verra sans difficulté que la distinction que fait Dante entre les deux fins de l’homme correspond très exactement à celle des « petits mystères » et des « grands mystères », et aussi, par conséquent, à celle de l’« initiation royale » et de l’« initiation sacerdotale ». L’Empereur préside aux « petits mystères », qui concernent le « Paradis terrestre », c’est-à-dire la réalisation de la perfection de l’état humain(8) ; le Souverain Pontife préside aux « grands mystères », qui concernent le « Paradis céleste », c’est-à-dire la réalisation des états supra-humains, reliés ainsi à l’état humain par la fonction « pontificale », entendue en son sens strictement étymologique(9). L’homme, en tant qu’homme, ne peut évidemment atteindre par lui-même que la première de ces deux fins, qui peut être dite « naturelle », tandis que la seconde est proprement « surnaturelle », puisqu’elle réside au delà du monde manifesté ; cette distinction est donc bien celle de l’ordre « physique » et de l’ordre « métaphysique ». Ici apparaît aussi clairement que possible la concordance de toutes les traditions, qu’elles soient d’Orient ou d’Occident : en définissant comme nous l’avons fait les attributions respectives des Kshatriyas et des Brâhmanes, nous étions bien fondé à n’y pas voir seulement quelque chose d’applicable à une certaine forme de civilisation, celle de l’Inde, puisque nous les retrouvons, définies d’une façon rigoureusement identique, dans ce qui fut, avant la déviation moderne, la civilisation traditionnelle du monde occidental.

Dante assigne donc pour fonctions à l’Empereur et au Pape de conduire l’humanité respectivement au « Paradis terrestre » et au « Paradis céleste » ; la première de ces deux fonctions s’accomplit « selon la philosophie », et la seconde « selon la Révélation » ; mais ces termes sont de ceux qui demandent à être expliqués soigneusement. Il va de soi, en effet, que la « philosophie » ne saurait être entendue ici dans son sens ordinaire et « profane », car, s’il en était ainsi, elle serait trop manifestement incapable de jouer le rôle qui lui est assigné ; il faut, pour comprendre ce dont il s’agit réellement, restituer à ce mot de « philosophie » sa signification primitive, celle qu’il avait pour les Pythagoriciens, qui furent les premiers à en faire usage. Comme nous l’avons indiqué ailleurs(10), ce mot, signifiant étymologiquement « amour de la sagesse », désigne tout d’abord une disposition préalable requise pour parvenir à la sagesse, et il peut désigner aussi, par une extension toute naturelle, la recherche qui, naissant de cette disposition même, doit conduire à la véritable connaissance ; ce n’est donc qu’un stade préliminaire et préparatoire, un acheminement vers la sagesse, comme le « Paradis terrestre » est une étape sur la voie qui mène au « Paradis céleste ». Cette « philosophie », ainsi entendue, est ce qu’on pourrait appeler, si l’on veut, la « sagesse humaine », parce qu’elle comprend l’ensemble de toutes les connaissances qui peuvent être atteintes par les seules facultés de l’individu humain, facultés que Dante synthétise dans la raison, parce que c’est par celle-ci que se définit proprement l’homme comme tel ; mais cette « sagesse humaine », précisément parce qu’elle n’est qu’humaine, n’est point la vraie sagesse, qui s’identifie avec la connaissance métaphysique. Cette dernière est essentiellement supra-rationnelle, donc aussi supra-humaine ; et, de même que, à partir du « Paradis terrestre », la voie du « Paradis céleste » quitte la terre pour « salire alle stelle », comme dit Dante(11), c’est-à-dire pour s’élever aux états supérieurs, que figurent les sphères planétaires et stellaires dans le langage de l’astrologie, et les hiérarchies angéliques dans celui de la théologie, de même, pour la connaissance de tout ce qui dépasse l’état humain, les facultés individuelles deviennent impuissantes, et il faut d’autres moyens : c’est ici qu’intervient la « Révélation », qui est une communication directe des états supérieurs, communication qui, comme nous l’indiquions tout à l’heure, est effectivement établie par le « pontificat ». La possibilité de cette « Révélation » repose sur l’existence de facultés transcendantes par rapport à l’individu : quel que soit le nom qu’on leur donne, qu’on parle par exemple d’« intuition intellectuelle » ou d’« inspiration », c’est toujours la même chose au fond ; le premier de ces deux termes pourra faire penser en un sens aux états « angéliques », qui sont en effet identiques aux états supra-individuels de l’être, et le second évoquera surtout cette action de l’Esprit-Saint à laquelle Dante fait allusion expressément(12) ; on pourra dire aussi que ce qui est « inspiration » intérieurement, pour celui qui la reçoit directement, devient « Révélation » extérieurement, pour la collectivité humaine à laquelle elle est transmise par son intermédiaire, dans la mesure où une telle transmission est possible, c’est-à-dire dans la mesure de ce qui est exprimable. Naturellement, nous ne faisons que résumer là très sommairement, et d’une façon peut-être un peu trop simplifiée par là même, un ensemble de considérations qui, si l’on voulait les développer plus complètement, seraient assez complexes et s’écarteraient d’ailleurs beaucoup de notre sujet ; ce que nous venons de dire est en tout cas suffisant pour le but que nous nous proposons présentement.

Dans cette acception, la « Révélation » et la « philosophie » correspondent respectivement aux deux parties qui, dans la doctrine hindoue, sont désignées par les noms de Shruti et de Smriti(13) ; il faut bien remarquer que, là encore, nous disons qu’il y a correspondance, et non pas identité, la différence des formes traditionnelles impliquant une différence réelle dans les points de vue auxquels les choses y sont envisagées. La Shruti, qui comprend tous les textes vêdiques, est le fruit de l’inspiration directe, et la Smriti est l’ensemble des conséquences et des applications diverses qui en sont tirées par réflexion ; leur rapport est, à certains égards, celui de la connaissance intuitive et de la connaissance discursive ; et, en effet, de ces deux modes de connaissance, le premier est supra-humain, tandis que le second est proprement humain. De même que le domaine de la « Révélation » est attribué à la Papauté et celui de la « philosophie » à l’Empire, la Shruti concerne plus directement les Brâhmanes, dont l’étude du Vêda est la principale occupation, et la Smriti, qui comprend le Dharma-Shâstra ou « Livre de la Loi »(14), donc l’application sociale de la doctrine, concerne plutôt les Kshatriyas, auxquels sont plus spécialement destinés la plupart des livres qui en renferment l’expression. La Shruti est le principe dont dérive tout le reste de la doctrine, et sa connaissance, impliquant celle des états supérieurs, constitue les « grands mystères » ; la connaissance de la Smriti, c’est-à-dire des applications au « monde de l’homme », en entendant par là l’état humain intégral, considéré dans toute l’extension de ses possibilités, constitue les « petits mystères »(15). La Shruti est la lumière directe, qui, comme l’intelligence pure, laquelle est ici en même temps la pure spiritualité, correspond au soleil, et la Smriti est la lumière réfléchie, qui, comme la mémoire dont elle porte le nom et qui est la faculté « temporelle » par définition même, correspond à la lune(16) ; c’est pourquoi la clef des « grands mystères » est d’or et celle des « petits mystères » d’argent, car l’or et l’argent sont, dans l’ordre alchimique, l’exact équivalent de ce que sont le soleil et la lune dans l’ordre astrologique. Ces deux clefs, qui étaient celles de Janus dans l’ancienne Rome, étaient un des attributs du Souverain Pontificat, auquel la fonction d’« hiérophante » ou « maître des mystères » était essentiellement attachée ; avec le titre même de Pontifex Maximus, elles sont demeurées parmi les principaux emblèmes de la Papauté, et d’ailleurs les paroles évangéliques relatives au « pouvoir des clefs » ne font en somme, ainsi qu’il arrive également sur bien d’autres points, que confirmer pleinement la tradition primordiale. On peut maintenant comprendre, plus complètement encore que par ce que nous avions expliqué précédemment, pourquoi ces deux clefs sont en même temps celles du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; pour exprimer les rapports de ces deux pouvoirs, on pourrait dire que le Pape doit garder pour lui la clef d’or du « Paradis céleste » et confier à l’Empereur la clef d’argent du « Paradis terrestre » ; et on a vu tout à l’heure que, dans le symbolisme, cette seconde clef était parfois remplacée par le sceptre, insigne plus spécial de la royauté(17).

Il y a, dans ce qui précède, un point sur lequel nous devons attirer l’attention, pour éviter jusqu’à l’apparence d’une contradiction : nous avons dit, d’une part, que la connaissance métaphysique, qui est la véritable sagesse, est le principe dont toute autre connaissance dérive à titre d’application à des ordres contingents, et, d’autre part, que la « philosophie », au sens originel où elle désigne l’ensemble de ces connaissances contingentes, doit être considérée comme une préparation à la sagesse ; comment ces deux choses peuvent-elles se concilier ? Nous nous sommes déjà expliqué ailleurs sur cette question, à propos du double rôle des « sciences traditionnelles »(18) : il y a là deux points de vue, l’un descendant et l’autre ascendant, dont le premier correspond à un développement de la connaissance partant des principes pour aller à des applications de plus en plus éloignées de ceux-ci, et le second à une acquisition graduelle de cette même connaissance en procédant de l’inférieur au supérieur, ou encore, si l’on veut, de l’extérieur à l’intérieur. Ce second point de vue correspond donc à la voie selon laquelle les hommes peuvent être conduits à la connaissance, d’une façon graduelle et proportionnée à leurs capacités intellectuelles ; et c’est ainsi qu’ils sont conduits d’abord au « Paradis terrestre », et ensuite au « Paradis céleste » ; mais cet ordre d’enseignement ou de communication de la « science sacrée » est inverse de son ordre de constitution hiérarchique. En effet, toute connaissance qui a vraiment le caractère de « science sacrée », de quelque ordre qu’elle soit, ne peut être constituée valablement que par ceux qui, avant tout, possèdent pleinement la connaissance principielle, et qui, par là, sont seuls qualifiés pour réaliser, conformément à l’orthodoxie traditionnelle la plus rigoureuse, toutes les adaptations requises par les circonstances de temps et de lieu ; c’est pourquoi ces adaptations, lorsqu’elles sont effectuées régulièrement, sont nécessairement l’œuvre du sacerdoce, auquel appartient par définition la connaissance principielle ; et c’est pourquoi le sacerdoce seul peut conférer légitimement l’« initiation royale », par la communication des connaissances qui la constituent. On peut encore se rendre compte par là que les deux clefs, considérées comme étant celles de la connaissance dans l’ordre « métaphysique » et dans l’ordre « physique », appartiennent bien réellement l’une et l’autre à l’autorité sacerdotale, et que c’est seulement par délégation, si l’on peut dire, que la seconde est confiée aux détenteurs du pouvoir royal. En fait, lorsque la connaissance « physique » est séparée de son principe transcendant, elle perd sa principale raison d’être et ne tarde pas à devenir hétérodoxe ; c’est alors qu’apparaissent, comme nous l’avons expliqué, les doctrines « naturalistes », résultat de l’adultération des « sciences traditionnelles » par les Kshatriyas révoltés ; c’est déjà un acheminement vers la « science profane », qui sera l’œuvre propre des castes inférieures et le signe de leur domination dans l’ordre intellectuel, si toutefois, en pareil cas, on peut encore parler d’intellectualité. Là comme dans l’ordre politique, la révolte des Kshatriyas prépare donc la voie à celle des Vaishyas et des Shûdras ; et c’est ainsi que, d’étape en étape, on en arrive au plus bas utilitarisme, à la négation de toute connaissance désintéressée, fût-elle d’un rang inférieur, et de toute réalité dépassant le domaine sensible ; c’est là, très exactement, ce que nous pouvons constater à notre époque, où le monde occidental est presque arrivé au dernier degré de cette descente qui, comme la chute des corps pesants, va sans cesse en s’accélérant.

Il reste encore, dans le texte du De Monarchia, un point que nous n’avons pas élucidé, et qui n’est pas moins digne de remarque que tout ce que nous en avons expliqué jusqu’ici : c’est l’allusion à la navigation que contient la dernière phrase, suivant un symbolisme dont Dante se sert d’ailleurs très fréquemment(19). Parmi les emblèmes qui furent autrefois ceux de Janus, la Papauté n’a pas conservé seulement les clefs, mais aussi la barque, attribuée pareillement à saint Pierre et devenue la figure de l’Église(20) : son caractère « romain » exigeait cette transmission de symboles, sans laquelle il n’aurait représenté qu’un simple fait géographique sans portée réelle(21). Ceux qui ne verraient là que des « emprunts » dont ils seraient tentés de faire grief au Catholicisme feraient montre en cela d’une mentalité tout à fait « profane » ; nous y voyons au contraire, pour notre part, une preuve de cette régularité traditionnelle sans laquelle aucune doctrine ne saurait être valable, et qui remonte de proche en proche jusqu’à la grande tradition primordiale ; et nous sommes certain que nul de ceux qui comprennent le sens profond de ces symboles ne pourra nous contredire. La figure de la navigation a été souvent employée dans l’antiquité gréco-latine : on peut en citer notamment comme exemples l’expédition des Argonautes à la conquête de la « Toison d’or »(22), les voyages d’Ulysse ; on la trouve aussi chez Virgile et chez Ovide. Dans l’Inde également, cette image se rencontre parfois, et nous avons eu déjà l’occasion de citer ailleurs une phrase qui contient des expressions étrangement semblables à celles de Dante : « Le Yogî, dit Shankarâchârya, ayant traversé la mer des passions, est uni avec la tranquillité et possède le “Soi” dans sa plénitude »(23). La « mer des passions » est évidemment la même chose que les « flots de la cupidité », et, dans les deux textes, il est pareillement question de la « tranquillité » : ce que représente la navigation symbolique, c’est en effet la conquête de la « grande paix »(24). Celle-ci peut d’ailleurs s’entendre de deux façons, suivant qu’elle se rapporte au « Paradis terrestre » ou au « Paradis céleste » ; dans ce dernier cas, elle s’identifie à la « lumière de gloire » et à la « vision béatifique »(25) ; dans l’autre, c’est la « paix » proprement dite, en un sens plus restreint, mais encore très différent du sens « profane » ; et il est d’ailleurs à remarquer que Dante applique le même mot de « béatitude » aux deux fins de l’homme. La barque de saint Pierre doit conduire les hommes au « Paradis céleste » ; mais, si le rôle du « prince romain », c’est-à-dire de l’Empereur, est de les conduire au « Paradis terrestre », c’est là aussi une navigation(26), et c’est pourquoi la « Terre sainte » des diverses traditions, qui n’est pas autre chose que ce « Paradis terrestre », est souvent représentée par une île : le but assigné par Dante à « celui qui régit la terre », c’est la réalisation de la « paix »(27) ; le port vers lequel il doit diriger le genre humain, c’est l’« île sacrée » qui demeure immuable au milieu de l’agitation incessante des flots, et qui est la « Montagne du Salut », le « Sanctuaire de la Paix »(28).

Nous arrêterons là l’explication de ce symbolisme, dont la compréhension, après ces éclaircissements, ne devra plus faire la moindre difficulté, dans la mesure du moins où elle est nécessaire à l’intelligence des rôles respectifs de l’Empire et de la Papauté ; d’ailleurs, nous ne pourrions guère en dire davantage là-dessus sans entrer dans un domaine que nous ne voulons pas aborder présentement(29). Ce passage du De Monarchia est, à notre connaissance, l’exposé le plus net et le plus complet, dans sa volontaire concision, de la constitution de la « Chrétienté » et de la façon dont les rapports des deux pouvoirs devaient y être envisagés. On se demandera sans doute pourquoi une telle conception est demeurée comme l’expression d’un idéal qui ne devait jamais être réalisé ; ce qui est étrange, c’est que, au moment même où Dante la formulait ainsi, les événements qui se déroulaient en Europe étaient précisément tels qu’ils devaient en empêcher à tout jamais la réalisation. L’œuvre tout entière de Dante est, à certains égards, comme le testament du moyen âge finissant ; elle montre ce qu’aurait été le monde occidental s’il n’avait pas rompu avec sa tradition ; mais, si la déviation moderne a pu se produire, c’est que, véritablement, ce monde n’avait pas en lui de telles possibilités, ou que tout au moins elles n’y étaient que l’apanage d’une élite déjà fort restreinte, qui les a sans doute réalisées pour son propre compte, mais sans que rien puisse en passer à l’extérieur et s’en refléter dans l’organisation sociale. On en était dès lors arrivé à ce moment de l’histoire où devait commencer la période la plus sombre de l’« âge sombre »(30), caractérisée, dans tous les ordres, par le développement des possibilités les plus inférieures ; et ce développement, allant toujours plus avant dans le sens du changement et de la multiplicité, devait inévitablement aboutir à ce que nous constatons aujourd’hui : au point de vue social comme à tout autre point de vue, l’instabilité est en quelque sorte à son maximum, le désordre et la confusion sont partout ; jamais, assurément, l’humanité n’a été plus éloignée du « Paradis terrestre » et de la spiritualité primordiale. Faut-il conclure que cet éloignement est définitif, que nul pouvoir temporel stable et légitime ne régira plus jamais la terre, que toute autorité spirituelle disparaîtra de ce monde, et que les ténèbres, s’étendant de l’Occident à l’Orient, cacheront pour toujours aux hommes la lumière de la vérité ? Si telle devait être notre conclusion, nous n’aurions certes pas écrit ces pages, pas plus d’ailleurs que nous n’aurions écrit aucun de nos autres ouvrages, car ce serait là, dans cette hypothèse, une peine bien inutile ; il nous reste à dire pourquoi nous ne pensons pas qu’il puisse en être ainsi.