Avril 1937

Dorbon Aîné, Paris.

Ce petit volume a surtout, en lui-même, un intérêt d’« histoire locale », et il faudrait assurément beaucoup de « monographies » de ce genre pour qu’il soit possible d’en tirer des conclusions d’ordre général ; cependant, quelques idées exprimées dans l’introduction ont une portée qui dépasse ce cadre restreint. D’abord, en ce qui concerne les origines de la Maçonnerie, le fait que les habitants de la Marche « se sont distingués dans l’art de construire dès les temps les plus reculés » ne nous paraît pas, quoi qu’il en soit dit ici, avoir un rapport très direct avec le développement, dans cette région, de la Maçonnerie « spéculative » ; l’auteur semble oublier que cette dernière fut importée d’Angleterre, et que ce qui représentait en France l’ancienne Maçonnerie « opérative » s’est toujours continué dans le Compagnonnage, spécialement celui des tailleurs de pierre, et non pas ailleurs. Une autre vue beaucoup plus juste est celle qui se rapporte au rôle de la Maçonnerie au xviiie siècle : ses recherches l’ont convaincu qu’elle n’a nullement préparé la Révolution, contrairement à la légende propagée d’abord par les anti-maçons, puis par certains Maçons eux-mêmes ; seulement, ce n’est point une raison pour conclure que « la Révolution est l’œuvre du peuple », ce qui est de la plus parfaite invraisemblance ; elle ne s’est certes pas faite toute seule, bien que ce qui l’a faite ne soit pas la Maçonnerie, et nous ne comprenons même pas comment il est possible, à qui réfléchit tant soit peu, d’ajouter foi à la duperie « démocratique » des révolutions spontanées… Enfin, nous ne pouvons nous dispenser de relever certaines inexactitudes assez singulières : ainsi, l’auteur ne paraît pas se douter qu’une Loge et un Chapitre sont deux choses tout à fait différentes ; et nous lui signalerons aussi que les « Loges d’Adoption » qui dépendent actuellement de la Grande Loge de France ne sont pas le moins du monde « sous le signe du Droit Humain ».

Éditions Adyar, Paris.

Encore un abus de langage trop fréquent à notre époque : des « prédictions » quelconques, quelle qu’en puisse être la valeur, ne sont point des « prophéties », car elles ne sauraient aucunement s’assimiler aux Écritures sacrées et traditionnelles : il y a là pour le moins une étrange inconvenance, dont nos contemporains semblent inconscients, quoiqu’ils la poussent parfois fort loin. Ainsi, nous avons vu récemment un astrologue dédier un livre à Nostradamus, « le plus grand des prophètes que le monde ait connus » ; nous voulons croire que la portée des mots qu’il emploie lui échappe, car autrement ce serait plus grave encore ; et ce qui donne à la chose une certaine saveur ironique, c’est que Nostradamus témoignait le plus complet mépris aux astrologues de son temps : « Omnesque Astrologi, Blenni, Barbari procul sunto » ; que dirait-il de ceux d’aujourd’hui, encore bien plus profanes et dégénérés ? C’est aussi de Nostradamus, précisément, qu’il s’agit dans l’ouvrage dont nous avons à parler ici : l’auteur pense avoir trouvé dans son Épître à Henri II l’indication de la suite des événements qui doivent se produire à l’approche de la « fin des temps », et qui, d’après son interprétation, se dérouleraient au cours même du présent siècle. Malheureusement, nous nous souvenons que M. Pierre Piobb, de son côté, a vu chez le même Nostradamus la prédiction d’événements se rapportant à un avenir beaucoup plus lointain, comme, par exemple, la destruction de Paris au xxxive siècle ; les interprètes ne manquent pas, mais ils feraient bien de se mettre un peu d’accord entre eux ! Il faut d’ailleurs reconnaître que les textes sont réellement fort obscurs, et d’une obscurité manifestement voulue, non seulement quant à la chronologie, mais aussi quant au langage même ; et, pour celui que reproduit et qu’étudie le Dr de Fontbrune, nous devons dire que l’exactitude de sa traduction est assez souvent contestable. Il s’y trouve même de curieuses méprises linguistiques et autres : ainsi, pour prendre quelques exemples, les « avites » sont les aïeux et non les augures (p. 35) ; « ligne » vient de linea et n’a aucun lien étymologique avec limen (p. 47) ; un « myrmidon » est tout à fait autre chose qu’un « mirmilion » (p. 49) ; « Gog et Magog », bizarrement transformés en « Gog, roi de Magog » n’ont rien de commun avec la race jaune (p. 51), pour la bonne raison qu’ils ne sont pas un peuple existant actuellement à la surface de la terre ; la « cité d’Achem » a bien des chances d’être une ville sainte autre que Jérusalem (pp. 62 et 65), etc. Ajoutons seulement encore, dans cet ordre d’idées, que le « trépied d’airain » dont parle Nostradamus doit avoir un rapport avec quelques opérations magiques, mais n’a certainement rien à voir avec les pratiques spirites (p. 35) ; et, disons-le à ce propos, il n’est pas douteux que Nostradamus ait eu une connaissance très réelle de certaines sciences traditionnelles, bien que, apparemment, celles-ci ne fussent pas d’un ordre très élevé ; ce point pourrait d’ailleurs être précisé par divers rapprochements sur lesquels nous reviendrons peut-être en quelque autre occasion. Pour le moment, nous devons nous borner au contenu du livre du Dr de Fontbrune : celui-ci cherche à confirmer son interprétation concernant la prochaine « fin des temps » par une concordance avec d’autres prédictions ; en dehors de quelques allusions inévitables à celles de la « Grande Pyramide », sur lesquelles nous nous sommes déjà expliqué récemment(*), il se réfère surtout à la « prophétie » dite de saint Malachie, dont l’authenticité est à vrai dire bien douteuse. Toutes les choses de ce genre, d’ailleurs, doivent être considérées en principe comme très suspectes : si leur source même l’est trop souvent, l’usage qui en est fait et les interprétations qui s’y ajoutent le sont encore davantage ; en présence de la façon peu rassurante dont elles sont répandues de tous côtés aujourd’hui, on ne saurait trop mettre en garde ceux qui sont tentés d’y avoir une confiance excessive ou de s’en laisser impressionner outre mesure. Même s’il se trouve parfois quelques fragments de vérité dans tout cela, la perspective spéciale des « voyants » n’a pas manqué de leur faire subir de notables déformations ; par surcroît, la plupart de ces prédictions sont si confuses et si vagues qu’on peut y découvrir à peu près tout ce qu’on veut… comme on le découvre aussi dans Nostradamus, dont l’œuvre a pourtant un caractère « scientifique » que les autres sont bien loin d’avoir, mais n’en est certes pas pour cela plus facile à comprendre !

« The Rosicrucian Foundation », Quakertown, Pennsylvania.

Ce gros volume est formé de la réunion de plusieurs fascicules qui paraissent avoir été tout d’abord publiés séparément : les uns se rapportent à l’histoire des organisations « rosicruciennes » ou soi-disant telles en Amérique ; les autres fournissent un exemple bien typique des querelles qui se produisent parfois entre les dites organisations et auxquelles nous avons fait allusion dans un récent article(**). On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi l’auteur se borne à dénoncer exclusivement une seule organisation rivale de la sienne, celle qui est connue sous la désignation d’A. M. O. R. C., alors qu’il en existe certainement plus d’une douzaine d’autres qu’il doit logiquement regarder comme tout aussi « illégitimes », puisqu’elles font pareillement usage d’un titre dont il revendique le monopole ; serait-ce parce que la « concurrence » se complique, dans ce cas, du fait que les deux adversaires prétendent l’un et l’autre constituer sous leurs auspices une « Fédération universelle des Ordres et Sociétés initiatiques », ce qui en fait évidemment une de trop ? Quoi qu’il en soit, on ne comprend guère comment des associations qui se disent initiatiques peuvent être registered ou incorporated, et porter leurs différends devant les tribunaux profanes, ni en quoi des certificats délivrés par des administrations de l’État peuvent établir autre chose qu’une simple « priorité » dans l’usage public d’une dénomination, ce qui assurément n’a rien à voir avec la preuve de sa légitimité ; tout cela témoigne d’une mentalité plutôt étrange, et en tout cas bien « moderne »… Mais, cela dit, ce n’est certes point donner raison aux propres revendications du Dr Clymer que de reconnaître qu’il apporte une documentation fort édifiante sur les « plagiats » de son adversaire, notamment en montrant que ses soi-disant « enseignements secrets » sont extraits textuellement de livres publiés et connus, comme ceux de Franz Hartmann et d’Eckartshausen. À propos de ce dernier, il y a quelque chose d’assez amusant : l’auteur déclare qu’il « a fait de soigneuses recherches, mais qu’il n’a pu trouver aucun écrivain, reconnu comme une autorité ou non, qui cite ou classe Eckartshausen comme un Rosicrucien » ; nous lui signalerons bien volontiers la « source » qui lui a échappé : c’est dans l’Histoire des Rose-Croix de Sédir que, parmi des notices biographiques sur divers personnages présumés « rosicruciens », il s’en trouve une, la dernière de la série, qui est consacrée à Eckartshausen (1ère édition, pp. 159-160 ; 2e édition, p. 359) ; là encore, l’Imperator de l’A. M. O. R. C. n’a donc pas même le mérite de l’invention ! On pourrait du reste, à la condition d’être au courant de certaines choses, relever encore à sa charge d’autres « plagiats » d’un genre quelque peu différent : ainsi, nous voyons la reproduction d’un diplôme dont l’entête est libellé au nom d’un soi-disant « Grand Collège des Rites » ; or ce titre n’a jamais appartenu proprement qu’au Grand-Orient de France ; sachant fort bien en quelle circonstance l’Imperator en a eu connaissance, et constatant que la date du diplôme en question lui est postérieure, l’« emprunt » ne peut faire pour nous le moindre doute, sans même parler des détails, très significatifs à cet égard, d’un sceau plus ou moins adroitement modifié… Il y a cependant des choses d’un caractère plus purement fantaisiste, comme le diplôme d’une inexistante « Rose-Croix d’Égypte », quoique, à vrai dire, la « chaîne lybique » dont il s’entoure nous paraisse bien s’inspirer aussi de quelque modèle préexistant ; mais, à ce propos, pourquoi le Dr Clymer voudrait-il que, dans une inscription rédigée en français (d’ailleurs approximatif), on dise Rose-Cross et non Rose-Croix ? Il est vrai qu’on ne peut pas s’attendre à de bien grandes connaissances linguistiques de la part de quelqu’un qui écrit les titres de sa propre organisation en un latin que nous croyons plus charitable de ne pas reproduire !

Passons à quelque chose de plus important : il apparaît bien que l’Imperator a d’abord fabriqué de toutes pièces son A. M. O. R. C., en dépit de la fantastique histoire d’une charte qu’il aurait reçue à Toulouse en 1915, et dont le signataire supposé n’a jamais pu être découvert ; mais, par la suite, il est entré en contact avec les multiples organisations dirigées par le fameux Aleister Crowley, dont il est devenu en quelque sorte un des lieutenants ; cela montre bien que, de la « pseudo-initiation » à la « contre-initiation », le passage n’est souvent que trop facile… Ce n’est certes pas « diffamer » Crowley que de le qualifier de « magicien noir », puisque, en fait, cette qualité lui a été reconnue pour ainsi dire « officiellement » par un jugement rendu contre lui à Londres il y a quelques années ; disons pourtant, en toute impartialité, que cette imputation gagnerait à être appuyée par des arguments plus solides que ceux qu’invoque le Dr Clymer, qui fait même preuve ici d’une assez étonnante ignorance du symbolisme. Nous avons souvent fait remarquer que les mêmes symboles peuvent être pris en des sens opposés ; ce qui importe en pareil cas, c’est l’intention dans laquelle ils sont employés et l’interprétation qui en est donnée, mais il est évident que cela ne saurait se reconnaître à leur aspect extérieur, qui n’en subit aucun changement ; et c’est même une habileté élémentaire, de la part d’un « magicien noir », que de tirer parti d’une telle équivoque. De plus, il faut aussi tenir compte des « plagiats » purs et simples, qui ne manquent pas non plus chez Crowley : ainsi, son emblème de la colombe du Graal vient en droite ligne de Péladan… Ce qui est particulièrement curieux, chez le Dr Clymer, c’est ce que nous pourrions appeler l’obsession du triangle renversé : il ne paraît pas se douter que celui-ci a, dans le symbolisme le plus orthodoxe, d’importantes significations que nous exposerons peut-être quelque jour ; et comment ne sait-il pas tout au moins que ce triangle figure dans les hauts grades de la Maçonnerie écossaise, où il n’y a assurément pas trace de « magie noire » ? Un problème que nous nous avouons incapable de résoudre, c’est celui de savoir comment un cordon porté « en sautoir » pourrait bien ne pas avoir la pointe en bas ; mais nous ne croyons pas que, avant le Dr Clymer, personne ait jamais eu l’idée de voir dans la forme d’un tel cordon (ou d’un camail de chanoine, si l’on veut) la figure d’un triangle renversé. Il n’y a pas grandes conséquences à tirer non plus, si ce n’est comme exemple de « contrefaçon », du fait que les chefs d’organisations pseudo-maçonniques font précéder leur signature d’une triple croix uniquement pour imiter les membres des authentiques Suprêmes Conseils ; cela n’a rien à voir avec un « symbole de l’Antéchrist » ! Crowley, et l’Imperator à sa suite, emploient une croix surchargée de signes variés ; mais, en l’examinant attentivement, on n’y découvre en somme que des lettres hébraïques, des symboles alchimiques et astrologiques, toutes choses qui n’ont rien d’original ni de caractéristique ; et, dès lors que parmi ces signes figurent ceux des quatre éléments, comment pourrait-il ne pas s’y trouver de triangles renversés ? Il y a bien aussi un prétendu « coq noir » dont, à première vue, l’aspect peut donner une impression plus « sinistre » ; mais celui-là encore est tout simplement… la reproduction assez fidèle d’une de ces bizarres figures composites appelées « grylles » par les archéologues, et dont l’origine est attribuée, à tort ou à raison, aux Gnostiques basilidiens ; précisons que le « grylle » en question a été publié dans le recueil de Rossi et Maffai, Gemme antiche, Tome 1, no 21, et reproduit dans l’Histoire critique du Gnosticisme de Matter, planche I f, fig. 2 b. Tout cela ne prouve qu’une chose : c’est qu’on devrait toujours être bien sûr de connaître exactement ce dont on parle, et qu’il est imprudent de se laisser entraîner par son imagination ; mais en voilà assez sur toutes ces « curiosités »… Quant à certains procédés de « réclame » plus ou moins charlatanesques que dénonce le Dr Clymer, il va sans dire que nous sommes entièrement de son avis là-dessus ; seulement, lui-même se souvient-il, bien que cela date d’un quart de siècle environ, d’une petite revue qui s’intitulait The Egyptian, et dans laquelle on pouvait lire des annonces dont le style ne différait pas très sensiblement de celui-là ?

Sur le côté « historique » du livre, nous insisterons beaucoup moins longuement, pour le moment du moins ; nous noterons seulement, tout d’abord, que la Militia Crucifera Evangelica, qui est une des « origines » dont se recommande le Dr Clymer, était une organisation spécifiquement luthérienne, non point rosicrucienne ni initiatique ; il est d’ailleurs douteux que sa récente « reconstitution » américaine puisse se prévaloir d’une filiation authentique, car, entre 1598 et 1901 il y a une lacune qui semble assez difficile à combler… Il y a aussi, parmi les « autorités » invoquées, Georges Lippard, auteur peu connu de certaines fictions à tendances à peu près uniquement politiques et sociales, dont quelques chapitres sont reproduits ici, et où sont mis en scène de prétendus Rose-Croix dont tout ce qu’on peut dire est qu’ils font beaucoup moins figure d’initiés que de simples conspirateurs ; et pourtant c’est là-dessus que repose en définitive toute l’histoire d’une introduction de l’Ordre en Amérique au xviiie siècle ; sans vouloir se montrer trop difficile, on pourrait assurément souhaiter mieux ! Comme « rattachement » plus certain, il ne reste finalement, après cela, que les liens unissant le Dr Clymer et son organisation à P. B. Randolph et à ses successeurs ; cela même, au point de vue rosicrucien surtout, puisque c’est là ce dont il s’agit, peut-il être considéré comme constituant une garantie suffisante et réellement valable ? Nous ne répondrons pas présentement à cette question, bien que nos lecteurs puissent facilement se douter de ce que nous en pensons au fond ; nous mentionnerons seulement, pour terminer, un chapitre consacré aux relations de Randolph avec quelques-uns de ses contemporains (relevons en passant une erreur assez singulière : l’ouvrage de notre directeur Paul Chacornac sur Éliphas Lévi y est attribué à… Paul Redonnel), et, comme cette histoire n’est somme toute pas dépourvue de quelque intérêt, nous y reviendrons peut-être une autre fois.