Novembre 1937

Rider and Co, London.

Les réserves que nous avons formulées l’an dernier, quant au caractère purement hypothétique de tout essai de reconstitution et d’interprétation de l’ancienne tradition égyptienne, à propos d’un autre ouvrage du même auteur(*), s’appliqueraient également à celui-ci, dans la première partie duquel nous retrouvons, plus brièvement exposées, quelques-unes des mêmes idées. Le livre débute par une étude de l’écriture hiéroglyphique, qui repose sur des principes parfaitement justes et d’ailleurs assez généralement connus, en ce qui concerne la pluralité des sens de cette écriture ; mais, quand on veut en faire l’application et entrer dans le détail, comment être bien sûr de n’y pas mêler plus ou moins de fantaisie ? Remarquons aussi que le terme « idéographique » ne s’applique pas, comme il est dit ici, à la simple représentation d’objets sensibles, et que, quand il s’agit de l’écriture, il est en somme synonyme de « symbolique » ; et il y a bien d’autres impropriétés de langage qui ne sont pas moins regrettables : ainsi, il est bien certain que la doctrine égyptienne devait être « monothéiste » au fond, car toute doctrine traditionnelle sans exception l’est essentiellement, en ce sens qu’elle ne peut pas ne pas affirmer l’unité principielle ; mais, si ce mot de « monothéisme » présente ainsi une signification acceptable, même en dehors des formes spécifiquement religieuses, a-t-on le droit, d’autre part, d’appeler « panthéisme » ce que tout le monde est convenu de nommer « polythéisme » ? Une autre méprise plus grave est celle qui concerne la magie, que l’auteur confond visiblement dans bien des cas avec la théurgie (confusion qui revient en somme à celle du psychique et du spirituel), car il la voit partout où il s’agit de la « puissance du verbe », ce qui l’amène à croire qu’elle a dû jouer un rôle capital à l’origine même, alors qu’au contraire sa prédominance, ainsi que nous l’avons souvent expliqué, n’a pu être, en Égypte aussi bien qu’ailleurs, que le fait d’une dégénérescence plus ou moins tardive. Notons encore, avant d’aller plus loin, une concession assez malheureuse aux théories « évolutionnistes » modernes : si les hommes de ces époques anciennes avaient eu la mentalité grossière ou rudimentaire qu’on leur prête, où auraient bien pu se recruter ces « initiés » chez qui, aux mêmes époques, on constate justement tout le contraire ? Entre l’« évolutionnisme » antitraditionnel et l’acceptation des données traditionnelles, il faut nécessairement choisir, et tout compromis ne peut conduire qu’à d’insolubles contradictions. — La seconde partie est consacrée à la Kabbale hébraïque, ce qui pourrait surprendre si l’on ne connaissait les idées de l’auteur à ce sujet : pour lui, en effet, la tradition hébraïque est directement issue de la tradition égyptienne, elles sont comme « deux anneaux consécutifs d’une même chaîne ». Nous avons déjà dit ce que nous en pensons, mais nous préciserons encore : l’auteur a assurément raison d’admettre que la tradition égyptienne fut dérivée de l’Atlantide (qui d’ailleurs, nous pouvons le déclarer plus nettement qu’il ne le fait, ne fut pas elle-même pour cela le siège de la tradition primordiale), mais elle ne fut pas la seule, et la même chose semble vraie notamment de la tradition chaldéenne ; l’enseignement arabe sur les « trois Hermès », dont nous avons parlé en une autre occasion(**), indique assez nettement cette parenté ; mais, si la source principale est ainsi la même, la différence de ces formes fut probablement déterminée surtout par la rencontre avec d’autres courants, l’un venant du Sud pour l’Égypte, et l’autre du Nord pour la Chaldée. Or la tradition hébraïque est essentiellement « abrahamique », donc d’origine chaldéenne ; la « réadaptation » opérée par Moïse a sans doute pu, par suite des circonstances de lieu, s’aider accessoirement d’éléments égyptiens, surtout en ce qui concerne certaines sciences traditionnelles plus ou moins secondaires ; mais elle ne saurait en aucune façon avoir eu pour effet de faire sortir cette tradition de sa lignée propre, pour la transporter dans une autre lignée, étrangère au peuple auquel elle était expressément destinée et dans la langue duquel elle devait être formulée. D’ailleurs, dès lors qu’on reconnaît la communauté d’origine et de fond de toutes les doctrines traditionnelles, la constatation de certaines similitudes n’entraîne aucunement l’existence d’une filiation directe : il en est ainsi, par exemple, de rapports comme ceux que l’auteur veut établir entre les Sephiroth et l’« Ennéade » égyptienne, en admettant qu’ils soient justifiés ; et à la rigueur, même si l’on estime qu’il s’agit de ressemblances portant sur des points trop particuliers pour remonter jusqu’à la tradition primordiale, la parenté des traditions égyptienne et chaldéenne suffirait en tout cas amplement à en rendre compte. Quant à prétendre que l’écriture hébraïque primitive fut tirée des hiéroglyphes, c’est là une hypothèse toute gratuite, puisque, en fait, nul ne sait au juste ce qu’était cette écriture ; tous les indices qu’on peut trouver à cet égard tendent même bien plutôt à faire penser le contraire ; et, en outre, on ne voit pas du tout comment l’association des nombres aux lettres, qui est essentielle en ce qui concerne l’hébreu, aurait bien pu être empruntée au système hiéroglyphique. Au surplus, les similitudes étroites qui existent entre l’hébreu et l’arabe, et auxquelles il n’est pas fait ici la moindre allusion, vont encore manifestement à l’encontre de cette hypothèse, car il serait tout de même bien difficile de soutenir sérieusement que la tradition arabe aussi a dû sortir de l’Égypte ! Nous passerons rapidement sur la troisième partie, où se trouvent tout d’abord des vues sur l’art qui, si elles contiennent malgré tout des choses justes, n’en partent pas moins d’une affirmation plus que contestable ; il n’est pas possible de dire, du moins sans préciser davantage, qu’« il n’y a qu’un art », car il est trop évident que l’unité du fond, c’est-à-dire des idées exprimées symboliquement, n’exclut nullement la multiplicité des formes. Dans les chapitres suivants, l’auteur donne un aperçu, non pas des sciences traditionnelles authentiques comme on aurait pu le souhaiter, mais des quelques débris plus ou moins déformés qui en ont subsisté jusqu’à notre époque, surtout sous l’aspect « divinatoire » ; l’influence qu’exercent sur lui les conceptions « occultistes » se montre ici d’une façon particulièrement fâcheuse. Ajoutons encore qu’il est tout à fait inexact de dire que certaines des sciences qui étaient enseignées dans les temples antiques équivalaient purement et simplement aux sciences modernes et « universitaires » ; en réalité, même là où il peut y avoir une apparente similitude d’objet, le point de vue n’en était pas moins totalement différent, et il y a toujours un véritable abîme entre les sciences traditionnelles et les sciences profanes. Enfin, nous ne pouvons nous dispenser de relever quelques erreurs de détail, car il en est qui sont véritablement étonnantes : ainsi, l’image bien connue du « barattement de la mer » est donnée pour celle d’un « dieu Samudra Mutu » (sic) ! Mais cela est peut-être encore plus excusable que les fautes concernant des choses qui devraient être plus familières à l’auteur que la tradition hindoue, et spécialement la langue hébraïque. Ne parlons pas de ce qui n’est qu’affaire de transcription, encore que celle-ci soit terriblement « négligée » ; mais comment peut-on appeler constamment Ain Bekar ce qui est en réalité Aiq Bekar (système cryptographique aussi connu en arabe qu’en hébreu, et où l’on pourrait voir le prototype des alphabets maçonniques), confondre en outre, quant à leurs valeurs numériques, la forme finale du kaph avec celle du noun, et mentionner même par surcroît un « samek final » qui n’a jamais existé et qui n’est autre qu’un mem ? Comment peut-on assurer que les traducteurs de la Genèse ont rendu thehôm par les « eaux », en un endroit où le mot qui se trouve dans le texte hébreu est maim et non point thehôm, ou qu’« Ain Soph signifie littéralement l’Ancien des Années », alors que la traduction strictement littérale de ce nom est « sans limite » ? Ietsirah est « Formation » et non « Création » (qui se dit Beriah) ; Zohar ne signifie pas « Chariot céleste » (confusion évidente avec la Merkabah), mais « Splendeur » ; et l’auteur paraît ignorer complètement ce qu’est le Talmud, puisqu’il le considère comme formé du Notarikon, de la Temourah et de la Gematria, qui d’ailleurs ne sont pas des « livres » comme il le dit, mais des méthodes d’interprétation kabbalistique ! Nous nous arrêterons là ; mais on conviendra que de semblables erreurs n’engagent guère à accepter aveuglément les assertions de l’auteur sur des points moins facilement vérifiables et à accorder une confiance sans réserve à ses théories égyptologiques…

Causeries faites à « Radio-Genève » en juin 1937 (Union des Imprimeries, Frameries, Belgique).

Les conférences réunies dans ce petit volume, évidemment destinées au « grand public », peuvent faire craindre chez leur auteur une certaine tendance à la « vulgarisation » ; et celle-ci impose nécessairement des simplifications excessives, dont certains sujets ne s’accommodent guère. Ainsi, est-il bien exact de présenter comme des « penseurs », au sens que ce mot a en Occident, Shrî Râmakrishna, Shrî Ramana Maharshi, Shrî Aurobindo, dont il est question ici, ou, ne sont-ils pas plutôt, les deux premiers surtout, quelque chose de tout différent, dont il n’est assurément guère possible de donner une idée au « grand public » européen ? Ainsi encore, il est erroné de dire que Shrî Râmakrishna « abandonna l’hindouisme » à un certain moment, et qu’il « se fit chrétien », puis musulman ; la vérité est tout autre, ainsi que M. Ananda K. Coomaraswamy l’a expliqué ici même ; mais il serait certes bien difficile de faire comprendre ce qu’il en est à des auditeurs non préparés. Nous n’y insisterons donc pas davantage, et nous ferons seulement encore une autre remarque : au sujet de Shrî Ramana Maharshi, M. Herbert dit que son enseignement « offre cette particularité remarquable de prétendre n’apporter absolument rien de nouveau » ; or, ceci, bien loin d’être une « particularité », est au contraire la seule attitude normale et valable dans toute civilisation traditionnelle ; et, ajouterons-nous, c’est précisément pour cela qu’il ne peut y avoir là de « penseurs » ni surtout d’inventeurs de systèmes philosophiques, c’est-à-dire d’hommes qui mettent l’originalité individuelle au-dessus de la vérité.

Éditions Eluni, Mantes-Gassicourt.

Le titre de ce livre, qui veut manifestement être comme une réponse à celui de L’Homme, cet inconnu, du Dr Alexis Carrel, ne manque certes pas d’ambition ; malheureusement, le contenu n’y répond guère, car les considérations que l’auteur expose comme des découvertes extraordinaires, destinées à changer la face du monde, sont en réalité d’un « primarisme » assez désolant. C’est du moins ainsi qu’elles apparaissent à première vue ; mais, en y regardant de plus près, on y aperçoit encore quelque chose de plus inquiétant : non seulement l’auteur fait allusion à « certains états particuliers » qui ne peuvent relever que d’un « psychisme » plus ou moins douteux, mais certains chapitres ou paragraphes, par exemple sur le Christ, sur les « courants terrestres », sur l’« analogie du système solaire et de la cellule », etc., ont tout à fait le ton caractéristique des « communications » spirites. Nous n’avons déjà vu paraître, depuis quelques années, que trop d’« inspirés » et de « missionnés » de toute sorte ; va-t-il donc falloir en compter encore un de plus ?